Le marché unique numérique, un chantier en cours de construction

Par Anaïs Delbarre | 12 septembre 2013

Pour citer cet article : Anaïs Delbarre, “Le marché unique numérique, un chantier en cours de construction”, Nouvelle Europe [en ligne], Jeudi 12 septembre 2013, http://www.nouvelle-europe.eu/node/1732, consulté le 26 mars 2023

Le concept d’un marché européen commun, établi en 1957 lors du Traité de Rome créant la Communauté économique européenne (CEE), représente la pierre angulaire de la construction européenne. L’objectif est alors de rassembler et d’unifier les six marchés nationaux à l’origine de la communauté européenne, notamment par la mise en place d’une union douanière, entièrement complétée en 1968. Ce marché intérieur appelé alors marché commun se développe pour devenir enfin en 1992 le marché unique européen, selon l’article 3 du Traité sur l’Union européenne. Fort de quatre piliers que sont les « quatre libertés » (libre circulation des biens, des services, des personnes et des capitaux) il permet la suppression des obstacles majeurs à un marché européen unifié, libre de barrières tarifaires.  

Cependant, le marché unique reste encore à approfondir afin de mener l’Europe sur la voie de la croissance et de la compétitivité. C’est ainsi qu’en 2011 la Commission européenne adopte un Acte pour le marché unique, constitué de douze propositions de leviers pour « stimuler la croissance et renforcer la confiance ». Cette communication est suivie un an plus tard, en octobre 2012, par un second Acte pour le marché unique, qui explore de nouvelles propositions et initiatives de la Commission en vue de développer le marché intérieur. Au sein de ces propositions, une nouvelle source de croissance possible pour les Etats membres : le numérique.

Le numérique en Europe : état des lieux

Avant de se pencher sur l’ambition européenne de créer un marché unique numérique, il est important de mettre en lumière les grandes étapes de la « construction européenne numérique » et un état des lieux de l’Europe à ce jour.

En 2010, la Commissaire au numérique Neelie Kroes propose une Stratégie numérique dans l’objectif de renforcer les investissements européens dans ce secteur. Cette stratégie est reprise parmi les 7 piliers de la stratégie « Europe 2020 », signe d’une volonté européenne de se pencher plus fortement sur la problématique du numérique. En effet, la demande des Européens en la matière (particuliers et entreprises) est en croissance, comme le résume la Commissaire : « Les Européens sont friands de technologies numériques et ils souhaitent avoir un plus large choix ». Cependant le budget de l’Union européenne pour le développement du numérique ne semble pas suivre cette tendance, alors que le secteur des Technologies de l’information et de la communication (TIC) représente pas loin de 6% du PIB de l’Union en 2012 ainsi qu’un peu moins de 10 millions d’emplois dans toute l’Union !

Le tableau de bord 2013 de la Stratégie numérique permet de faire plusieurs observations. Tout d’abord les citoyens européens disposent d’un très large accès au haut débit (plus de 95% ont une connexion haut débit sur ligne fixe). La moitié de la population européenne bénéficie d’une connexion haut débit rapide (vitesse de connexion dépassant 30 Mbits) et les entreprises et particuliers s’intéressent de très près au haut débit mobile, l’internet mobile ayant connu une croissance phénoménale. Certains Etats comme la Grèce, le Portugal et l’Irlande ont massivement mis en œuvre des services publics en ligne par ce qu’on appelle l’e-administration. De plus, le commerce électronique est en constante augmentation, même s’il ne dépasse pas les frontières : 45% des Européens utilisent internet pour effectuer des achats, mais majoritairement dans leur Etat. Quelques aspects plus problématiques viennent noircir ce tableau de bord, notamment en ce qui concerne l’accès au très haut débit (vitesse de connexion supérieure à 100 Mbits), qui ne s’est que très relativement propagé à la population européenne : seulement 2% des citoyens en bénéficient à ce jour. En outre, la moitié des Européens n’ont pas ou peu de compétences requises en matière de TIC, ce qui peut s’avérer difficile lorsque l’on cherche par exemple un emploi. Les demandes d’emploi dans le secteur des TIC sont encore rares, bien que l’offre se soit intensifiée dans toute l’Europe : globalement, 40% des entreprises qui recherchent des professionnels dans le secteur des TIC ont du mal à embaucher. De même, la R&D en matière de télécommunications n’est pas assez financée en Europe, posant le problème d’une éventuelle concurrence avec les Etats-Unis.

La Stratégie numérique se focalise alors sur un investissement accru dans la recherche et l’innovation liées aux TIC, dans la promotion d’un accès internet à haut et à très haut débit pour tous, dans l’utilisation intelligente des technologies numériques pour l’éducation, la santé, la culture et d’administration, mais aussi dans le développement de la sécurité en ligne (afin de lutter notamment contre la cybercriminalité).

Dans la droite lignée de la Stratégie numérique et des deux Actes pour le marché unique incluant des propositions sur le plan numérique, un Plan d’action pour le commerce et les services en ligne a été adopté par la Commission en 2012, soutenu par Neelie Kroes.

C’est dans ce contexte de « bond » du numérique et de déficience européenne en la matière que la Commissaire établit la nécessité de créer un marché unique du numérique afin de développer le marché intérieur européen et rendre plus systématique l’utilisation des technologies numériques dans l’Union.

Le marché unique numérique gagne du terrain

Qu’est-ce que le marché unique du numérique ? C’est un concept très large,  qui devrait englober « l’ensemble de biens physiques, de services et de contenus électroniques via des canaux électroniques ». Neelie Kroes souhaite encourager l’investissement dans ces contenus, véritables potentiels de croissance pour l’Union européenne, à ce jour encore sous-exploités. Dans sa déclaration sur le marché unique numérique du 4 juillet dernier, Michel Barnier, Commissaire chargé du Marché intérieur et des Services, renchérit : « Le marché unique numérique représente un potentiel considérable. Il y a urgence à mieux l’exploiter : si l’Union européenne progressait seulement de 10% dans l’utilisation du haut débit, un point de PIB supplémentaire serait gagné. […] Il faut permettre au marché unique d’accomplir sa révolution numérique ».

A ce jour, de nombreux textes ont été adoptés pour aboutir à la réalisation de ce marché, comme le règlement relatif au règlement en ligne des litiges de consommation (avril 2013) qui permet de restaurer la confiance dans l’achat en ligne, ou encore la directive sur les œuvres orphelines (octobre 2012). Un instrument de financement appelé « Connecting Europe Facility » (juin 2013) développera le très haut débit en Europe, ambition de la Commissaire Kroes. De nombreux règlements sont encore sur la table comme une proposition de règlement sur la protection des données, sans doute très importante dans le contexte de l’affaire Prism aux Etats-Unis cette année. Il reste encore beaucoup à accomplir, notamment dans le domaine du commerce en ligne, du droit d’auteur lorsque le numérique ignore les frontières, et des télécommunications dans l’objectif de mettre en œuvre la libre prestation des services d’ordre numérique.

Le 11 septembre 2013, une proposition de la Commission relative au marché unique des télécomunications, composantes centrales du secteur numérique en Europe, fait son apparition sur la table des institutions. Elle représente une proposition législative historique dans le domaine des TIC, qui est loin d'être un secteur européen unifié : en effet, aucune entreprise de télécomunications (internet - téléphonie mobile) n'est active dans les 28 Etats membres et il existe encore des écarts de prix considérables dans l'offre de TIC en Europe, ainsi qu'au niveau des prix. La Commission propose donc de simplifier les règles d'implantation applicables aux opérateurs de télécommunications de l'Union, afin qu'ils puissent plus facilement être présents sur les 28 marchés. La Commission demande également à ce que les frais d'itinérance pour les appels entrants lors de déplacements dans l'Union soient supprimés à partir du 1er juillet 2014, afin d'opérer une baisse des prix pour les consommateurs. Les majorations relatives aux appels émis à l'intérieur de l'UE par des citoyens de l'UE dans leur Etat d'origine devraient également être éliminées. Enfin, la Commission déclare vouloir revoir les droits des consommateurs en matière de télécommunications afin d'harmoniser la législation des 28 Etats membres dans ce domaine. D'autres propositions ciblant notamment internet, les réseaux 4G et wifi ainsi q'une sécurité accrue pour les investisseurs ont été émises. Affaire à suivre. 

Cet élan vers le numérique est partagé par de nombreux Etats européens : la Ministre de l’Economie numérique française Fleur Pellerin a annoncé la tenue d’un sommet du numérique fin septembre à Paris afin de rassembler quelques homologues européens et de « discuter de manière informelle » avant le Conseil européen des 24 et 25 octobre prochain. 

Toutefois, le budget consacré au numérique pour 2014-2020, selon l'accord conclu en février dernier par la Commission, le Conseil et le Parlement, devra seulement se satisfaire d'un petit milliard d'euros, sur les 9,2 milliards pourtant préconisés par la Commissaire... Dont 7 milliards devaient être alloués aux infrastructures de très haut débit en Europe. Une somme qui permet difficilement d'atteindre les ambitions de la Stratégie numérique de 2010 et qui rend donc également périlleux l'investissement dans le marché unique numérique. La Commissaire au numérique a cependant rappelé que les objectifs poursuivis restaient de mise, malgré les faibles montants alloués à son secteur. 

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Source photo : Graffiti "Internet" sur un mur en Croatie, 2011