L’émergence des partis verts en Europe, à partir de la fin des années 1970, pose un défi inédit aux politistes, en termes de classification : alors que les formations d’extrême gauche, néo-fascistes ou indépendantistes surgies à la même époque rentrent toutes dans le cadre du paradigme proposé par Stein Rokkan, les partis verts révèlent une nature particulière, qui ne trouve pas ses racines dans des conflits historiques.
L’homme a tendance à toujours penser les phénomènes nouveaux à l’intérieur des catégories connues, mais ce qui avait été possible pour la plupart des nouvelles formations partisanes apparues à partir des années 1970 se révèle beaucoup plus difficile pour les partis écologistes.
L’impossibilité de les ramener à la classique opposition droite/gauche (qui correspond assez largement au clivage possédants/travailleurs) suscite ainsi un nouveau débat parmi les politistes: alors que la stabilité des systèmes partisans européens et des enjeux structurants du débat politique avait jusque là fait parler de gel des clivages, les turbulences des années 1970 provoquent des controverses sur la question du dégel des clivages traditionnels et sur l’apparition de nouveaux clivages, en particulier celui qui opposerait matérialistes et postmatérialistes.
Les Verts seraient donc (tout comme les autres forces politiques émergées depuis les années 1970) les représentants des valeurs d’une nouvelle génération, celle formée dans le contexte économique et social nouveau de la société de consommation des années 1960 ; l’idéologie et la mentalité de cette génération postmatérialiste s’opposeraient à celles des générations précédentes, socialisées dans des périodes de crise (la récession de 1929, la guerre et la reconstruction) et qui concevaient donc la politique en termes de revendication des besoins matériels et élémentaires des individus.
Ce clivage entre revendications quantitatives (sécurité et protection sociale) et qualitatives (cadre et qualité de vie) ne reflète pas une opposition gauche/droite (qui relève plutôt de "l’éthos" matérialiste, du moment qu’elle se concentre autour d’enjeux de répartition) mais plutôt un antagonisme générationnel et de niveau de vie. Certains ont même essayé de construire un clivage extrême droite-matérialiste/verts-postmatérialistes, mais réduire l’extrême droite à une expression de matérialisme signifie ne pas en saisir la signification historique.
La génération postmatérialiste s’oppose non seulement à celles qui l’ont précédée mais aussi à celle qui l’a suivie, et qu’on peut qualifier de néomatérialiste : grandie dans un contexte de chocs pétroliers, crise de l’Etat-providence, chômage croissant et défis de la mondialisation, celle-ci se différencie toutefois du matérialisme classique par l’absence de mobilisation de masse.
Cette explication n’est toutefois pas tout à fait convaincante : si l’émergence des partis verts était vraiment l’expression d’un nouveau clivage, on devrait s’attendre à un déclin de ces formations politiques dans les années 1990, lorsque la génération néomatérialiste est arrivée à l’age du vote ; au contraire, on a observé une consolidation de ces partis, dont certains sont même rentrés au gouvernement : entre 1995 et 1997 en Finlande, Italie et France comme partenaires minoritaires de coalitions de gauche et en 1998 en Allemagne comme partenaire gouvernemental majeur.
En réalité, de nouvelles formations partisanes peuvent se former le long d’anciennes lignes de fracture ; turbulence et volatilité électorale sur le court terme n’affectent pas la structure de fond, car elles sont confinées à l’intérieur des groupes de partis, et les lignes de conflit sur lesquelles ces blocs se sont formés restent largement les mêmes.
Les clivages de Rokkan sont en effet des structures au sens que ce terme a en sciences sociales : des éléments qui restent stable dans le temps, même s’ils peuvent assumer des expressions variables selon des époques et des circonstances ; ils ne constituent pas de simples phénomènes attitudinaux, mais des faits sociaux générés par des changements historiques profonds, des révolutions.
Les clivages de Rokkan | ||
clivage territorial | clivage fonctionnel | |
révolution nationale | centre / périphérie | Etat / Eglise |
révolution industrielle | ville / campagne | possédants / travailleurs |
Même si la mobilisation écologique initiale met en valeur des attitudes postmatérialistes (ce qu’elle partage d’ailleurs avec d’autres mouvements politiques), il ne faut pour autant en conclure l’émergence d’un nouveau clivage : elle peut plutôt être lue comme une nouvelle manifestation d’un ancien clivage, que ce soit celui possédants/travailleurs ou campagne/ville.
Les Verts ont en effet le plus souvent opté pour des coalitions de gauche parce qu’ils se trouvent sur le même versant du clivage possédants/travailleurs, avec leurs revendications d’un développement économique plus respectueux de l’homme et de l’environnement, en opposition avec les intérêts marchands et industriels ; toutefois, les Verts restent plutôt autonomes par rapport à ce clivage, ils puisent aussi dans d’autres électorats et forment parfois des coalitions avec des partis centristes ou libéraux.
L’idéologie verte présente aussi des analogies avec celle des partis agrariens (symbolique des couleurs, décentralisation, opposition aux grandes infrastructures), bien qu’on ne puisse identifier les deux, car l’électorat vert est beaucoup plus urbain que rural ; cette analogie est tangible surtout dans les pays scandinaves et d’Europe orientale, où le phénomène des partis agrariens ou paysans est beaucoup plus développé qu’ailleurs.
On peut donc considérer les Verts comme la représentation partisane nouvelle d’une contradiction historique ancienne, qui avait été d’abord à l’origine des partis agrariens, qu’on peut mieux qualifier comme homme/nature : l’émergence des partis agrariens correspondait à une volonté de défense des activités socio-économiques liées à l’exploitation de la nature, contre celles liées au marché, contre la désertification des campagnes, l’industrialisation de l’agriculture et la perte des modes de production traditionnels liés au monde rural. Dans des pays économiquement développés et urbanisés, l’émergence des partis verts correspond à la même volonté de lutter contre les effets néfastes de l’industrialisation et du marché sur la nature et l’homme, pour un développement économique plus respectueux de ces équilibres. La différence est que, alors que les premiers défendaient essentiellement des intérêts matériels, les deuxièmes défendent des intérêts idéels.
Cela explique que la position des partis verts reste en général minoritaire dans les pays moins développés d’Europe de l’est, où on se souci davantage des conditions matérielles que de la qualité de la vie et d’autres valeurs postmatérialistes et où les couches sociales qui en Occident sont les plus favorables aux verts, liées au tertiaire et aux milieux associatifs et socio-culturels, ont longtemps été moins développées. La critique du matérialisme et de la société de consommation en faveur de valeurs plus qualitatives et postmatérialistes y trouve donc moins d’écho.
De plus, les verts d’Europe centrale et orientale n’ont pas connu les événements de ’68 de la même façon et n’ont donc pas le même substrat idéologique et social ; cela est marqué par le fait qu’ils sont beaucoup plus attirés vers des formations libérales et centristes que vers la gauche. Enfin, ils ont eu du mal, dans un premier temps, à s’organiser en tant que partis politiques structurés, car ils avaient en commun avec l’ensemble des formations d’opposition au régime et des réformateurs l’aversion au régime communiste, tenant de l’industrie lourde.
Pour en savoir plus
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Delwit, Pascal, De Waele, Jean-Michel, Les Partis verts en Europe, Bruxelles, Ed. Complexe, 1999. |
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Burchell, John, The evolution of green politics, London, Earthscan, 2002. |