
Parmi les littératures les plus riches au monde, la littérature russe, malgré des éléments extérieurs amenant la Russie et l'ex-URSS sur le devant de la scène, peine toujours à bénéficier en France d'un rayonnement à la mesure de sa diversité. Pourtant, alors que la Russie reste incomprise, lire sa littérature est certainement l'un des moyens les plus surs d'appréhender le monde russe. Quelques pistes de lecture en ce début d'automne, en commençant par un retour sur les classiques.
Quels classiques ?
Les frères Karamazov ou Crime et châtiment de Fiodor Dostoïevski, Anna Karénine ou Guerre et paix de Léon Tolstoï, Le maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov. Pour ne citer qu'eux et s'ils sont évidemment des grands morceaux de la littérature russe et mondiale, leur omniprésence sur les rayons des librairies a tendance à éclipser certaines de leurs autres œuvres, moins connues mais au moins aussi profondes, et à marginaliser certains de leurs prédécesseurs ou contemporains.
Tout d'abord, ne pas réduire le domaine classique aux seuls tomes approchant les 1000 pages est indispensable. La telle diversité de la littérature russe oblige à réaliser des choix de lecture. Trois œuvres permettent une approche des grands classiques : Les récits de Belkine d'Alexandre Pouchkine, Un héros de notre temps de Mikhaïl Lermontov, et Les pauvres gens de Dostoïevski. Suite de courts récits pour le premier, roman moderne à la structure éclatée pour le second, roman épistolaire pour le troisième.
Pouchkine et Lermontov : les parrains
Les cinq récits qui composent le recueil de Pouchkine mettent en scène non seulement des personnages simples et représentatifs de la Russie de l'époque (1830), mais aussi les longues distances, les climats extrêmes, le corps militaire, la campagne, les duels. Parmi ces récits, tous imprégnés par le poids du hasard, du destin et la question du libre arbitre, Metel' (La tempête de neige), conjugue la force des éléments naturels et celle des sentiments pour aboutir à un destin heureux.
Ce destin heureux de Maria, l'héroïne de La tempête de neige, était sans doute écrit, de même que le destin malheureux de Dounia. Le choix de la grande ville et donc la fuite de la station postale de bord de route dans laquelle la vie consiste à regarder filer temps et hôtes de passage (le nom russe de la nouvelle - Stantsionii smotritel', évoque grâce au mot « smotritel' » la passivité absente du titre français, Le Maître de poste) apporte à Dounia le bonheur, mais tue son père à petit feu. Dounia a modifié une partie de son existence, mais en aucun cas le résultat final : le malheur, et la terre natale à laquelle elle ne peut échapper, seulement s'absenter puis revenir pour verser des larmes sur la tombe du père aimé mais quitté.
Destin toujours chez Lermontov, mais avec un ton tout autre. L'un des autres maîtres de la première moitié du XIXe siècle (avec Pouchkine et Gogol), tué en duel comme Pouchkine, a avant tout créé un personnage, Petchorine, dont la modernité est saisissante à tous égards. Blasé et fuyant en avant, ses aventures, ses jugements à l'égard de l'armée, de la haute société et de l'attitude russe face aux peuples du Caucase sont d'une troublante actualité.
De même, la relation entre le héros et ses semblables, particulièrement les femmes, sonne comme une prémonition de l'évolution de nombreux rapports humains dans les sociétés modernes. Petchorine brise des êtres comme Béla, la jeune Caucasienne dont la mort ne lui arrache aucune larme, mais surtout comme Véra. En effet, sa lettre d'adieu au héros incapable d'amour (seulement de tristesse passagère et de colère face à cette perte) présente la dévastation intérieure d'un cœur pur et simple face à l'absence d'émerveillement, tare très actuelle prouvant encore à quel point Lermontov, comme Chersterton, avait compris que la capacité d'émerveillement était source nécessaire et suffisante de vie, à l'opposé du divertissement forcé. Un extrait de la lettre de Véra à Petchorine résume l'actualité du personnage : « [...] nul ne peut être aussi réellement malheureux que toi, car personne ne s'efforce autant de se persuader du contraire ». Sur les bords de la mer Noire mais surtout au cœur du Caucase, le héros lermontovien avait pourtant, malgré sa condition d'exilé, passé « la période la plus heureuse de [son] existence ».
Dostoïevski : l'un des héritiers
La confrontation de l'homme à son destin, la vie des humbles, la puissance des sentiments et la diversité des portraits et des comportements, tout cela a bien sûr été au cœur de l'œuvre de Dostoïevski, qui a débuté en littérature avec un roman épistolaire, Les pauvres gens, au cours duquel se déroule l'existence de deux êtres sans espoir, le vieux fonctionnaire Macaire et la jeune Varvara.
Traditionnellement vu comme une reprise du personnage du Manteau de Gogol, Macaire Diévouchkine n'est pas non plus sans rappeler le père de Dounia, ce maître de poste créé par Pouchkine et incarnant, certes hors de Pétersbourg et du monde administratif du tsar, la faiblesse de ce petit peuple, plus ou moins grotesque, frappé d'immobilité et condamné à vivre ce destin déjà écrit.
Une étape supplémentaire est cependant passée avec Dostoïevski, qui grandit ces Pauvres gens tout en les peignant au plus proche de la réalité, avec par exemple la présence récurrente des logeurs et logeuses cupides et vulgaires. Cette peinture à forte teneur sociale a été complétée chez Dostoïevski par un second aspect, plus polémique, porté par un homme attaché à la terre et au peuple russes, hanté par Dieu et considérant avec mépris l'Europe, comme en témoignent ses carnets ou ses récits de voyage.
Ainsi, Dostoïevski a toujours suscité le doute voire le rejet au sein des élites européennes, confrontées à deux tendances russes, comme le résume l'historien israélien Elie Barnavi : « [...] Tourgueniev d'un côté, Dostoïevski de l'autre : regard sympathique et complice de l'intelligentsia libérale, démocratique et francophile, regard méfiant, sinon hostile, du camp nationaliste, nostalgique de la grandeur de l'empire défunt, tsariste ou communiste, peu importe ». (L'Europe vue d'ailleurs, discours prononcé au Sénat le 7 juin 2008). Il va sans dire que la première tendance fut logiquement presque toujours préférée à la seconde par les élites européennes.
Pour aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
- Le totalitarisme loin du goulag : Orwell en version originale
- Même exécutés, les poètes ne meurent pas
- Banlieues et kolkhozes rouges devenus noirs
À lire
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Dostoïevski, Fiodor, Les pauvres gens (traduit du russe par André Markowicz), Actes Sud/Babel, 2001
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Dostoïevski, Fiodor, L'ensemble des nouvelles traductions d'André Markowicz aux éditions Actes Sud/Babel
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Lermontov, Mikhaïl, Un héros de notre temps (édition bilingue, traduit du russe par Boris de Schloezer, traduction révisée par Jean-Claude Roberti et Simone Sentz-Michel), Gallimard/Folio, 1998
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Pouchkine, Alexandre, Récits de Belkine (traduit du russe par Pierre Skorov), Temps et périodes, 2009
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Pouchkine, Alexandre, Eugène Onéguine (traduit du russe par André Markowicz), Actes Sud/Babel, 2008
Photo : autoportrait de Mikhaïl Lermontov, source : Wikipedia Commons