A lire et relire : Martin Malia - "la tragédie soviétique"

Par Philippe Perchoc | 7 juillet 2007

Pour citer cet article : Philippe Perchoc, “A lire et relire : Martin Malia - "la tragédie soviétique"”, Nouvelle Europe [en ligne], Samedi 7 juillet 2007, http://www.nouvelle-europe.eu/node/236, consulté le 26 mars 2023
article

Il y a des livres qu'il faut relire pour ne rien oublier. Et parmi ceux-là, il y l'immense essai de Martin Malia, "La tragédie soviétique". Un livre d'histoire combiné à un essai sur les illusions dont les Occidentaux se sont bercés à propos de l'Union Soviétique, à (re-)découvrir absolument.

Un auteur hors normes

Martin Malia est un intellectuel cosmopolite comme seules les années de Guerre Froide en ont formé.

Après des études de français et de russe à Yale pendant la Seconde Guerre mondiale, Martin Malia décide de consacrer sa carrière à l'étude de l'URSS après avoir été officier de liaison avec les Soviétiques en Alaska.

Francophone et francophile, il fut le premier étudiant américain accueilli par l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm dans les années 50. C'est ensuite qu'il entame deux voyages en URSS. Il avait profité du premier voyage (commandité officiellement par la Bibliothèque du Congrès pour négocier des échanges de livres) pour rencontrer de grandes figures de la vie intellectuelle russe, comme Boris Pasternak. L'ensemble des contacts noués pendant son second voyage lui valurent une dénonciation dans la Pravda et l'expulsion. 

Une analyse pénétrante de l'histoire soviétique

En 1994, "La tragédie soviétique" marque un tournant dans l'oeuvre de Martin Malia comme il le souligne dans son introduction : la chute de l'URSS permet de jeter un regard apaisé et englobant sur l'histoire du socialisme en Russie. 

Cet ouvrage qu'il est difficile de qualifier de livre d'histoire ou d'essai est en effet autant une réflexion sur l'histoire des idées et du socialisme en particulier, de son histoire singulière en Russie qu'une analyse de la "soviétologie" telle qu'elle a été érigée en science en Occident dans l'après 1945.

L'ouvrage débute par une évocation pénétrante d'érudition de l'histoire de l'idée socialiste, de ses rapports avec les idées de Hegel ou de Marx et des contextes du développement de son analyse des sociétés occidentales, britanniques, allemandes ou françaises. 

Le chapitre suivant revient sur une question fondamentale : pourquoi la Russie ? Le marxisme envisageait la naissance de la révolution prolétaire dans des sociétés déjà largement industrialisées et pourtant, la Russie "maillon faible du capitalisme en Europe" fut l'avant poste de la révolution mondiale.  Martin Malia décrypte de manière magistrale la transformation de l'idéologie marxiste en instrument de conquête du pouvoir, en mesures concrètes d'application d'un programme adapté à la situation russe. Comment le Parti est-il devenu la cheville ouvrière de la Révolution ? Le lien que Martin Malia fait entre ce phénomène et la pensée marxiste initiale est une clef de compréhension indispensable au retour qui manque cruellement aujourd'hui sur l'histoire soviétique.

Enfin, c'est une analyse détaillée des processus, des transformations, de la réforme impossible du système que Malia nous offre et qui mettent le lecteur face à une "histoire pensée" du socialisme en Russie. 

Le dernier chapitre, sur l'expérience de la Glasnost et de la Perestroïka, revient sur l'illusion du Gorbatchévisme comme réformateur possible du système. Malia explique en détails pourquoi la réforme était impossible, une idée qu'il n'a pas développé une fois l'URSS tombée mais qu'il avait affirmé, à contre-courant, dès la fin des années 80.

Martin Malia nous a quitté en 2004. Il a laissé une oeuvre passionnante que bien des Européens de l'Ouest devraient lire pour comprendre une autre Europe, revenue de loin et qui panse encore les plaies de la tragédie soviétique. 

A lire

M. MALIA, La tragédie soviétique, histoire du socialisme en Russie, 1917-1991, Seuil, 1994, 637 pages.