
La manifestation la plus connue et la plus médiatisée de la religiosité des « Gens du voyage » est la procession en l’honneur de leur patronne Sainte Sara, qui a lieu le 24 Mai dans le petit village provençal "Les Saintes-Maries-de-la-Mer", en Camargue.
Selon la légende, ce village aurait hébergé Marie Salomé, mère de Jean et Jacques le Majeur, et Marie Jacobé, mère de l'apôtre Jacques le Mineur, qui, persécutées en Palestine, furent arrêtées et embarquées sur un navire sans voile ni rame ; le bateau, guidé par la providence, aborda enfin le rivage provençal, à proximité de l’endroit connu à l’époque sous le nom de Oppidum Râ (car dédié au culte du dieu égyptien du soleil) et qui fut ensuite rebaptisé Notre-Dame-de-Ratis (« ratis » signifiant « bateau »), puis Notre-Dame-de-la-Mer, et enfin, en 1838, Les Saintes-Maries-de-la-Mer. Différentes versions de la légende leur donnent comme compagnons de voyage à la fois Marie Madeleine, Lazare et sa sœur Marthe, Saint Maximin, Saint Sidonius et même Joseph d’Arimathie, qui transportait le Saint Graal.
Bien que les Saintes soient vénérées dans la région depuis le XIIIe siècle, et que le village soit vite devenu un important lieu de pèlerinage, aucune mention n’est faite à Sara au début ; son nom n’apparaît qu’en 1521, dans « La Légende des Saintes-Maries » de Vincent Philippon et son culte ne connaît de traces avant le XIXe siècle.
Encore aujourd’hui, l’histoire et l’identité de la patronne des Gitans restent entourées de mystère : selon certains, il s’agissait de la servante des Saintes, originaire de Haut-Egypte (l’actuel Soudan), d’où le teint sombre se son visage et le nom Sara-la-Khali (Sara la Noire) ; pour d’autres, Sara était la fille d’un roi des premiers occupants de la Camargue, probablement une tribu celto-ligure, les ancêtres des Gitans de la région ; ayant eu une vision qui l’informait que les saintes présentes à la mort de Jésus allaient venir, elle se rendit auprès de la mer pour les accueillir et les aider à atteindre la terre ferme au milieu de la tempête et elle devint ainsi la première chrétienne d’Europe.
Son statut dans la religion catholique est aussi source de débats : sa sainteté n’a en effet rien d’officiel, bien que le culte de Sara ait été encouragé par le clergé, afin d’attirer le peuple gitan et de l’éloigner de l’influence protestante, en particulier des évangélistes et des pentecôtistes, dont l’impact commence à se faire sentir en Provence au début des années ’50 et qui participent aussi aux cérémonies en l’honneur de la patronne. Toutefois, la vénération de Sara reste en marge des rites officiels qui ont lieu pour célébrer les « vraies » Saintes : ainsi, la participation des Gitans aux messes et aux autres célébrations catholiques demeure marginale. Leur culte se concentre sur la statue et le reliquaire de leur patronne, alors que le clergé a tendance à considérer ce culte comme l'expression d’une religiosité superstitieuse et presque païenne.
Le 24 Mai de chaque année, Yéniches, Roms, Manouches, Gitans et Tsiganes arrivent des quatre coins d’Europe dans le petit village au bord de la mer, pour rendre hommage à leur patronne ; à la suite de la descente des châsses de la Chapelle Haute dans la crypte, les statues des Saintes sont portées en procession jusqu’au rivage : celle de Sara est amenée par les Gitans le 24 et celles des Saintes Maries le jour suivant par le curé de la paroisse, pour symboliser l’attente et l’accueil des Saintes Maries par Sara ; cette cérémonie reprend aussi probablement une ancienne tradition païenne, qui remonte à l’époque où les Roms pratiquaient une religion polythéiste et, une fois par an, portaient sur leurs épaules la statue d'Ishtar (ou Astarté, déesse égyptienne d’origine phénicienne) et allaient dans la mer pour y recevoir sa bénédiction.
La statue de Sara est ensuite ramenée dans la crypte, où se réunissent les Gitans, encore une fois à l’écart de la messe qui se tient dans l’église en l’honneur des Saintes Maries ; la patronne est revêtue de robes colorées et de bijoux, qui symbolisent son rang princier. De nombreux cierges sont brûlés devant elle.
Le pèlerinage a connu une nouvelle ampleur à partir du début du XXe siècle, grâce à deux évènements : l’arrivée du chemin de fer aux Saintes-Maries, en 1892, qui va rendre plus facile l’accès à cette zone marécageuse, où les charrettes se trouvaient souvent bloquées les jours de pluie, ainsi que l’intervention du marquis de Baroncelli-Javon en faveur des Gitans. Issu d’une famille florentine installée dans le Comtat Venaissin au XVe siècle, Folco de Baroncelli, né en 1869 à Aix, avait deux passions : la poésie et la Camargue ; contrairement à la plupart des nobles de son époque, il parlait provençal, il sélectionnait des taureaux de race Camargue pour des manifestations traditionnelles comme la tauromachie et les courses camarguaises. Il a été le promoteur de nombreuses initiatives visant à protéger la langue et les coutumes provençales.
Ayant en plus particulièrement à cœur le sort des minorités opprimées, il se fait le défenseur des Gitans de Provence, tout comme il l’avait fait pour les Boers, les vignerons du Languedoc, les Indiens d’Amérique et les Républicains espagnols. Baroncelli se bat en effet pour que le culte de Sara soit reconnu par l’Eglise et, en 1935, il obtiendra que la statue de la patronne des Gitans soit pour la première fois bénie lors de la procession à la mer, au début par le curé du village et plus tard par l’évêque d’Aix en personne.
Les Saintes-Mairies-de-la-mer est considéré comme un lieu de rassemblement pour tous les gens du voyage, indépendamment de leur ethnie, de leur religion et même de leur insertion sociale : au pèlerinage participent en effet aussi des personnes qui ont renoncé à la vie nomade et qui sont devenues artisans, commerçants, médecins. Le village provençal a toutefois aussi été témoin de conflits : entre catholiques et protestants, entre gens du voyage et « Gadjé », mais aussi entre les Gitans de Provence et les membres des autres ethnies, qui ne sont pas de la région et dont la présence n’a pas toujours été appréciée par les locaux ; ceux-ci considèrent en effet Sara comme leur Sainte, qui ne représente pas seulement leur foi, mais aussi leur identité, leur culture, le lien avec leur territoire.
Sara est donc une figure très contradictoire et controversée, à la fois chrétienne et païenne, princesse et servante, catholique et protestante, Gitane et Gadjé, provençale et internationale, symbole adéquat d’un peuple tout aussi complexe et mystérieux.