
Un malentendu s'est récemment installé entre Varsovie, Paris et Berlin, les trois capitales du Triangle de Weimar. Le ministre des affaires étrangères polonais Witold Waszczykowski a déclaré, mercredi 6 avril 2016, que cette formule de consultation était « essoufflée », puisque ses partenaires français et allemands ne seraient pas intéressés par une relance de ce format. Bien que la véracité de ces propos ait été remise en question, cette annonce montre combien le Triangle de Weimar est dépendant de la volonté politique des décideurs en place.
Comme indiqué dans la première partie de cette étude sur les relations privilégiées entre la France, l'Allemagne et la Pologne, le Triangle de Weimar à deux versants. Le premier est politique et correspond à l'ensemble des formes de consultation mises en places depuis 1991 entre les trois gouvernements. Le second est sociétal et désigne les liens existant entre les sociétés des trois pays, issus d'une volonté de compréhension mutuelle qui anime les acteurs de la sociétés civile et favorisée par les décideurs politiques.
L'exemple actuel de désintérêt (présupposé) de la sphère politique pour le Triangle de Weimar illustre une constante de ce mécanisme de consultation. Le versant politique connaît des hauts et des bas, de telle sorte que le Triangle de Weimar tend à disparaître rapidement des radars médiatiques. Cependant, une des raisons de la longévité de cette relation privilégiée trilatérale est la persistance des contacts entre les acteurs de cette consultation. Quand les décideurs politiques changent, les membres des administrations nationales ou encore des corps diplomatiques, acteurs de long terme de ces consultations, représentent une continuité dans la relation trilatérale qui lui permet d'être rapidement réactivée.
Au niveau sociétal, cette persistance des liens trilatéraux est d'autant plus importante qu'ils sont en pratique indépendants du versant politique. Pourtant, ces deux versants sont interdépendants. En effet, les liens sociétaux sont issus de l'action politique et leur entretien nécessite un investissement public. Par ailleurs, plus les liens sociétaux sont développés, plus la coopération politique devient incontournable.
Face à ce bilan mitigé de la coopération politique au sein du Triangle de Weimar, présenté dans le précédent article, voyons comment s'organise le Triangle de Weimar sociétal et quelles en sont les formes et les limites.
Le Triangle de Weimar, métaphore d'une plate-forme de coopération entre sociétés civiles
Œuvrer au rapprochement des trois sociétés est un des objectifs que se sont initialement fixés les pères fondateurs du Triangle de Weimar. Dans la Déclaration commune des ministres des affaires étrangères de France, de Pologne et d'Allemagne, sur la responsabilité de ces trois pays dans l'avenir de l'Europe et l'aide aux pays de l'Est du 29 août 1991, Roland Dumas, Hans Dietrich Genscher et Krzysztof Skubiszewski affirment au paragraphe 3 la nécessite de « resserrer de plus en plus étroitement les liens de coopération qui unissent les peuples et les États à tous les niveaux et dans tous les domaines de la vie » avant d'ajouter au paragraphe 10 qu'ils entendent « mener une politique de coopération globale dans les domaines de la culture, de l'éducation, des sciences, des médias et des programmes d'échanges » afin de « promouvoir les rencontres humaines par-delà les frontières nationales et linguistiques partout où elles sont possibles ».
L'action politique en faveur de la société civile n'est cependant réellement mise en place qu'en 1997. Il s'agit alors du troisième approfondissement des champs de la consultation trilatérale après la mise en place des sommets des chefs d’États et de gouvernements et l'ouverture des consultation trilatérales au domaine militaire. Le 3 février 1997 une volonté politique d'intensification des liens culturels est exprimée à Varsovie. Rapidement, le manque de cette même volonté politique limite l'efficacité de la coopération culturelle. Par exemple, le projet d'un centre culturel trinational à Varsovie, rassemblant l'Institut Français, le Goethe Institut et l'Institut Polonais, échoue par manque d'une volonté politique forte et de réels moyens financiers. Cette situation démontre, selon nous à juste titre, que le Triangle de Weimar se réduit à beaucoup de positionnements politiques mais donne peu de résultats.
Cependant, c'est dans le domaine culturel que l'esprit de Weimar s'est principalement développé sur la période précédant l'achèvement des objectifs initiaux de la consultation trilatérale en 2004. À ce titre, la collaboration entre l'Office franco-allemand pour la jeunesse (OJAF) et l'Office germano-polonais pour la jeunesse (OGPJ) illustre selon l'historienne Corine de France l'aptitude des structures institutionnelles à passer du bilatéralisme franco-allemand au trilatéralisme germano-franco-polonais dans certains projets. Cet élargissement de formats de coopération bilatéraux à des formats trilatéraux est un phénomène appelé « weimarisation ».
Aujourd'hui, la coopération trilatérale au niveau sociétal est parfois présentée comme plus avancée que la coopération politique, puisqu'on peut considérer que chaque projet mis en place correspond à un pas en avant vers une meilleure connaissance de l'autre. Cette coopération sociétale prend forme à tous les échelons, allant du jumelage de villes à la coopération régionale en passant par les échanges scolaires et les rencontres sportives. Remarquons notamment l'existence d'un gros travail de réflexion sur la mémoire et l'histoire trilatérale depuis 25 ans, qui s'inscrit dans le cadre des politiques de réconciliation germano-polonaises mises en place depuis le traité de bon voisinage de 1991.
Malgré tout, les acteurs de la coopération sociétale déplorent un manque de soutient politique à leurs actions. Karl Heinrich Standke, président du comité pour la promotion de la coopération franco-germano-polonaise (aussi appellé « Comité Triangle de Weimar »), déplore que la coopération franco-germano-polonaise de la société civile soit beaucoup moins avancée que les différentes coopérations sociétales bilatérales. Elle manque notamment de moyen financiers mis à disposition par les gouvernement pour favoriser le rapprochement et la compréhension mutuelle entre les trois sociétés.
Ce manque de soutien politique pour la coopération sociétale trilatérale a été notamment visible au début de la décennie. Si en 2010 et 2011, les relations franco-allemandes, puis germano-polonaises ont bénéficié de projets de relance pour l'action des sociétés civiles, le Triangle de Weimar n'a pas été réaffirmé dans ce domaine. Les relations bilatérales ont alors profité de projets de relance, excepté pour les relations franco-polonaises. Le douzième Conseil des ministres franco-allemands du 4 février 2010 fut l'occasion de déifnir un agenda « Franco-Allemand 2020 ». Pareillement, le vingtième anniversaire du « Traité Germano-Polonais », le 21 juin 2011 à Varsovie, fut l'occasion d'une « déclaration commune », un programme détaillé de coopération germano-polonaise comprenant 92 « projets d’avenir ». Ces deux textes ont permis, selon Klaus-Heinrich Standke, une « certaine formalisation » des relations bilatérales franco-allemandes et germano-polonaises, renforçant notamment l'action des sociétés civiles.
Les sociétés civiles, acteurs du Triangle de Weimar
Au delà de l'engagement politique en faveur de la coopération culturelle trilatérale, la coopération sociétale passe par la rencontre entre les citoyens des trois pays. Dans ce domaine, c'est la société civile, comprise comme l'ensemble des acteurs non-institutionnels, qui fait directement vivre la coopération trilatérale. Indépendamment de la volonté politique, les citoyens eux-mêmes sont acteurs du Triangle de Weimar.
De nombreux projets ont été mis en place depuis 25 ans par des associations présentes dans les trois pays. Ces associations sont souvent partenaires, parfois en concurrence, et constituent un réseau de citoyens engagés dans les relations entre la France, l'Allemagne et la Pologne. Par leurs contacts, ces structures de la société civile inscrivent le Triangle de Weimar dans la durée et réduisent l'impact des changements politiques sur la viabilité des relations trilatérales.
Parmi ces structures, très peu sont purement trilatérales. Il s'agit souvent de structures initialement engagées dans les relations franco-allemandes, germano-polonaises ou franco-polonaises, qui ont élargi de manière permanente leur champs d'action, ou qui s'associent entre elles.
Deux exemples-types de « weimarisation » de structures bilatérales sont le « Comité Triangle de Weimar » et la « Fondation Genshagen ». Ces deux structures juridiquement allemandes étaient initialement dédiées aux relations franco-allemandes et se sont spécialisées sur la thématique du Triangle de Weimar ces 25 dernières années. Ainsi, le « Comité pour le Traité d'amitié franco-allemand » fondée en 1973 est devenu en 2002 le « Comité de valorisation des relations franco-germano-polonaises » (ou « Comité Triangle de Weimar ») et « l'institut Berlin Brandebourg pour la coopération franco-allemande en Europe » est devenu en 2005 la « Fondation Genshagen ».
En s'ouvrant à la Pologne, ces structures franco-allemandes se sont réappropriées le projet du Triangle de Weimar et en ont renforcé le versant sociétal. Le Comité « Triangle de de Weimar » définit depuis son action comme la volonté « d'apporter une contribution à la réalisation d'un rapprochement plus grand des citoyens à tous les niveaux et dans tous les moments de la vie. » La Fondation Genshagen « vise à renforcer la diversité culturelle de l’Europe, de même que sa capacité d’action politique, sa cohésion sociale et son dynamisme économique. » Elle dédie notamment une partie de son action à la coopération culturelle entre les trois pays via la promotion d'un dialogue stratégique entre acteurs et experts de l’art et de la culture ainsi que de l’éducation artistique et culturelle.
Ces deux structures visent à renforcer les liens entre les sociétés en mettant en place des projets rassemblant des participants des trois pays. Cependant, leur action est principalement tournée vers un public intéressé, à savoir des personnalités politiques des trois pays, des universitaires spécialistes de ces pays ou des questions européennes et des acteurs issus des milieux diplomatiques et économiques. Ces publics cibles sont généralement qualifiés de « futurs décideurs ».
Par la mise en relation de futurs décideurs au sein de rencontres thématiques sur les pays du Triangle de Weimar (colloques, séminaires), par la mise en valeur de leurs cultures (expositions, échanges scolaire, universités d'été) et par la vulgarisation du Triangle de Weimar ou des questions européennes en France, en Allemagne ou en Pologne via des conférences ouvertes au grand public, ces structures participent à la concrétisation du réflexe de Weimar au sein des sociétés civiles des trois pays.
Le public intéressé, et donc restreint, visé par la majorité de ces projets caractérise le Triangle de Weimar sociétal. En effet, alors que les acteurs du Triangle de Weimar déplorent généralement qu'il n'est pas aussi développé que ne le sont les relations franco-allemandes ou qu'il ne dispose pas de moyens financiers propres, force est de constater, que les partisans du franco-allemand, du germano-polonais ou du franco-polonais ne sont pas, notamment au niveau sociétal, automatiquement partisans du Triangle de Weimar.
Plus proche du grand public et visant une certaine démocratisation du Triangle de Weimar, on trouve des groupes d'amitiés ou d'autres formes d'associations. L'association Triangle de Weimar à Weimar (Verein Weimarer Dreieck e.V.) a été fondée en 2010 avec avec l'objectif de s'adresser à tous, mais principalement à la jeunesse. À l'occasion du jubilé des 20 ans du Triangle de Weimar le 20 août 2011, elle a organisé un parlement européen des jeunes à Weimar, qui est considéré comme le summum de la participation de la société civile à ce jubilé. Un projet similaire de rencontres trilatérale de jeunes intitulé « Triangle de Weimar 2016 » est organisé par la Commission Franco-Allemande de la Jeunesse cette année en Pologne à l'occasion des 25 ans du Triangle de Weimar.
Quel bilan pour la coopération sociétale ?
La coopération sociétale reste malgré tout dépendante de la volonté politique pour sa survie. À plus forte raison, au niveau trilatéral, une certaine coordination des actions semble nécessaire pour que les projets développés ne restent pas sans suites. Les pouvoirs publics disposent des moyens pour coordonner le rapprochement et la compréhension mutuelle des sociétés européennes, le premier d'entre eux étant la possibilité de financer les projets, pour leur permettre un ancrage dans le temps. Sur ce point, les partenariats public/privé pour le financement de projets portés par les associations sont très répandus.
La coopération sociétale est un axe important du Triangle de Weimar qui doit être valorisé, car il représente le versant permanent de la coopération franco-germano-polonaise. Quand la coopération politique ne fonctionne pas ou que la volonté politique fait défaut, l'investissement de la société civile des trois pays représente tout l'intérêt du Triangle de Weimar.
Pourtant le Triangle de Weimar sociétal reste incomplet, comme l'est le versant politique. Le politologue Kai-Olaf Lang écrivait en 2009 que le Triangle de Weimar n'était encore parvenu, par delà le forum diplomatique, à susciter un « esprit de Weimar » au sein des trois sociétés civiles. Il attribue ce constat à l'absence d'un espace public collectif spécifique aux trois pays qui permettrait l'émergence d'une conscience sociétale de la signification et des possibilité du Triangle de Weimar.
En ce sens, les actions de mise en relation des sociétés civiles, même si elles s'adressent particulièrement à un public intéressé, restent nécessaires pour distiller au sein des trois sociétés la conscience de l'importance de ces relations privilégiées entre trois grands pays européens ayant fait le choix d'assumer leur part de responsabilité dans l'avenir de l'Union européenne.
Le Triangle de Weimar est donc un réflexe de consultation entre trois pays, qui n'est pas contraignant. Cette souplesse le rend fortement dépendant de la volonté politique et explique qu'il n'ait pas pu devenir un mécanismes significatif dans la définition de la construction européenne. Ses deux versants, politique et sociétal, sont fortement dépendants de la volonté politique des dirigeants en place. Cependant, auprès 25 années de pratique trilatérale, des liens se sont tissés entre les sociétés polonaises, allemandes et françaises, à tous les échelons. Ce tissu relationnel assure la durabilité du Triangle de Weimar et explique sa longévité, malgré un bilan très mitigé.
Par ailleurs, ces liens justifient la poursuite de la consultation. Le Triangle de Weimar reste un réflexe au sein de l'Union européenne qui a démontré son efficacité ponctuelle (cf. premier article). Étant une structure souple de coopération entre pays membre de l'UE, le Triangle de Weimar ne peut être réduit au domaine politique. Par le rapprochement et la compréhension mutuelle des trois sociétés, la concrétisation du Triangle de Weimar au niveau sociétal incarne la concrétisation du projet européen par et pour les citoyens, au delà d'une Union économique ou politique.
Aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
Ouvrages
- Standke Klaus-Heinrich (dir) : Trójkąt Weimarski w Europie – Das Weimarer Dreieck in Europa – Le Triangle de Weimar en Europe. Toruń Wydawn, Adam Marszałek, 2009.
- Lang Kai-Olaf : Das Weimarer Dreieck : Erreichtes, Verpasstes und künftige Rollenprofile », in Standke Klaus-Heinrich (dir) : Trójkąt Weimarski w Europie – Das Weimarer Dreieck in Europa – Le Triangle de Weimar en Europe. Toruń Wydawn, Adam Marszałek, 2009. p.193-204.
- Ménudier Henri : « Penser et construire l'Europe Des thèmes de dialogue pour le Triangle de Weimar », in Standke Klaus-Heinrich (dir) : Trójkąt Weimarski w Europie – Das Weimarer Dreieck in Europa – Le Triangle de Weimar en Europe. Toruń Wydawn, Adam Marszałek, 2009. p.215-224.
Sur Internet
- Commission Franco-Allemande de la Jeunesse : Projet de rencontre trilatérale « Triangle de Weimar 2016 »
- L'association Triangle de Weimar à Weimar (Verein Weimarer Dreieck e.V.)
- Projet scolaire: Les grands méchants loups, les petits reporteurs qui n'ont peur de rien (Le Triangle de Weimar expliqué par des enfants aux enfants)
- Comité de valorisation des relations franco-germano-polonaises
- Fondation Genshagen
- Standke Klaus-Heinrich: « Nécessité d'élaborer un cadre conceptuel pour revitaliser le Triangle de Weimar ('Angenda 2021'). », in Trójkąt Weimarski w Europie – Das Weimarer Dreieck in Europa – Le Triangle de Weimar en Europe. Toruń Wydawn, Adam Marszałek, 2009.
Crédits illustrations
Logo du Prix Weimarer-Dreieck 2016 - Weimarer Dreieck e.V.
Regierung online / Bergmann - Lettre d'information de l'OFAJ, n°28 p. 11