
On peut aujourd’hui parler de « déstalinisation », ou même de « dénazification ». Qu’en est-il en revanche de la « défranquisation » ? Si quelques avertis se risquent à utiliser le mot, il figure toujours entre guillemets. La raison ? Ce terme n’existe pas. Depuis son élection comme chef du gouvernement en mars 2004, José Luis Rodriguez Zapatero s’applique à revisiter la mémoire espagnole. L’histoire de ses années les plus noires, celles de la dictature franquiste. Une introspection qui n’est pas du goût de tous les habitants de la péninsule.


On peut aujourd’hui parler de « déstalinisation », ou même de « dénazification ». Qu’en est-il en revanche de la « défranquisation » ? Si quelques historiens, professeurs ou blogueurs avertis se risquent à utiliser le mot, il figure toujours entre guillemets. La raison ? Ce terme n’existe pas. Depuis son élection comme chef du gouvernement en mars 2004, José Luis Rodriguez Zapatero s’applique à revisiter la mémoire espagnole. L’histoire de ses années les plus noires, celles de la dictature franquiste. Une introspection qui n’est pas du goût de tous les habitants de la péninsule.
Remplacer Franco sans le dénigrer
Le 20 novembre 1975 meurt le Général Franco. C’est le prince d'Asturies Juan Carlos de Bourbon qui est proclamé Roi sous le nom de Juan Carlos Ier. Il devient le nouveau chef de l'État. Rapidement, le Roi et une partie des dirigeants du régime, ressentent une forte demande d’ouverture et se doivent de négocier le passage vers la démocratie.
Pour mener à bien la transition, Juan Carlos fait appel à son homme de confiance, Adolfo Suarez. Ensemble, ils mettront en place une série de réformes essentielles à la réussite de la transition : les partis politiques sont légalisés, l'amnistie générale est déclarée pour tous les prisonniers politiques, et la censure est abrogée. Le changement s’opère donc. Dans la douceur. On ne punit pas, on préfère oublier. En juin 1977, les électeurs espagnols élisent l’assemblée constituante. C'est la première élection démocratique depuis 1936. Parmi les partis à se présenter figure l’Alliance populaire, située à droite de l’échiquier politique. Son dirigeant, Manuel Fraga, est un ancien ministre franquiste.
Il faudra attendre 1982 pour que Felipe Gonzales, à la tête du PSOE (parti socialiste ouvrier espagnol), remporte les élections. Avec la formation du premier gouvernement de gauche depuis la fin de la guerre civile, les historiens considèrent comme achevé le processus de transition démocratique espagnole.
En quelques années, les institutions se sont modernisées. Certaines mentalités aussi. Pour autant, la mémoire de Franco, son symbole et les années noires de la dictature franquiste n’ont jamais été remises en cause. Pourtant, lorsque l’on est pro-franquiste, il est difficile de devenir pro-démocrate du jour au lendemain.
Le 20 novembre, jour de fête
Dans la banlieue madrilène se trouve un monument majestueux. Visite incontournable conseillée par tous les guides de voyage, incontournable aussi pour les nostalgiques du franquisme. Ce monument, c’est la basilique Santa Cruz del valle de los Caídos (littéralement de la vallée de ceux qui sont tombés).
Ce monument religieux a été commandé par le général Franco, pour rendre hommage aux « héros et martyrs de la Croisade », désignant par là les combattants franquistes morts pendant la guerre d'Espagne (1936-1939).
Par la suite, en 1958, le gouvernement espagnol décide d'en faire un mausolée pour l'ensemble des combattants morts de la guerre civile - y compris les combattants républicains, du moment qu'ils fussent catholiques. Ainsi, près de trente cinq mille combattants, principalement des nationalistes mais aussi des républicains, reposent dans la crypte.
Néanmoins, la nef centrale reste un lieu privé. Là sont situées les sépultures de Franco et du chef de la Phalange (l’ancien parti unique du régime), José Antonio Primo de Rivera.
Le monument reçoit près de 450 000 visiteurs par an. Parmi eux, des touristes, mais aussi des adorateurs du Caudillo Franco.
Tous les 20 novembre, date anniversaire de sa mort, une Sainte Messe au Caudillo y est ainsi célébrée dans le cadre des honneurs rendus au général. Elle constitue un véritable rite du nationalisme franquiste, durant lequel sont saluées l'œuvre et les valeurs franquistes : l'ordre, le catholicisme, la tradition et la patrie.
Au même moment, sur la place principale de Madrid, face au Palais Royal, de nombreux stands fourmillent de monde. Ici, des biographies du Caudillo, là des fanions arborant le symbole de la Phalange. En toute légalité, on se retrouve, entre nostalgiques du régime, pour échanger, pour discuter, pour se souvenir.
Un récent projet de loi sur la mémoire historique du gouvernement socialiste de Zapatero (cf. plus bas) prévoit de le réaménager en un lieu mémoriel et pédagogique pour tous les Espagnols morts pendant la guerre civile.
Une recommandation du Conseil de l'Europe de mars 2006, condamnant « avec fermeté les multiples et graves violations des droits de l'homme commises en Espagne par le régime franquiste de 1939 à 1975 », demande même que soit mise en place une exposition permanente et pédagogique sur le franquisme, rappelant les souffrances des prisonniers républicains sous le régime et, en particulier, « expliquant comment la Basilique a été construite par des prisonniers républicains ».
Tu seras vengé, grand-père !
Depuis quelques années, les adorateurs de Franco ont néanmoins du souci à se faire. Depuis 2004 exactement, année qui voit le retour de la gauche au pouvoir en Espagne.
Il s’appelle José Luis Rodriguez Zapatero. A 47 ans, il fait partie de la première génération d’hommes politiques qui n’a pas vécu (politiquement parlant) la période de transition démocratique qui suivit la mort de Franco. Pour lui, aucun oubli volontaire, aucune page de l’histoire sur laquelle on passe sans s’arrêter.
Il n’hésite donc pas à briser le tabou. Pour ce petit-fils de républicain fusillé en 1936 par les troupes franquistes, hors de question de pardonner. Il le dit lui même : «Je souhaite réhabiliter la mémoire des vaincus».
Sa « croisade contre la mémoire franquiste » débute un an après son élection à la tête du pays, trente ans après la mort de Franco. Le gouvernement dépose au parlement un projet de loi sur la « récupération de la mémoire ». Il consiste notamment à indemniser toutes les victimes de la guerre civile et de la dictature, et à déposer dans des lieux plus convenables les dépouilles des exécutés se trouvant encore dans des fosses communes.
A cette occasion, le gouvernement demande que tous les écussons et blasons de l'époque franquiste soient retirés des établissements publics, que la toponymie franquiste des villes soit revue et que les monuments glorifiant cette époque soient déboulonnés ou reconvertis. En Espagne, même si avec le temps, les références à la dictature se sont un peu gommées, bien des villes espagnoles ont encore leur «avenue du Généralissime», voire leur statue de Franco, comme dans le centre de Santander (province de Cantabrie). Sans compter les « rues du 18-Juillet » (date du coup d’Etat de Franco en 1936) !
Premier coup d’éclat, le 17 mars 2005. Le ministre des Transports fait retirer en pleine nuit et en catimini la dernière statue du général Franco à Madrid. A quelques mètres, deux autres sculptures représentant des leaders socialistes de la IIe République (1931-1939) sont immédiatement souillées. Des représailles revendiquées par des nostalgiques du franquisme. Quelques jours plus tard, le gouvernement annonce qu'il étudiera le sort du monument de la Basilique Sainte-Croix del valle de los Caídos où est enterré Franco. Pour leur part, les alliés de gauche du PSOE se sont même prononcées pour le transfert des restes de Franco et de Primo de Rivera dans un cimetière privé.
Une « rupture » qui fait mal
Les réformes sont osées et pour toute une partie de la population, elles passent mal. Il ne fait pas toujours bon réveiller la mémoire des Espagnols.
Au premier chef, l’opposition de droite, le PP (Parti Populaire). En 1975, la transition démocratique espagnole a été fondée sur un «pacte de l’oubli» : en échange du consensus politique, le procès du franquisme et de ses responsables n’a jamais été fait. Pour la droite, il y a, aujourd’hui, « rupture » de ce pacte. Ses responsables parlent d’une « récupération unilatérale et manichéenne de la mémoire historique espagnole », et fustigent ce qu’ils considèrent comme le gouvernement « le plus radical, sectaire et revanchard de l'histoire démocratique espagnole ».
Réaction somme toute plutôt normale pour un parti qui est l’héritier direct de l’Alliance populaire, fondée, sous la transition, par un ancien ministre franquiste de l’Information. Par ailleurs, une partie de l’électorat du PP est farouchement conservatrice et opposée à toute condamnation du national-catholicisme en vigueur sous la dictature.
Pour plusieurs historiens également, les décisions de Zapatero sont un non-sens. Pour ces spécialistes, la mémoire et l’histoire sont deux choses bien distinctes : certaines régions d'Espagne ont soutenu Franco dès le début de la guerre civile, le Caudillo ferait donc partie de leur patrimoine historique.
Conclusion : Vers un engagement européen...
D’ici à la fin du mois, le Parlement espagnol doit adopter cette loi de « mémoire historique ». Après plus de trois ans en projet, dont quatorze mois de discussions parlementaires, elle va enfin voir le jour. Sans surprise, la droite doit voter contre.
Zapatero, seul justicier contre tous ? Pas si sûr. Depuis deux ans maintenant, le chef du gouvernement peut compter sur un projet de recommandation de l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Celle-ci a déclaré la nécessité de condamner le franquisme au niveau international. Le projet soutient que la violation des droits de l’homme n’est pas une affaire interne qui ne concerne que l'Espagne seule, raison pour laquelle le Conseil de l’Europe est prêt à engager un débat sérieux sur ce sujet au niveau international. En outre, il demande que l'Assemblée saisisse le Conseil des Ministres pour qu'il déclare la date du 18 juillet comme journée officielle de la condamnation du régime franquiste.
Pour en savoir plus :
 |
Sur Internet |
|
Article de "20 minutos " sur le retrait de la statut de Franco à Saragosse (en espagno)
|
|
Association pour la récupération de la mémoire historique
|
|
Article sur la décision du Conseil de l'Europe publié sur le site de la chaîne de espagnole "Telecinco" (en espagnol)
|
|
La décision de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe sur la "nécessité de condamner le franquisme au niveau international"
|
|
Article de La Libre Belgique sur le travail de mémoire espagnol
|
Source photo : 20 minutos, avec pour légende "23 aout 2006. La statue de Franco est retirée de l'entrée de l'Académie Militaire de Zaragosse, sur ordre du ministre de la défense espagnol." |