
Actuellement, la minorité Rom est la plus importante minorité d’Europe : d'après le Conseil de l'Europe, il y a dix à douze millions de Roms sur le territoire européen. Souvent décriés comme des voleurs ou des trafiquants, mais également victimes de discrimination et de rejet depuis leur migration en Europe, ils se sont peu à peu enlisés dans la pauvreté et l’exclusion.
Emir Kusturica, cinéaste renommé, né en 1954 à Sarajevo, s’est particulièrement intéressé au sort des communautés roms. Il les met en scène à deux reprises, dans Le Temps des Gitans (1988), prix de la mise en scène du festival de Cannes 1989 et César du meilleur film étranger, puis dans Chat Noir, Chat Blanc (1998), lion d'or au festival de Venise 1998. Ces films, reconnus internationalement, ont permis dans une certaine mesure la découverte ou la redécouverte de l’univers gitan.
Le Temps des Gitans est réalisé en 1988, alors que la Yougoslavie est encore une République socialiste fédérale dirigée par le parti communiste, seul parti autorisé. À l’intérieur de cet État socialiste, quel était le sort réservé aux communautés roms ? Étaient-ils victimes de discriminations économiques, politiques et sociales comme c’est le cas aujourd’hui ou au contraire étaient-ils mieux considérés par le gouvernement yougoslave et les populations avoisinantes ? Emir Kusturica n’aborde pas explicitement les problèmes d’exclusion des Roms, ce n’est pas le fil directeur de son histoire. Néanmoins, ces problèmes apparaissent comme une évidence pour le spectateur. À partir de l’analyse du film le Temps des Gitans on mettra en évidence les difficultés auxquelles les Roms sont quotidiennement confrontés.
L’histoire du film Le Temps des Gitans
Le scénario retrace les aventures de Perhan, jeune homme issu d’une communauté rom, établie sur un terrain vague de la banlieue de Skopje, ville yougoslave (située dans la Macédoine actuelle), et de ses proches : sa grand-mère, sa sœur Danira et sa fiancée Azra. Perhan, toujours accompagné de son accordéon et de son dindon, semble au début du film un jeune garçon rêveur qui croit en l’amour, prêt à tout pour épouser Azra - malgré le refus de sa mère, car il n’a pas de sou, ni lui, ni sa famille – mais également prêt à tout pour guérir sa petite sœur atteinte d’un problème de santé à la jambe qui la fait terriblement souffrir, et pour prendre soin de sa grand-mère. En voulant atteindre ses rêves, il est entraîné bien malgré lui dans des magouilles par les « parrains » de la communauté, Ahmed et ses frères. Ces derniers ont la main mise sur la communauté grâce à des activités mafieuses et illégales, à l’instar du trafic d’enfants, qui leur rapporte beaucoup d’argent. Perhan y perdra-t-il son âme ou au contraire, sera-t-il capable de garder les valeurs que lui a enseignées sa grand-mère : ne jamais succomber à la tentation de l’argent facile et de l’argent sale ? Kusturica, au-delà de la en plus de confronter le spectateur à la réalité du monde gitan, l’emmène à travers un conte initiatique où son héros Perhan devra grandir sans renier ses rêves d’enfants, devra entrer dans le monde des adultes sans se compromettre.
Pour guérir sa sœur Danira, Ahmed et ses frères les emmènent, lui et sa sœur, à travers la Yougoslavie, afin qu’elle soit soignée dans un hôpital de Slovénie. Puis, Ahmed s’en va accompagné de Perhan jusqu’en Italie, afin d’exploiter des enfants roms qu’il a achetés en chemin. Emir Kusturica invite alors le spectateur à un voyage initiatique à travers les Balkans. Ahmed prend Perhan sous sa coupe, qui se lance alors dans des activités plus que douteuses. Il gagne beaucoup d’argent et décide de rentrer chez lui chercher sa fiancée. Malheureusement, celle-ci est enceinte. On ignore si l’enfant est de lui ou non. Il l’épouse quand même, mais refuse de garder l’enfant qu’elle porte et veut le vendre. Perhan, sous l’influence de son « chef », reprend les trafics frauduleux d’enfants mais se retrouve trompé et abandonné par son ancien protecteur Ahmed. Alors que tout s’effondre autour de lui - Azra, sa femme meurt en mettant au monde son enfant qu’Ahmed emmène avec lui - sa grand-mère lui en veut beaucoup de ne pas avoir ramené sa jeune sœur à la maison et d’avoir cédé à l’argent facile. Perhan part à la recherche de Danira à travers toute l’Italie, qu’il finira par retrouver, ainsi que le fils d’Azra, qui est probablement le sien. Alors que les choses semblent s’améliorer, Perhan, qui n’a pas digéré la tromperie d’Ahmed, connaîtra un sort tragique.
À noter que dans les films d'Emir Kusturica et particulièrement dans le Temps des Gitans, la musique - composée et réalisée par Goran Bregović - est très présente et accompagne les aventures des personnages. Certaines des chansons, telles que la chanson sur laquelle s'ouvre et se clôt le film, Ederlezi, sont des musiques populaires roms. Le réalisateur montre très bien à quel point la musique est présente et influence le quotidien des Roms. Il signe là un film juste et beau, qui emmène le spectateur au cœur de la communauté rom et de ses codes bouleversants, au cœur de problématiques contemporaines.
Le trafic d’enfants dans les communautés roms
Selon Emir Kusturica, « chaque film est l’émanation d’une vision personnelle de la réalité ». Le Temps des Gitans est un film très personnel, dans lequel le cinéaste ne cherche pas à être moralisateur, mais simplement à raconter une histoire, celle de Perhan, à la fois envoûtante et tragique. À travers ce film, il aborde avec recul certains problèmes de la condition des Roms en Yougoslavie au début des années 1990, problèmes qui pour la plupart subsistent encore aujourd’hui.
Emir Kusturica tire l’idée de ce film d’un fait réel : le trafic d’enfants organisé au sein des communautés roms pendant un temps. Il s’est donc beaucoup documenté sur le sujet pour tenter de retranscrire de manière réelle cette exploitation des enfants.
Ahmed et ses frères forment un clan qui a la main mise sur la communauté à laquelle appartient Perhan. Au cours du long périple qui conduit Perhan et sa petite sœur jusqu’à Ljubljana, le clan d’Ahmed achète des enfants roms pour les emmener en Italie, où il les exploite en les poussant à mendier ou en les forçant à voler. Les filles un peu plus âgées sont contraintes de se prostituer. Lui s’en met plein les poches, et les enfants vivent comme des miséreux. Cette histoire est un fait avéré. Dans certaines communautés roms, les enfants ont été exploités pour rapporter de l’argent. Kusturica met ainsi en évidence les rapports hiérarchiques qui existent au sein d’une communauté, qui peut, elle-même, être soumise à l’autorité d’un clan mafieux.
Aujourd’hui, il semble que ce phénomène se soit estompé même s’il persiste dans certains pays. Un rapport de l'organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) datant d'avril 2006, intitulé Awareness Raising for Roma Activists on the Issue of trafficking in human beings in South-Eastern Europe, montre que dans les pays d’ancienne Yougoslavie, le trafic d'enfants est une réalité. En Albanie tout comme en Macédoine, en Serbie ou au Monténégro, les enfants issus de communautés roms sont envoyés pour mendier dans la rue ou se prostituer. La mendicité englobe aussi les activités informelles comme vendre des roses, jouer d’un instrument de musique, laver les vitres des voitures… L'exploitation des jeunes Roms est aujourd'hui encore une réalité contre laquelle les ONG ont de grandes difficultés à lutter car les enfants roms sont des victimes faciles : ils sont généralement tout jeunes, et en raison de leur manque d'éducation, ils sont très vulnérables. De plus, le trafic est souvent organisé par des membres de la communauté qui n'ont aucun scrupule à se servir des enfants pour ramener le plus d'argent possible.
Le film comme indicateur de pauvreté, d’éducation et de santé des Roms
À travers tout le film, Kusturica confronte le spectateur à la pauvreté de la communauté. La communauté a trouvé refuge sur un terrain vague boueux, rejeté en périphérie de Skopje. Leurs habitations sont très précaires à l’instar de la maison de la grand-mère où Danira, Perhan, leur oncle, Merzan et la grand-mère partagent une pièce qui sert de chambre à coucher la nuit, et de pièce à vivre la journée. Une scène du film est particulièrement révélatrice de cette misère : sous un orage terrible, Merzan est capable de soulever la maison du sol. Les soins médicaux leur sont quasiment inaccessibles : Danira qui souffre d’une infirmité à la jambe ne sera finalement jamais soignée par faute de moyens. Le spectateur peut aussi constater l’absence d’accès à l’éducation : Perhan, tout comme sa sœur et sa fiancée, est en âge d’aller à l’école, pourtant il ne reçoit aucune éducation d’une quelconque instance étatique. De nombreuses scènes montrent des enfants de tous âges, qui jouent et courent partout, et qui ne semblent donc pas scolarisés.
Un peu plus vingt ans après ce film, la situation des communautés roms a peu évolué. En effet, d’après l’UNESCO, pas moins de 50 % des enfants issus de la communauté rom n’achèvent pas leur cycle primaire, et cela malgré les efforts déployés par les associations de défense du droit des minorités. Ils sont toujours autant victimes de discrimination et de rejet de la part des sociétés européennes. L'image de voleurs et de trafiquants continue de leur coller à la peau malgré tous les efforts des ONG, du Conseil de l'Europe et de l'Union Européenne pour leur intégration.
Le Temps des Gitans gardent une énergie positive tout au long du film, malgré le tragique de la situation du jeune Perhan. D'après un internaute du site de cinéma allociné, « le côté déluré et improbable des scènes nous fait sourire, la violence nous choque et les codes de la société gitane nous bouleversent. ». Voilà comment Kusturica parvient à aborder sans préjugés ou jugement, les règles du monde rom et à faire réfléchir chacun sur le degré de pauvreté de cette communauté et sur la teneur du rejet des sociétés européennes à leur égard.
Pour aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
- Dossier de novembre 2011 : Les Balkans occidentaux : dépasser les tensions
À voir
- KUSTURICA, E., Le temps des Gitans, réalisé en 1988, sorti au cinéma en novembre 1989, N° de visa : 72246, Couleur, Format de production : 35 mm, tourné en : Roumanie, Serbie.
Sur Internet
- CHANSEL D., Les Roms à l'écran, les Roms sur les écrans d'Europe…ou les couleurs de la liberté, Conseil de l'Europe, p.39 à 50.
- OSCE, ODIHR, Awareness Raising for Roma Activists on the Issue of Trafficking in Human Beings in South-Eastern Europe, Varsovie, Avril 2006.
- SORBA, M-A., le trafic des êtres humains s'intensifie dans les Balkans, revue Regard sur l'est, 24/04/2006. http://www.regard-est.com/home/breves.php?idp=482
Source photo : © Le Temps des Gitans, Emir Kusturica