Le ferroviaire en Europe : petite histoire d’une libéralisation douloureuse

Par François Dupré | 27 février 2012

Pour citer cet article : François Dupré, “Le ferroviaire en Europe : petite histoire d’une libéralisation douloureuse”, Nouvelle Europe [en ligne], Lundi 27 février 2012, http://www.nouvelle-europe.eu/node/1430, consulté le 06 juin 2023

Le transport ferroviaire représente 18% du transport intra-communautaire des marchandises, mais ce secteur est caractérisé par une forte concentration ou bien un monopole public des entreprises. En conséquence, la politique de libéralisation nécessaire à la réalisation du grand marché a dû être particulièrement progressive : elle est lancée par la directive 91/440/CEE du Conseil de l’Union Européenne, du 29 juillet 1991, relative au développement de chemins de fer communautaires qui pose le principe de séparation de la gestion des infrastructures de l’activité de transport en elle-même. Plus de 20 ans après, quel bilan ?

Les difficultés de la France liées au caractère historique de son service public ferroviaire

En 1879, le ministre des Travaux publics Charles de Freycinet fait voter la construction de voies ferroviaires nouvelles afin que toutes les préfectures et sous-préfectures soient desservies, cela dans l’optique de désenclaver le territoire français. La concurrence des transports avec le développement des voitures met dans une situation difficile les sociétés de chemin de fer, et par une convention du 31 août 1937 entre l’Etat français et les compagnies privées, une société anonyme d’économie mixte est créée : la Société Nationale des Chemins de fer Français. la Loi d’Orientation des Transports Intérieurs publiée le 30 décembre 1982 transforme cette société anonyme d’économie mixte en Etablissement Public à caractère Industriel et Commercial (EPIC) à partir du 1er janvier 1983. Ainsi, le transport ferroviaire est rangé dans la catégorie des services publics. Or, la France est un pays extrêmement centralisé, ainsi la SNCF doit couvrir tout le territoire afin de respecter le principe d’égalité d’accès inhérent aux services publics : on peut citer à cet égard plusieurs lois visant à défendre les services publics en milieu rural : loi n° 95-115 du 4 février 1995 d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire (dite « loi Pasqua »), les lois n° 99-533 du 25 juin 1999 (dite « loi Voynet ») et n° 2005-157 du 23 février 2005 relative au développement des territoires ruraux et on peut ajouter à cela des textes non contraignants comme la Charte du maintien du service public en milieu rural du 30 novembre 2003 ou la charte relative à l’organisation de l’offre des services publics et au public en milieu rural du 23 juin 2006. Ce rappel historique concernant la SNCF est nécessaire afin de bien cerner les enjeux qui entourent ce service public perçu comme vital dans un pays extrêmement centralisé autour de sa capitale. Cela explique les réticences vis-à-vis d’une libéralisation qui pourrait mettre en péril les lignes les moins rentables et donc laisser de côté de vastes pans du territoire.
Ainsi, la réforme ferroviaire est effectivement impulsée par la directive de 1991 et débute vraiment avec la création de l’établissement public « Réseau ferré de France » (RFF) par la loi n° 97-135 du 13 février 1997. Or comme le souligne la Cour des comptes : « cette séparation quasi-totale entre le gestionnaire de l’infrastructure RFF et l’entreprise ferroviaire SNCF n’étant pas imposée par la réglementation européenne, la France est allée au-delà de ses obligations minimales. » Ce zèle soudain a accouché d’un système bicéphale qui révèle ses imperfections au fur et à mesure : désaccord sur le partage et la gestion du patrimoine qui n’a été résolu qu’en 2006 alors que cela devait déjà être le cas six mois après la création de RFF, situation absurde de monopole bilatéral où deux entreprises ne peuvent s’acheter et se vendre leurs services qu’entre elles malgré des intérêts financiers divergents (ce problème devrait cependant se résorber avec l’apparition des premières entreprises concurrentes), difficultés pour coordonner l’action des deux entreprises ce qui empêche la réalisation de travaux pourtant nécessaires au vu du mauvais état des voies en France, et doutes quant à la soutenabilité de la dette de RFF ce qui risque d’obliger l’Etat à intervenir à un moment donné… La liste des problèmes est longue et nous vous renvoyons au rapport de la Cour des comptes pour un compte-rendu plus exhaustif.

L’Allemagne : parangon d’efficacité une fois de plus ?

L’Allemagne est très en avance sur la France tant au niveau du fret que du transport de voyageurs où le secteur ferroviaire est déjà ouvert à la concurrence. Ainsi selon le site de l’entreprise « Sia Conseil » : « en 2008, on comptait 318 opérateurs ferroviaires différents pour le transport du fret en Allemagne, et 78 pour le transport de passagers. A titre de comparaison, il n’y a que neuf opérateurs ferroviaires en France pour le transport du fret, et un seul pour le transport de passagers (la SNCF) ». Il ne semble pas ridicule d’affirmer que le modèle ferroviaire allemand est souvent érigé en parangon de la réussite des projets de libéralisation communautaires touchant à ce mode de transport. Contrairement à la France qui a séparé le gestionnaire et l’opérateur de réseau en deux établissements publics distincts, l’Allemagne a fait du gestionnaire d’infrastructure une filiale de l’entreprise ferroviaire historique, créant ainsi un holding unique. C’est pourquoi DB Netz (gestionnaire d’infrastructure) reste une filiale de la Deutsche Bahn (qui est une « Aktiengesellschaft », c’est-à-dire une société par actions soumise au droit privé comme le serait une société anonyme en France). En outre, l’Allemagne a désendetté ses chemins de fer de 35 milliards d’euros en 1994 contrairement au choix de l’Etat français qui s’est contenté de faire passer une partie de la dette de la SNCF chez RFF. Même si certaines critiques s’élèvent vis-à-vis du modèle allemand (domination encore importante de l’opérateur historique, aides publiques indirectes, séparation incomplète du gestionnaire et de l’opérateur qui favorise ce dernier et représente donc une entrave à la concurrence, absence d’une autorité forte de régulation et de contrôle du respect de la concurrence… L’article du site sia-conseil présente un tour d’horizon assez exhaustif de ces critiques), on peut difficilement nier qu’il est plus en adéquation avec les aspirations communautaires.

Comment expliquer le retard français ?

 Les raisons de cette différence profonde entre deux pays pourtant voisins semblent être en grande partie imputables aux contextes nationaux selon Delphine Chabalier. En effet, en Allemagne, la réflexion sur une réforme de la Deutsche Bahn a débuté dès le milieu des années 1980 et les premières mesures qui n’impliquaient pas de modification de la Loi fondamentale ont rapidement suivi afin de faire de l’entreprise une entité plus commerciale (l’objectif était de « réduire le fardeau financier de la Bundesbahn sur le budget fédéral et de la rendre plus concurrentielle sur le marché » selon D. Chabalier) La réunification qui s’accompagne de l’intégration du service ferroviaire est-allemand permet une modification de la Constitution allemande : les conceptions néolibérales qui dominaient durant les années 1980 (sauf en France) trouvent donc leur accomplissement dans l’assainissement des finances de l’opérateur ferroviaire et sa transformation en société de droit privé. Ainsi la libéralisation du fret dès 1994 (seulement trois ans après la directive 91/440, alors qu’en France il a fallu attendre 2006) vient seulement couronner une volonté politique préexistante de mettre fin aux monopoles publics, alors que le courant politique néolibéral à l’origine de cette velléité de privatisation était très faible en France à la même époque. En conséquence, il semble légitime de se demander si la directive 91/440 n’est pas une des nombreuses concessions que le gouvernement français a fait en faveur de son partenaire européen le plus proche en échange de l’effort extraordinaire que représentait pour celui-ci l’abandon du Deutsch Mark, fierté nationale et symbole de souveraineté, dans le processus de construction d’une monnaie unique.
Une deuxième raison pour expliquer les différences entre la France et l’Allemagne au niveau de la rapidité avec laquelle s’est faite la libéralisation du secteur ferroviaire est qu’outre-Rhin il y avait un fort risque de saturation des infrastructures routières.
Cependant, la troisième raison avancée par D. Chabalier paraît particulièrement pertinente : le rôle et les revendications des syndicats ne sont pas les mêmes chez les deux voisins. Ainsi, si le système allemand de conventions collectives impose aux syndicats une culture du compromis (le caractère corporatiste des négociations avec le patronat ne permet pas des mobilisations de grande ampleur avec des mots d’ordre généraliste comme la sauvegarde du service public), la France est caractérisée par un syndicalisme de conflit fort (surtout dans des bastions comme la SNCF) et les années 1990 ont été marquées par des grèves importantes (en 1995 contre la réforme du système des retraites, en 1997 contre la création de RFF…), ce qui a eu pour effet de ralentir fortement la libéralisation du secteur ferroviaire.
Le climat politique des années 1980 ainsi que les caractéristiques historiques (syndicalisme fort et attachement profond au service public pour la France) paraissent expliquer le retard pris par la France par rapport à l’Allemagne.

Et ailleurs ?

Le modèle britannique prouve bien que trop de hâte dans la libéralisation du secteur ferroviaire n’est pas non plus une bonne idée comme le rappelle Hubert Haenel dans son rapport au Sénat sur la libéralisation des transports ferroviaires en Europe: « Le cas du Royaume-Uni est très particulier. C'est le seul pays à avoir tenté la privatisation de la gestion des infrastructures (exploitation, entretien, et même construction...). La privatisation de l'infrastructure a été opérée en 1996 et a duré à peine six ans. Le réseau ferroviaire a été confié à la société privée Railtrack, cotée en bourse. La décision a été bien accueillie en son temps, avant que les difficultés de gestion et de graves problèmes de sécurité ne viennent mettre un terme à l'expérience. Railtrack a été déchue de la gestion du réseau en 2002. Celui-ci a été alors transféré sous la responsabilité de Network Rail, société « privée à but non lucratif », mais de fait sous le contrôle de l'État. » A l’aune de cet exemple édifiant, on peut comprendre la lenteur du processus en France, l’Etat devant de surcroît gérer un fort conservatisme (mêlé de sentiments anti-européens) en ce qui concerne la question des services publics.
Toutefois, il existe des solutions plus modérées entre la lenteur extrême des réformes ferroviaires en France et la précipitation britannique aveugle ; par exemple Michel Lafitte présente le cas du projet de ligne à grande vitesse High Speed Line ZUID HSL aux Pays-Bas qui a été réalisé grâce à un Partenariat Public-Privé (PPP). Ce montage financier a permis « un gain de réalisation du projet à environ 5% du coût total du projet, soit soixante millions d’euros » selon une estimation de la cour des comptes hollandaise. Il s’agirait là d’un bon moyen de respecter les demandes communautaires pour ce qui concerne l’équilibre budgétaire et la recherche de la rentabilité. Cependant, l’auteur souligne « le problème particulier déclenché par la faisabilité de PPP ferroviaires en France, en raison de la complexité des modes de fonctionnement entre RFF et la SNCF » Ainsi, le système ferroviaire français s’il veut s’adapter aux exigences de performance communautaires (mais aussi dictées par le modèle économique libéral dominant à l’heure actuelle) doit en tout premier lieu opérer une simplification dans les relations entre les deux établissements publics afin de fournir une base saine sur laquelle relancer l’activité ferroviaire.

En guise de conclusion

Alors que l’ouverture à la concurrence de certains services publics sous l’impulsion des directives européennes s’est relativement facilement mise en place en France (La Poste, EDF…), le domaine ferroviaire résiste à la fois en raison de son caractère symbolique mais aussi de l’absence d’une volonté politique forte dotée d’un objectif clair. Certes, la France a voulu prouver sa bonne volonté en allant plus loin que les demandes de l’Union européenne, ce qui a provoqué une situation « kafkaïenne » et on ne peut qu’espérer que les conclusions des Assises du ferroviaire, rendues le 15 décembre 2011 vont être mises en œuvre et permettre de résoudre les problèmes inhérents à la séparation contre-nature RFF/SNCF. On se posera innocemment la question suivante pour finir ce long exposé : si l’Allemagne semble mieux tirer son épingle du jeu que les autres pays pour ce qui est de la libéralisation du ferroviaire, n’est-ce pas dû à l’imposition de son modèle dans ce domaine (comme pour ce qui est de la politique monétaire par exemple) aux autres Etats membres pour qui il n’est pas nécessairement pertinent ?

Pour aller plus loin

À lire

  • D. Chabalier, « Libéralisation des frets ferroviaires français et allemand : entre changement et rémanence du passé », chapitre issu de la journée doctorale qui s’est tenue le 8 juin 2007 à Science po Paris et qui était intitulée : « Politiques publiques comparées : étudier le changement dans un monde interdépendant ».
  • D. Chabalier, « Réforme des économies politiques ferroviaires : les avantages comparatifs de la Deutsche Bahn et de la SNCF », publication SPLOT-INRETS, 2005.
  • S. Braconnier, Droit des services publics, Presses Universitaires de France, 2007, Paris
  • M. Lafitte, Les partenariats public-privé, Revue Banque Edition, 2006, Paris.
  • Cour des comptes, « Le réseau ferroviaire : une réforme inachevée, une stratégie incertaine », La Documentation Française, 2008, Paris.
  • « Conclusion des Assises du ferroviaire : le gouvernement présente sa feuille de route pour le système ferroviaire français. » Site du ministère de l’écologie, du développement durable, des transports et du logement.
  • « La libéralisation des transports ferroviaires dans l'Union européenne »Rapport d'information n° 220 (2008-2009) de M. Hubert HAENEL, fait au nom de la commission des affaires européennes, déposé le 12 février 2009. (Site du Sénat)

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