Pour comprendre le rapprochement qui s’opère au début de années 1950 entre les nations européennes, il faut revenir sur la période charnière de l’après-guerre. Ces quelques années voient le lancement du plan Marshall, le programme américain d’aide à la reconstruction de l’Europe. Quelle est l’importance de cette initiative précoce pour la dynamique d’intégration européenne qui marque les décennies suivantes ?
Le récit de la construction européenne s’ouvre traditionnellement sur la signature du Traité de Rome instituant les Communautés européennes, voire sur la proposition de Robert Schuman à l’origine de la CECA. Pour autant, commencer l’histoire de l’Europe en 1950 ou en 1957 rend difficile l’appréciation du chemin parcouru entre la fin de la « guerre civile européenne » et les débuts du processus d’intégration. Afin de mieux saisir le rapprochement qui s’opère au début des années 1950 entre les nations européennes, il convient de revenir sur la période charnière de l’après-guerre. Ces quelques années voient le lancement du plan Marshall, le programme américain d’aide à la reconstruction de l’Europe. Quelle est l’importance de cette initiative précoce pour la dynamique d’intégration européenne qui marque les décennies suivantes ?
De l'effort de guerre au relèvement économique de l'Europe
Par une loi de mars 1941, les États-Unis s'engageaient à fournir aux Alliés les moyens de faire la guerre sans tenir compte de leurs capacités de paiement immédiate, avec l'ambition de devenir, selon les propres mots de Roosevelt, « le grand arsenal de la Démocratie ». Ce programme Prêt-Bail avait été conçu, au départ, comme une aide destinée à soutenir l'effort de guerre. Cependant, en plus du matériel militaire, l’aide acheminait des fournitures civiles, permettant de faire fonctionner à crédit l'ensemble de l'économie d'un pays en guerre.
De fait, certains virent dans ce programme une opportunité de reconstruire l'Europe à l'issue du conflit. Ainsi, Jean Monnet, chargé dès l'été 1944 de négocier les modalités de l'aide pour le compte du Gouvernement Provisoire de la République Française, soutenait le projet d'une assistance américaine à la reconstruction de l'économie nationale. Ces espoirs furent déçus par l'arrêt brutal de l'aide décidé par Truman le 2 septembre 1945. En évoquant un véritable « Dunkerque économique », Lord Keynes exprimait la détresse d'une Angleterre qui avait largement bénéficié de l'aide américaine pendant le conflit. En effet, vue l’ampleur des destructions, l’avenir de l'Europe s'annonçait plus sombre en 1947 que dans l'immédiat après-guerre.
Pour autant, la participation massive des États-Unis au relèvement économique de l'Europe n'avait rien d'une évidence. Les fonds américains prévus pour l'aide à l'étranger au début de 1947 ne s'élevaient qu'à 350 millions de dollars et la doctrine du containment énoncée en mars de la même année suggérait davantage un engagement militaro-stratégique dans les régions de contact avec le bloc soviétique qu'une aide économique globale au Vieux Continent.
L'annonce du 5 juin 1947 : "The initiative, I think, must come from Europe."
C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre l'importance du discours de George Marshall prononcé le 5 juin 1947 devant un parterre d'étudiants et de professeurs à l'occasion du « Commencement day » de l'Université d'Harvard. Dans son allocution, le Secrétaire d'État américain constatait la dégradation de la situation mondiale avant d'inviter les Européens à réfléchir aux modalités d'une aide à la reconstruction soutenue financièrement par Washington.Cette annonce arrivait à point nommé pour les nations européennes qui, frappées par une crise des devises et des approvisionnements, s'apprêtaient à renouveler leur demande de prêts bilatéraux auprès des Américains.
La proposition de Marshall est d'autant plus cruciale qu'elle marque une étape décisive pour l'inscription de l'Europe dans le schéma bipolaire d’après-guerre. S’adressant à l’Europe toute entière, y compris aux États sous contrôle soviétique et à l’URSS elle-même, l’offre rompait avec l'hostilité explicite de la logique d’endiguement. Pour autant, la réaction de Moscou fit du discours de Marshall un acte de Guerre froide. En effet, inquiets de l'intérêt suscité par l’offre américaine chez cetains gouvernements d'Europe de l'Est, les Soviétiques, par l'entremise de Viatcheslav Molotov, le ministre des Affaires Etrangères, rejetèrent l’aide au nom de la lutte anti-impérialiste.
Les 8 et 9 juillet 1947, les responsables tchécoslovaques en visite à Moscou se voyaient interdire toute participation au plan Marshall, tandis que l'agence de presse Tass annonçait le refus des Polonais sans que ceux-ci aient été consultés au préalable. Dès cet instant, le plan Marshall devenait un élément du jeu bipolaire consacrant la partition du continent européen selon la logique des blocs. En septembre de la même année, les partis communistes européens devaient se réunir à Szklarska-Poręba, pour y créer le Kominform et proclamer la doctrine Jdanov.
Une intégration européenne avant l'heure : la création de l’OECE
Par ailleurs, la proposition du Secrétaire d'État américain s'accompagnait d'une exigence concrète d’entente entre les nations européennes. En effet, son discours et, à sa suite, les déclarations émanant de Washington, laissaient entendre que l'aide américaine n'irait pas aux États européens mais à un ensemble européen. Il s’agissait d’inciter les Européens à s’entendre et à se constituer collectivement en un interlocuteur crédible capable de gérer cette aide de manière satisfaisante.
Certes, le plan Marshall n'a pas donné naissance à l'idée d'un rapprochement européen. Le manifeste fédéraliste rédigé en juin 1941 par Ernesto Rossi et Altiero Spinelli alors détenus dans les geôles mussoliniennes perpétuait le projet d’Aristide Briand tandis que Winston Churchill, dans un discours du 19 septembre 1946 à Zurich devait évoquer les « États-Unis d'Europe ». Néanmoins, l’annonce de Marshall intervenait dans ce climat, invitant les gouvernements européens à coopérer entre eux, à œuvrer pour un rapprochement concret et constructif en vue d’obtenir l’assistance nécessaire à leur reconstruction. A cet égard, les initiatives européennes consécutives se feraient en réaction au discours du 5 juin 1947.
Dès le début, Français et Anglais se montrèrent les plus réceptifs à l'offre américaine, en décidant de convoquer les gouvernements intéressés à une conférence.Au mois de juillet 1947, seize participants se réunissaient à Paris pour discuter des modalité de l'aide. Ce groupe des Seize comptait la France, la Grande-Bretagne, l'Islande, la Norvège, la Suède, le Danemark, les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg, l'Irlande, l'Autriche, la Suisse, l'Italie, le Portugal, la Grèce et la Turquie. Les travaux aboutirent à la constitution d’un Comité de Coopération Economique Européenne (CCEE) chargé de remettre à Washington un rapport détaillant les besoins et les projets d’utilisation d’une aide future.
Bien entendu, les États-Unis veillaient à l’évolution des débats, rappelant leurs principales conditions à savoir l'entente européenne pour atteindre les objectifs de reconstruction, l'abaissement des barrières au commerce inter-européen et l’institution d'une organisation permanente capable de constituer un interlocuteur crédible. Pour témoigner de leur bonne volonté en matière d’intégration et de collaboration, les Européens lancèrent une série d’initiatives : Union douanière franco-italienne, Union douanière nordique (Danemark, Islande, Norvège, Suède), extension du Bénélux à la France, Union douanière des Seize augmentée du Canada, de la Nouvelle-Zélande, de l'Australie, de l'Afrique du Sud, du Pakistan et de l'Hindoustan. La Grande-Bretagne ne fut pas en reste avec la proposition, par « Ernie » Bevin, d'une Fédération de l'Europe Occidentale en décembre 1947 puis, un mois plus tard, d'une Union Occidentale regroupant la Grande-Bretagne, la France et le Bénélux.
Cette effervescence était également motivée par le danger soviétique rendu plus palpable par le Coup de Prague de février 1948. Ainsi, le 17 mars 1948, un pacte de Bruxelles était signé entre la France, les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg, bientôt suivi par la création du Conseil de l'Europe en mai, qui voyait l'ajout de l'Italie, des Scandinaves et de l'Irlande au groupe de pays précédent.
Parallèlement, les travaux du CCEE se poursuivent, avec la création, le 16 avril 1948, de l'Organisation Européenne de Coopération Economique (OECE), regroupant les Seize plus la bizone et la zone française d'occupation de l'Allemagne. L'organisation fut dotée d’une structure administrative : un Conseil regroupant les membres et présidé, au départ, par le Belge Paul-Henri Spaak ; un Conseil exécutif de cinq membres permanents et de membres tournant ; et un Secrétariat Général confié à Robert Marjolin. Les travaux étaient répartis entre des comités techniques chargés de coordonner les besoins des pays membres en matières premières, en hydrocarbures, alimentation. D’autres comités étaient chargés d’étudier les conditions d’une libéralisation des échanges et d’une convertibilité des monnaies européennes entre elles.
L'ambition déçue des "Etats-Unis d'Europe"
Cependant, l'effort d'intégration consenti par les Européens s'avèra insatisfaisant aux yeux des élus du Congrès. Avec le vote de l’Economic Cooperation Act du 3 avril 1948, les congressmen posèrent le principe d'accords bilatéraux entre les États-Unis et chacun des participants au plan Marshall. De tels accords bilatéraux niaient les prétentions de l'OECE à parler d'une voix au nom de ses membres, qui dès lors, étaient considérés individuellement par Washington pour la gestion de l’aide. De fait, le Congrès témoignait de sa défiance à l'égard d'une organisation jeune dont il n'avait pu faire le laboratoire des États-Unis d'Europe.
Dès sa création, l'OECE devait en effet pâtir des tensions qui alimenteraient par la suite les débats sur l'intégration européenne. Ainsi, lorsque les comités techniques de l'organisation se furent chargés d'élaborer un Plan Européen de Relèvement (PRE), ils butèrent sur les préoccupations particulières et contradictoires des États, parmi lesquels les plus influents. Le PRE visait à coordonner sur 4 ans les programmes nationaux d'importation et d'exportation, les investissements et les objectifs budgétaires.
Or, la Grande-Bretagne, tournée vers le rééquilibrage de ses échanges avec la zone sterling, se méfiait des plans proposés par les gouvernements continentaux, y voyant le risque de dérapages inflationnistes. De son côté, la France redoutait le relèvement d'une Allemagne rétablie dans ses capacités industrielles, une renaissance que d'autres appelaient de leurs voeux, notamment les Britanniques et les Américains. Parcourues par ces tensions annonciatrices des débats futurs, l'OECE ne put constituer la base d'un organisation économique supranationale capable d’engager ses membres collectivement.
L'arrêt prématuré du plan Marshall a l'automne 1951, devait mettre un point final au projet initial, celui d'une intégration économique de l'Europe dans le cadre de l'OECE. Avec le déclenchement de la guerre de Corée, la priorité de Washington se reportait désormais sur l'effort de mobilisation militaire face à la menace soviétique. L'intérêt pour l'OECE cédait la place au renforcement de l'OTAN, ajournant le projet d'intégration du continent européen au profit d’une exigence de cohésion de l’Alliance atlantique face au danger soviétique.
Malgré tout, le discours de juin 1947 et les réponses que les Européens y apportèrent conservent toute leur place dans le récit de l’intégration européenne. D’une part, l'aide acheminée d'avril 1948 à octobre 1951 a contribué de manière décisive au relèvement d'une Europe considérablement diminuée. Dans le cas de la France, l'habilité d'un Jean Monnet a même pu faire de cette aide un des moteurs de la modernisation économique nationale. D’autre part, l’échec d’une intégration véritable doit être nuancé par les avancées réalisées en matière de désarmement douanier et de convertibilité des monnaies nationales, sondant les possibilités et les limites du rapprochement européen dans le contexte de l’époque. Enfin, l’OECE a constitué, au lendemain de la guerre, un forum où purent se côtoyer des personnalités fortement liées au projet européen, tels qu’Alcide de Gasperi, Robert Schuman, Paul-Henri Spaak, Jean Monnet, Dirk U. Stikker ou Robert Marjolin.
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A lire: |
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Bossuat, Gérard, L'Europe occidentale à l'heure américaine, 1945-1952, Editions Complexes, 1992. |
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"Le cinquantième anniversaire du Plan Marshall", in Commentaire, vol. 21, n° 82, été 1998. |
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Sur Internet |
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Compilation d'articles et de documents d'époque autour du Plan Marshall |
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Histoire de l'OECE |
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Site de la Fondation George C. Marshall |
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A voir et à entendre |
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Discours de Marshall à lire et à écouter |
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Truman signe la loi du Congrès autorisant le Plan Marshall en images |