
Assiste-t-on à une « désintégration européenne » ? L’euro, l'espace Schengen et le budget communautaire risquent la révision voire la dislocation. Aujourd’hui, ce sont les nouveaux membres qui, après de gros efforts pour adhérer à l’Union, défendent farouchement ses réalisations. La Pologne en particulier semble être le dernier grand pays à croire que l’Europe demeure un projet digne d’une réelle ambition, le moyen pour elle de transformer les pays de l’Est…
« Pourquoi poussons-nous pour une augmentation de ses membres [de la Communauté européenne] ? »
« Eh bien pour la même raison. C’est en fait exactement comme l'Organisation des Nations Unies : plus elle possède de membres, plus il peut y avoir de disputes, plus elle devient inefficace et impuissante. »
« C’est d’un cynisme affligeant. »
« Oui… Nous appelons ça la diplomatie, Monsieur le Ministre ! »
Ainsi s’échangent les répliques d’une scène culte entre le ministre fictif Jim Hacker et son haut fonctionnaire Sir Humphrey Appleby dans la série politico-satirique britannique des années 80, Yes Minister. Et de fait, ce mode de pensée semble avoir toujours dominé l’éternel débat sur l’élargissement, forcément contraire à « l’approfondissement », des institutions.
On peut penser aux deux vétos du général de Gaulle à la candidature britannique exprimant la crainte d’un « cheval de Troie » américain, à la frilosité de François Mitterrand face à l’adhésion des pays post-communistes et sa proposition d’une Confédération pan-européenne en guise de lot de consolation, enfin à l’enthousiasme britannique pour l’élargissement (que ce soit de ces mêmes pays ou de la Turquie), entousiasme qui n’est pas nécessairement motivé par les meilleurs sentiments européens…
Certes, il existe une difficulté assez intuitive à saisir : plus il y a de membres, plus il est difficile de se mettre d’accord. Cette réalité semble avoir frustré les ambitions des prétendus unificateurs de l’Afrique et d’Amérique latine, dont les organisations régionales l’Union des nations sud-américaines (UNASUR) et l’Union africaine couvrent déjà la plus grande partie de leurs continents respectifs sans pour autant avoir atteint un minimum d’intégration.
Il est vrai que plusieurs nouveaux membres ont pu être pointés, à tort ou à raison, comme les « vilains petits canards » de l’Europe : le Royaume-Uni bien sûr, mais aussi le Danemark et la République tchèque. Néanmoins, alors qu’on parle souvent du fameux « moteur franco-allemand » de l’intégration, rappelons-nous que la France s’est souvent opposée de manière brutale à la construction européenne : rejet par le Parlement de la Communauté européenne de défense en 1954, « crise de la chaise vide » par de Gaulle en 1966 ou encore "non" au référendum du traité dit « constitutionnel » en 2005.
De même, aujourd’hui, les pays fondateurs et notamment la France, l’Allemagne et l’Italie font partie des plus eurosceptiques. Il est vrai que l’intégration européenne a tendance à ralentir lors des périodes de difficultés économiques. On peut penser au temps d’« eurosclérose » à la fin des années 70 et au début des années 80, minées par la « stagflation » et une crise économique mondiale d’une ampleur comparable à la nôtre.
Au fur et à mesure de la montée de nationalismes eurosceptiques et xénophobes, souvent avec des partis d’extrême droite influençant directement ou indirectement des gouvernements impopulaires et électoralement vulnérables, nous observons aujourd’hui l’émergence d’un phénomène tout à fait nouveau : la « désintégration européenne ».
Que ce soit la révision de la zone Schengen, le possible éclatement de la zone euro, voir des appels à réduire le budget de cohésion, nous voyons pour la première fois une réelle possibilité de perdre les réalisations les plus tangibles de la construction européenne, les fruits de soixante années de travail continu et souvent ingrat des partisans de l’Europe. Peter Spiegel, le chef du bureau de Bruxelles du Financial Times, va jusqu’à déclarer que « L’intégration européenne se défait ».
L’effet des « nouveaux membres » sur l’intégration : le cas de la Pologne
Si le nouveau courant nationaliste n’avait pas une telle influence dans les années 70, il est aussi vrai que l’Europe n’était pas celle d’aujourd’hui. L’Europe des Neuf était non seulement plus petite mais beaucoup moins hétérogène, aussi bien du point de vue économique que des traditions politiques. Nous avons aujourd’hui pas moins de dix pays issus de dictatures communistes, ayant tous des PIB par habitant en dessous de la moyenne de l’UE. Quel est leur rôle dans l’histoire européenne récente ?
Le cas de la Pologne est un exemple instructif. Le pays est relativement représentatif des « nouveaux membres » par ses profils économique et démographique, mais aussi quant à l’importance qu’elle attache aux acquis de l’Union, notamment la libre circulation de ses citoyens, les fonds budgétaires régionaux et de l’élargissement de la « sphère démocratique » en Europe orientale.
Le pays est aussi de loin le plus grand des nouveaux membres avec 38 millions d'habitants. Ce qui lui confère un poids pour prétendre à un certain rôle de leadership régional lors des négociations à Bruxelles.
C’est donc peut-être le seul des nouveaux membres qui peut espérer influer de manière décisive l’évolution de l’Union. En outre, la Pologne détient la présidence tournante de l’UE, qui a démarré le 1er juillet et qui durera six mois. Le gouvernement a fait de grands efforts pour en assurer le succès et même un certain brio.
Schengen : défendre « la plus grande réalisation de l’UE »
Les débats sur l'espace Schengen et la libre circulation des personnes sont particulièrement instructifs. Ces principes sont de plus en plus en remis en cause, largement du fait de la récente montée de la xénophobie en Europe accrue par la crise économique. Les exemples augmentent sans cessent : expulsion de Roms citoyens de l’UE par la France l’été dernier, réticences de plusieurs pays à l’adhésion de la Roumanie et la Bulgarie à Schengen malgré le fait que ces deux pays aient rempli les critères techniques nécessaires, révision franco-italienne de la zone Schengen à cause de l’arrivée de quelques 25 000 migrants d’Afrique du Nord et, apparemment provoquée par cette dernière, l’affirmation du Danemark qu’il rétablirait des contrôles à la frontière dano-allemande.
Face à ces évolutions, la Pologne s’est positionnée de manière claire. Mikołaj Dowgielewicz, le ministre d’État pour les affaires européennes, a déclaré que face à la pression des occidentaux, « la Pologne va défendre l’idée de Schengen parce que nous pensons que c’est une des plus grandes réalisations de l’UE ». Cet enthousiasme pour la liberté de mouvement des personnes se comprend : en 2007, seulement trois ans après l’adhésion, jusqu’à 2 000 000 de Polonais auraient quitté leur pays. Avec l’ouverture cette année des frontières de l’Allemagne aux nouveaux membres, on s’attend à ce que près de 400 000 Polonais s’y installe.
Concrètement, Varsovie s’est affirmé comme un des premiers défenseurs de Schengen, voire une sorte de porte-parole pour les nouveaux membres qui cherche à affirmer leurs droits. Le mois dernier, les Polonais se sont opposés aux projets des Pays-Bas qui auraient permis d’expulser des Romains et des Bulgares.
De même, la Pologne pousse pour l’inclusion de la Roumanie et de la Bulgarie au sein de la zone Schengen. Plusieurs pays, notamment la France, l’Allemagne et le Danemark, s’étaient opposés à la date initialement prévue par la présidence hongroise, le 1er octobre 2011. Les Polonais, désireux de trouver une décision sur cette question au début de leur présidence, semble avoir trouvé un compromis valable : une ouverture immédiate des voie aériennes avec la présence de policiers étrangers et une ouverture progressive des frontières maritimes et terrestres au cours de 2012. Le ministre de l’intérieur français Claude Guéant a réagi positivement à un tel compromis, laissant les Pays-Bas isolés dans leur opposition. Le gouvernement néerlandais s’était fixé l’objectif de réduire le nombre de travailleurs étrangers sur son territoire, notamment les travailleurs bulgares et roumains.
Pour un budget européen « ambitieux »
De même, les pays occidentaux se sont montrés décidément moins enthousiastes sur le budget communautaire que par le passé, ce qui semble motivé en partie par la crise. Le Royaume-Uni a appelé à la réduction du budget, la France prévoit une réduction du budget de la politique régionale, et d’une manière générale les pays occidentaux se sont opposés à tout accroissement du budget communautaire. Sur ce problème, la Pologne a prévu depuis longtemps de sérieux conflits sur le budget pluriannuel (2014-2020) de l’UE.
Il faut remarquer que les Polonais sont dans une position assez rare et privilégiée pour influencer le lancement du débat sur le budget 2014-2020. Non seulement l’ouverture de ce débat coïncide avec le début de la présidence polonaise, mais des Polonais occupent des postes clés dans les institutions : l’ancien premier ministre Jerzy Buzek est l’actuel président du Parlement européen, l’économiste Janusz Lewandowski est le Commissaire pour la programmation financière et le budget.
Là aussi la position polonaise est claire et les Polonais parlent d’une seule voix : il faut assurer une certaine croissance du budget communautaire si l’Union veut remplir les objectifs qu’elle se donne. Le ministre Dowgielewicz a en effet parlé d’« un budget à la mesure de nos ambitions ». Dans ses priorités officielles, récemment publiées, on souligne que « La présidence polonaise estime que le nouveau budget de l'UE devrait être un outil d'investissement servant à la mise en œuvre de la stratégie Europe 2020 [pour la croissance] ».
Décidément à contre-courant de l’austérité ambiante, la Pologne ajourte que « si l'Europe veut être compétitive sur la scène mondiale, elle ne doit pas se concentrer uniquement sur les finances publiques et la limitation des déficits budgétaires. D'autres actions sont nécessaires ».
De même, le président Buzek a jugé « très dangereux » l’éventuel gel du budget désiré par les occidentaux. Le commissaire Lewandowski prône un accroissement du budget de 5% pour 2012 et estime que l’UE ne pourra pas remplir ses objectifs avec les moyens actuels, chose qu’il a répétée récemment au quotidien économique allemand Handelsblatt.
Il ne faut pas exagérer la portée du discours de ces officiels ni de la présidence tournante : la Pologne ne pourra pas dicter quoi que ce soi. Les négociations du budget 2014-2020 dépassent le cadre d’une seule présidence et se poursuivront probablement jusqu’à la fin de 2012. Les débats budgétaires, souvent houleux, sont un aspect récurrent des sommets européens, que se soit les Britanniques qui se battent pour leur rebate (« rabais ») ou les tentatives de réduire le budget de la PAC.
Néanmoins, on peut s’attendre à ce que le pays trouve des alliés de taille. En plus de ses propres officiels, elle pourra compter sur l’appui de la majorité des 12 nouveaux membres, de la Commission européenne de manière générale, ainsi que du Parlement européen qui soutient le plan de Lewandowski pour une augmentation de 5%. De plus, certains « gouvernements de l’austérité », notamment en France et en Allemagne, risquent de voir leur capacité de négociation réduite par leur impopularité chronique et leurs défaites répétées aux élections locales et régionales (sans parler du risque de l’élimination pur et simple de ces gouvernements aux prochaines élections nationales).
La position polonaise se comprend aussi sous l’angle de l’intérêt matériel. La Pologne a une forte tradition paysanne et malgré une forte croissance économique possède un PIB par tête relativement bas, un peu moins des deux tiers de la moyenne communautaire. Il en résulte que le pays bénéficie énormément de la Politique agricole commune (PAC) et de la politique régionale : il est le plus grand bénéficiaire net des fonds communautaires, à la fois absolument et par tête.
Pour la réunification européenne : la politique orientale de la Pologne
Mais il serait faux de dire que la politique européenne de la Pologne se résume à un calcul cynique. Si Donald Tusk et les autorités polonaises peuvent se permettre un tel discours, c'est qu'ils dirigent un pays qui est n'est pas paralysé par la crise économique (il n’a pas connu de récession) et qui pour lequel les bienfaits de l'Union sont éclatants. La Pologne est beaucoup plus europhile que la plupart des nouveaux membres (comme le montre l’eurobaromètre de novembre dernier).
D’une manière générale l’élite polonaise, et en particulier la « Plate-forme civique » de Tusk, actuellement au pouvoir, semble sincèrement croire en la mission historique de l’UE, en particulier en Europe orientale.
Il y a de moins en moins de personnes dans les pays occidentaux qui ont connu la guerre ethnique, la pauvreté généralisé ou la dictature. Au XXIème siècle, la Deuxième guerre mondiale et la menace de l’Empire soviétique semblent dater d’un autre âge… Pour toutes ces générations de l’Ouest, la paix, la société de l’opulence et les libertés individuelles sont bien plus que banalisées depuis les années 60 : elles sont invisibles.
Les Polonais se souviennent de la dictature et de la stagnation économique ; mais en plus de cela c’est une réalité à leur frontière : l’Ukraine avec sa pauvreté et la Biélorussie avec Alexandre Lukachenko, le dernier tyran d’Europe.
Contre cela la réponse est claire : l’Europe. Cette Europe qui représente pour tant de pays la modernisation économique, la démocratie et l’État de droit, et, enfin, cette sécurité qu’on imagine lorsqu’on appartient enfin à ce fameux « Occident », qui pendant des siècles semblait être à l’avant-garde de l’humanité.
Cette « étoile européenne », qui peut se révéler un mirage, a été poursuivie avec acharnement par tous les nouveaux membres avant leur adhésion. La Turquie, après plus de 70 ans, semble seulement maintenant commencer à s’en lasser. La Serbie arrête son dernier grand criminel de guerre pour satisfaire Bruxelles. L’Ukraine et même la grande Russie lorgne, à terme, sur une union douanière avec l’Europe.
Tout cela les Polonais le vivent encore. Ils semblent croire en cette étoile quand les pays fondateurs ont perdu la foi. Alors que de nombreux membres sont affligés de la fameuse « fatigue de l’élargissement », et que l’adhésion de nouveaux membres pourrait réduire les fonds destinés à la Pologne, le pays semble faire tout son possible pas simplement afin d'élargir l’Union, mais pour user de cette vision de l’Europe qui encourage la réforme à l’est et y sème les valeurs européennes.
Pareille attitude se traduit par de nombreux actes. La Pologne a lancé le Partenariat Oriental avec la Suède il y a deux ans pour donnée une perspective européenne aux pays post-soviétiques. Elle prône un mélange de « tactiques de guerre froide » contre le régime biélorussien : la libéralisation des visas, le soutien financier aux groupes dissidents, plus des sanctions. Elle a fortement appuyé l’adhésion de la Croatie, qui devrait devenir membre en juillet 2013. Elle soutient verbalement l’adhésion de la Turquie et elle a fortement fait pression pour que les ambitions européennes de l’Ukraine soient reconnues, même avec le pro-Russe Victor Yanukovych actuellement au pouvoir.
Conclusion
Ironie du sort : ceux qui auraient poussé pour l’élargissement de l’Union afin de l’affaiblir ont peut-être fini par renforcer la logique d’intégration. Cela n’aurait pas dû nous surprendre. Il est tout à fait naturel que certains de ceux qui ont fait de l’adhésion à ce prestigieux club une condition sine qua non de leur politique deviennent les meilleurs défenseurs de cette Union.
L’élargissement big bang de 2004 a engendré un changement fondamental de la dynamique d’intégration. Dorénavant on verra s’opposer d’une part des gouvernements occidentaux traditionnellement dominants prônant le conservatisme, d’autre part une grande partie des nouveaux membres – fortement bénéficiaires de la politique régionale, de la libre circulation des personnes, et de l’élargissement – qui pousseront pour que l’intégration européenne soit défendue, voire poursuivie et achevée.
Tout en reconnaissant tous les problèmes que comporte la Turquie aujourd’hui – notamment par rapport à la liberté de la presse, l’occupation de Chypre et le génocide arménien – ceci devrait nous pousser à poser d’une nouvelle manière la question de l’adhésion de ce pays.
Dans le contexte d’un renouveau de pessimisme, de xénophobie et d’eurosceptisme dans les pays occidentaux, l’exemple polonais semble suggérer que l’élargissement présente une sorte de garantie contre une sévère perte des acquis de l’Union. Il pourrait même encourager la construction européenne à se poursuivre contre la morosité de l’époque.
Le projet, à vrai dire, n’appartient plus complètement à ses fondateurs. On peut penser que l’intégration européenne, aussi lente et vacillante soit-elle, possède sa propre logique et son propre élan, au-delà de la volonté de ceux qui l’ont lancée.
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