Les groupes de supporters ultras : un miroir des Balkans

Par Julien Guzan | 16 novembre 2011

Pour citer cet article : Julien Guzan, “Les groupes de supporters ultras : un miroir des Balkans”, Nouvelle Europe [en ligne], Mercredi 16 novembre 2011, http://www.nouvelle-europe.eu/node/1295, consulté le 24 mars 2023

Le soutien apporté aux clubs sportifs des Balkans, permet d’entrevoir, à travers l’activité des groupes de supporters ultras, la réalité régionale des deux dernières décennies et la manière dont le sport est utilisé comme instrument politique. Mais aussi comment la violence s’est banalisée dans des contextes locaux souvent peu favorables à la sérénité.

Les ultras au service du morcellement de la Yougoslavie

La fin des années 1980 avait vu les tensions s’exacerber aux quatre coins de la Yougoslavie. Les pierres des futurs affrontements avaient été posées par Slobodan Milošević et Franjo Tuđman. En 1990, la Slovénie et la Croatie furent les premières républiques yougoslaves à tenir des élections multipartites libres. En Croatie, les élections parlementaires des 22 avril et 6 mai 1990 virent la victoire des mouvements favorables à l’indépendance, en particulier le HDZ (Union démocratique croate) de Franjo Tuđman.

C’est dans ce contexte que s’est tenue le 13 mai 1990 une rencontre de football au stade Maksimir de Zagreb entre le Dinamo Zagreb et l’Étoile Rouge (Crvena Zvezda) de Belgrade, c’est-à-dire deux des meilleurs clubs yougoslaves, l’un des meilleurs clubs européens du moment (l’Étoile Rouge) et deux vitrines des nationalismes croate et serbe.

Plusieurs milliers de supporters membres du groupe ultra Delije (les héros) de l’Étoile Rouge de Belgrade, créé en 1989 et emmené par le futur chef de guerre Arkan (de son vrai nom Željko Ražnatović), étaient présents à Zagreb dans une ambiance électrique face à plus d’une dizaine de milliers de locaux acquis à la cause indépendantiste croate, en particulier les membres des Bad Blue Boys, groupe ultra fondé en 1986 et très en avant dans la lutte pour l’indépendance croate.

Ce que certains craignaient et que d'autres souhaitaient arriva : ce match fut l'occasion d'une des pires batailles rangées de stade au monde. Les forces de l’ordre yougoslaves s’interposèrent, empêchèrent les Croates de rejoindre les Serbes, frappèrent beaucoup, notamment sur les Croates, et, épisode fameux, un militaire, qui se révéla par la suite bosniaque, fut même pris à partie par Zvonomir Boban, alors jeune joueur du Dinamo, qui devint dès ce jour un héros dans toute la Croatie. Cet affrontement long et violent est considéré par certains comme le coup d’envoi des guerres de Yougoslavie, même s’il les précéda de longtemps et s'il ne faut pas oublier qu'il ne fut pas un évènement isolé. Alors que l'Étoile Rouge de Belgrade était l'un des meilleurs clubs de football d'Europe, le Hajduk Split était également régulièrement présent, et tandis qu'en basketball, le Jugoplastika Split emmené par Toni Kukoč était plusieurs années de suite (1989, 1990 et 1991) champion d'Europe, les incidents se multipliaient autour des clubs sportifs yougoslaves en ces années de tensions : le Hajduk Split fut ainsi exclu trois ans des compétitions européennes de football suite à des émeutes impliquant des ultras du club, la Torcida, à Marseille en 1988.

Quelques mois après le funeste match entre le Dinamo et l'Étoile Rouge, les Bad Blue Boys furent parmi les premiers à se porter volontaire pour l’embryon d’armée croate, tandis que nombre de Delije rejoignirent les Tigres, groupe paramilitaire formé par Arkan. Tous furent les premiers à tuer et être tués, notamment en Krajina, au début des années 1990. Toujours leader des Delije, Arkan fut quant à lui témoin de la victoire de l’Étoile Rouge (avec notamment le Monténégrin Dejan Savićević, le Croate Robert Prosinečki et le Serbe Siniša Mihajlović) face à l’Olympique de Marseille lors de la finale de la Coupe d’Europe des clubs champions en 1991. Il se servit ensuite en 1992 des tribunes du Marakana de Belgrade lors d’un derby face au Partizan Belgrade, pendant lequel des Tigres en uniforme exhibèrent des panneaux routiers montrant l’avancée des troupes serbes vers Vukovar. Ce moment fut l’occasion d’une rare communion entre ultras des deux clubs ennemis de la capitale serbe, le nationalisme transcendant, comme en Croatie, la rivalité inter-clubs.

Repli sur soi et baisse de niveau depuis 20 ans

Il résulte de tout cela une situation paradoxale encore partiellement d’actualité vingt ans après l’éclatement de la Yougoslavie. À l’avant-garde des mouvements nationalistes, les ultras du Dinamo Zagreb et de l’Étoile Rouge de Belgrade n’eurent bientôt plus pour adversaires de tribunes que leurs homologues des championnats nouvellement créés. L’adversaire sportif quasi-unique devint donc au fil des ans le Hajduk Split pour le Dinamo Zagreb et le Partizan Belgrade pour l’Étoile Rouge de Belgrade, alors même que les supporters de ces clubs d’un même pays faisaient corps dès lors qu’un enjeu supranational apparaissait.

Néanmoins, même si des ultras du Partizan Belgrade, membres des Grobari (les fossoyeurs), ont fait partie des Tigres d’Arkan aux côtés de Delije, et si des ultras du Hajduk Split, membres de la Torcida (créée en 1950, bien avant tous ses homologues européens), ont combattu contre les Serbes aux côtés de Bad Blue Boys, cela n'a pas empêché les affrontements entre ultras croates d'une part et serbes d'autre part. Les rencontres entre le Hajduk Split et le Dinamo Zagreb et entre le Partizan Belgrade et l’Étoile Rouge de Belgrade sont devenues les seuls temps forts programmés des saisons croates et serbes. Après la fin des guerres en Croatie, Bosnie-Herzégovine et Serbie et après le conflit du Kosovo, la violence autour des rencontres en Croatie et en Serbie a connu une nouvelle hausse : 1999, 2000 et 2001 ont été des années très violentes avec plusieurs batailles rangées lors des derbys belgradois ou des matchs entre le Hajduk Split et le Dinamo Zagreb.

 

L'objet de la violence s'est alors déplacé et les forces de l'ordre sont de plus en plus souvent devenues la cible d'ultras qui, pour une partie d'entre eux, étaient encore sur les champs de bataille quelques courtes années auparavant, Pour eux,  la réinsertion et l'abandon des armes et du monde militaire étaient malaisés et ils étaient trop peu pris en compte par des autorités, qui, comme en Croatie, ont préféré utiliser à des fins politiques un club. En renommant le Dinamo Zagreb en Croatia Zagreb au début des années 1990, le président Tuđman fit preuve d'une incompréhension totale quant à ce que peut signifier l'attachement à un club, à un nom et à une ville. De plus, il rendit hommage du bout des lèvres aux Bad Blue Boys morts pour l'indépendance croate, mais surtout créa avec la bataille pour le nom du club (qui redevint Dinamo après sa mort) les conditions d'une violence exacerbée pour de longues années entre Bad Blue Boys et la police, et plus généralement entre supporters ultras croates et la police.

Les guerres et le redécoupage des frontières ont donc eu pour conséquence la création de championnats croate et serbe (mais aussi bosnien, macédonien, slovène, plus tard monténégrin) de niveaux médiocres, dans un contexte de difficile réintégration des ultras ayant combattu. Dans le cas de la Serbie (alors encore appelée Yougoslavie et incluant le Monténégro), on a également pu observer un isolement footballistique européen très discutable, qui a duré plusieurs années suite aux sanctions imposées en 1992 par les Nations unies et qui a affaibli durablement le paysage sportif serbe, notamment la section football de l'Étoile Rouge de Belgrade, forcée de vendre ses meilleurs joueurs, en particulier à des clubs italiens, pour survivre.

 

 

Nouvelles solidarités balkaniques, nouveaux affrontements et nouveaux enjeux

Écartés des compétitions européennes pendant plus de trois ans, les clubs serbes furent sevrés. Pour mettre symboliquement fin à cette situation, un match amical fut joué fin 1994 au Marakana de Belgrade entre l’Étoile Rouge et l’Olympiakos Le Pirée. Intéressante au plus haut point, cette rencontre reflète le rapprochement réalisé au cours des deux dernières décennies entre la Grèce et la Serbie, tant au niveau des populations qu’au niveau politique. Elle s’inscrit dans le cadre d’un soutien humanitaire accordé tout au long des années 1990 par la Grèce à la Serbie, mais aussi d'un soutien politique, notamment sur le statut du Kosovo. En effet, la Grèce, bien que membre de l'OTAN, est restée campée sur le principe de l'illégalité de l'intervention otanienne de 1999 et sur celui de l'intangibilité des frontières (malgré le rendu de la Cour Internationale de Justice validant de jure l'indépendance du Kosovo), conforme à ses intérêts en ce qui concerne l'indivisibilité de Chypre. Le cadre footballistique a ici rejoint le cadre humanitaire et précédé le cadre politique. Depuis ce match, les ultras des deux clubs (Gate 7 pour l’Olympiakos) ont renforcé leur proximité et ont en quelque sorte officialisé leur partenariat au sein des Orthodox Brothers, qui accueillent maintenant également les ultras du Spartak Moscou.

La recomposition du football ex-yougoslave a également conduit à la renaissance de clubs comme le HSK (Club sportif croate) Zrinjski Mostar, qui avait participé au championnat croate de la période oustachi, puis avait été interdit par le régime yougoslave. Sa renaissance, d’abord dans le championnat des Croates de Bosnie, puis dans le championnat bosnien unifié, s’est effectuée en parallèle de la montée d’un antagonisme avec l’autre club de la ville, le Velež, majoritairement supporté par des Bosniaques. Même si le soutien aux clubs de Mostar ne se fait pas totalement sur une base ethno-religieuse, les ultras du Zrinjski sont presque exclusivement croates et nationalistes. Pour cette raison, la double confrontation entre le Partizan Belgrade et le Zrinjski Mostar lors de la Coupe de l’UEFA 2007/2008 a tourné au pugilat lors du match aller à Mostar, des membres des Grobari ayant fait le déplacement depuis Belgrade et la Republika Srpska avant tout pour se confronter à la police et aux supporters locaux. Leur club fut exclu pour un an de toute compétition européenne.

Côté croate, d’autres incidents ont éclaté ces dernières années : membres de la Torcida du Hajduk Split affrontant la police à Gènes ou arborant des t-shirts « Hajduk Jugend » rappelant les symboles du IIIème Reich en 2007; membres des Bad Blue Boys du Dinamo Zagreb affrontant la police à Prague en 2008 et à Timisoara en 2009; supporters de l’équipe nationale croate entonnant « Nous sommes tous des oustachis » et arborant le drapeau nazi lors d’un match contre la Géorgie en 2011; chansons du très nationaliste et très populaire Marko Perkovic jouées lors des matchs de l’équipe nationale…

Côté serbe, le retour du Partizan Belgrade sur la scène européenne après un an de suspension fut quant à lui marqué par un événement sanglant puisque, le 17 septembre 2009, plusieurs hooligans masqués ont attaqué à coups de battes de base-ball et de barres de fer des supporters de Toulouse assis à la terrasse d’un café belgradois avant la rencontre Partizan – Toulouse. Cette agression a conduit à la mort de Brice Taton, supporter toulousain pacifique roué de coups, puis jeté au bas d’un escalier, décédé le 29 septembre 2009 sur son lit d'hôpital. La condamnation de ses agresseurs (qui ont cependant fait appel), ainsi que de personnes liées à d’autres bagarres ayant entrainé la mort, l’annulation du match Italie-Serbie des éliminatoires pour l’Euro 2012 à cause du comportement de certains supporters serbes (violences, drapeaux albanais incendiés...) et enfin la lutte mortelle entre groupes formant les Grobari ont peut-être enfin permis un début de prise de conscience quant au hooliganisme qui gangrène la Serbie et l’ensemble de l’ex-Yougoslavie. Cela passera sans doute également par une remise en cause plus profonde mettant à jour les donneurs d’ordre directs ou indirects qui, comme le pensent certains, notamment à Belgrade, instrumentalisent ces actions à des fins politiques, qu'il s'agisse de perturber ou d'empêcher la tenue d'un match ou d'une gay-pride.

Malgré cette instrumentalisation supposée, cette violence rejoint dans sa nature celle existant en Grèce, notamment entre les ultras du Panathinaikos Athènes et de l’Olympiakos Le Pirée, dont l'hostilité conduit, à la manière de certains hooligans britanniques ou néerlandais, à fixer des rendez-vous pour organiser des batailles rangées (un mort en 2007). Les conséquences de ces actes sont de plus en plus négatives, amenant en particulier l'interdiction de présence des supporters adverses lors des matches jugés à risque et conduisant le footballeur international français Djibril Cissé à quitter le Panathinaikos et la Grèce en 2011 suite à un match, mais surtout un après-match, ayant dégénéré sur la pelouse et dans les couloirs du stade de l'Olympiakos.

Ferveur et violence continuent donc à aller de pair dans toute la région, mais avec une évolution majeure : si elle s’exacerbe partout, elle perd son caractère politique en ex-Yougoslavie, même si un vernis reste parfois. Il est d'ailleurs frappant de noter que la revendication du Kosovo comme partie intégrante de la Serbie, presque toujours affichée lors des matchs de l'Étoile Rouge et du Partizan, mais aussi de d'autres équipes serbes, ne donne pas lieu à débordements, même lors de matchs contre des clubs de pays de l'OTAN ou ayant reconnu le Kosovo.

Néanmoins, cette violence réelle ne doit pas faire oublier que le soutien aux équipes sportives dans l’ensemble de la région est également l’expression d’un attachement profond à l’ancrage local des clubs, souvent omnisports, dans des pays largement en perte de repères et où les sports collectifs sont rois - football et basketball en tête. Les ambiances, notamment lors des matchs européens à domicile du Partizan Belgrade ou du Panathinaikos Athènes en basketball, et lors de nombreuses rencontres de football, notamment européennes à Belgrade, Zagreb, Split, Athènes, Salonique ou au Pirée, restent parmi les plus intenses qui soient. De même, malgré des conditions économiques difficiles, les supporters des grands clubs des Balkans suivent beaucoup plus leurs équipes en déplacement que les supporters embourgeoisés de nombreux clubs ouest-européens. Ce simple constat pourrait inciter les autorités des pays de la région à lutter réellement contre la violence de ces ultras devenus hooligans, qui desservent à la fois le sport et leurs pays respectifs.

Au regard de la situation dans laquelle se trouvent un grand nombre d’habitants des Balkans, l’évolution du comportement des groupes de supporters ultras pourra être un indice, parmi d’autres, de l’état de ces sociétés très complexes et hétérogènes, mais néanmoins largement ébranlées par les vingt dernières années, dont elles ont été actrices mais qu'elles ont également subi.

 

Pour aller plus loin

Sur Nouvelle Europe

 

Ailleurs sur Internet

  • Justice pour Brice Taton, battu à mort par des hooligans à Belgrade
  • Information (ici et ici) sur les luttes internes entre groupes formant les Grobari du Partizan Belgrade
  • Histoire des Delije, les ultras de l'Etoile Rouge de Belgrade
  • Site des Delije de l'Etoile Rouge de Belgrade
  • Article du Guardian sur la violence dans le football serbe
  • Article du Guardian sur l’instrumentalisation des ultras serbes par les leaders nationalistes
  • T-shirts « Hajduk Jugend » portés par certains ultras du Hajduk Split en 2007
  • Site de la Torcida du Hajduk Split
  • Site des Bad Blue Boys du Dinamo Zagreb
  • Page Wikipedia consacrée au chanteur nationaliste croate Marko Perković
  • Article du Sun sur l’utilisation des chansons de Marko Perković lors des matches de l’équipe nationale croate et les saluts nazis qui les accompagnent
  • Dépêche sur les sanctions à l’encontre de la Fédération croate de football suite au comportement de ses supporters lors d’un match contre la Géorgie
  • Site du Gate 13 du Panathinaikos Athènes
  • Site du Gate 7 de l'Olympiakos Le Pirée

À voir

  • Vidéos de la bataille rangée du 13 mai 1990 au stade Maksimir de Zagreb : partie 1 ; partie 2 ; partie 3 ; partie 4 ; partie 5 ; partie 6 ; partie 7 ; partie 8
  • Documentaire sur le hooliganisme en Croatie et en Serbie : partie 1 ; partie 2 ; partie 3 ; partie 4 ; partie 5
  • Ambiance (avec message politique) avant un match d’Euroleague de basketball entre le Partizan Belgrade et le Maccabi Tel-Aviv
  • Ambiance dans le stade du Hajduk Split lors de l’hymne du club
  • Ambiance avant un derby de football entre le Panathinaikos Athènes et l’Olympiakos Le Pirée
  • Ambiance dans la salle de basketball de l’Aris Salonique avant un match
  • Photos d’un derby de football récent entre l’Etoile Rouge de Belgrade et le Partizan Belgrade

À lire

  • BELLAMY, A. J., The formation of Croatian national identity: a centuries-old dream, Manchester University Press, 2004
  • DERENS, J.A., Geslin, L., Comprendre les Balkans : histoire, société, perspectives, Editions Non Lieu, 2007
  • MALESEVIC, S., Ideology, Legitimacy and the New State: Yugoslavia, Serbia and Croatia, Routledge, 2002

 

Source photo : Aktron / Wikimedia Commons