
Qui se souvient aujourd’hui d’Olegs Skarainis ? Le nom de cet artiste de l’époque soviétique figure dans les manuels, et ses sculptures ornent les rues de Riga. Pourtant, après avoir été acclamé pour sa collaboration à l’érection du Mémorial de Salaspils, Olegs Skarainis est tombé en désuétude. Mais l’heure de la reconnaissance a sans doute sonné une nouvelle fois. Car quand un pays souhaite rayonner sur la scène internationale, il se tourne vers ses talents oubliés.
Le musée des Beaux Arts de Lettonie vient d’ailleurs de réunir les fonds nécessaires à la reproduction du chat Moufik. Cette œuvre, exposée dans la fameuse galerie Tretyakov de Moscou, avait valu à Skarainis la réputation de meilleur animalier d’URSS dans les années 1980.
Aujourd’hui âgé de 90 ans, Olegs Skarainis vit avec sa femme Irena dans un petit village, Ragaciems, à environ 90 kilomètres de Riga. Leur maison est une ancienne cabane de pêcheurs donnant sur une plage déserte. Un peu partout, dans leur jardin, s’amoncellent moulages et sculptures. Un Christ portant la croix appelle particulièrement l’attention ; il symbolise le chemin douloureux que tout homme doit parcourir. Olegs Skarainis sait de quoi il retourne.
Voici l’histoire d’un sculpteur qui a connu la guerre, la déportation, les camps, le totalitarisme, la dépossession.
Osvalds Gaujers - Olegs Skarainis est un nom d’emprunt - naît le 5 août 1923 dans la région de Kaliningrad. À lui seul, son changement d’identité symbolise le parcours audacieux d’un homme, et l’histoire de son pays. C’est en 1970 que le sculpteur refait ses papiers, perdus pendant la Seconde Guerre mondiale, sous un faux nom. Il choisit un prénom russe, Olegs, et le nom de jeune fille letton de sa mère – Skarainis. Un geste d’occultation qui doit lui permettre de mieux s’intégrer dans son pays, désormais sous tutelle soviétique.
Le père de Skarainis, tirailleur letton, s’était installé à Taganrog en Russie après avoir participé à la Révolution d’octobre. La famille n’est pas épargnée par les purges staliniennes : son père périt en prison en 1937, sa mère perd son travail. La famille d’Osvalds Gaujers ne pourra plus se défaire de l’étiquette d’« ennemi du peuple ». Lorsque l’URSS entre dans la guerre en 1941, Gaujers ne peut ainsi quitter Taganrog ; on lui interdit en effet de rejoindre l’Armée rouge. À l’arrivée de l’armée nazie dans la ville, il est amené à travailler à la mine pour l’occupant. Envoyé en Allemagne, il y apprend plusieurs métiers d’usine. Une expérience qui lui permettra de s’échapper du camp de concentration où il s’est retrouvé en 1943. Mobilisé finalement dans l’Armée rouge en 1944, il passe une année sur l’île de Sakhaline ainsi que sur le front japonais.
Rentré au bercail en 1947, il reprend des études secondaires, qui lui permettront d’intégrer deux ans plus tard les Beaux Arts de Riga, et de réaliser un rêve d’enfant : devenir sculpteur. De nouveaux obstacles attendaient le futur artiste. Exclu de l’Académie à la suite d’une maladie qui l’a empêché de suivre les cours, Gaujers repasse le concours d’entrée en 1950. Meilleur élève de sa promotion, il obtient une bourse d’études qui lui donne l’opportunité de côtoyer cinq années durant Teodors Zalkalns et d’autres talentueux sculpteurs lettons.
Sa première réalisation lui ouvre la voie du succès. Dès 1958, il participe au grand projet de mémorial prévu à l’emplacement de l’ancien camp de concentration nazi, établi en 1941 aux alentours de Riga. « Derrière cette porte la terre pleure », peut-on lire sur un bloc de béton à l’entrée de ce site bâti en hommage aux victimes du camp. Cette construction collective, fruit du travail des architectes Gunars Asaris, Ivars Strautmanis, Ilgerts Ostenbergs, Olegs Zakemennij, et des sculpteurs Levs Bukovskis, Janis Zarins et Osvalds Gaujers, a reçu l’une des récompenses les plus prestigieuses de l’époque, le Prix Lénine. Pourtant, cet œuvre colossale n’est pas reconnue par la Lettonie actuelle.
Un monument controversé, le Mémorial de Salaspils
Avec Nikita Khrouchtchev, qui dirige l’URSS entre 1953 et 1964, le pays connaît une certaine ouverture politique. C’est à partir de ce moment qu’apparaît en Lettonie le mouvement dissident Atmoda («Le Réveil»). La littérature étrangère est progressivement introduite, une fenêtre vers l’Europe s’entrouvre ; même si l’art reste encore contrôlé, si sa vocation prolétarienne n’est pas démentie, les artistes soviétiques regardent vers l’Occident. La découverte de Picasso marquera durablement Skarainis.
À cette époque, un concours est lancé afin de construire un Mémorial à Salaspils. Bien que le projet ait été initialement jugé trop moderniste, c’est un groupe de jeunes étudiants de l’Ecole des Beaux Arts de Riga, dont Osvalds Gaujers fait partie, qui l’emporte. « Khrouchtchev voulait un monument simple », se souvient le sculpteur. L’ensemble de sculptures gigantesques en béton symbolisant la souffrance humaine vit ainsi le jour.
Dans la forêt de Salaspils, à une vingtaine de kilomètres de Riga, six sculptures d’hommes et de femmes sont érigées sur l’emplacement de l’ancien camp de concentration. Chaque statue représente un symbole : la mère, l’humiliation, la solidarité, l’insoumission, le serment, l’opposition. L’une d’elles porte le visage de Gaujers, rescapé lui-même d’un camp de concentration.
Dans les années 1990, quand la Lettonie a retrouvé son indépendance, il a été question de raser le Mémorial, considéré comme un monument soviétique. Depuis lors, le monument a été le sujet de nombreuses polémiques politiques sur le sol national, mais aussi entre la Lettonie et la Russie. La dénomination, le nombre de victimes, la collaboration des Lettons à la gestion du camp : autant de questions qui furent et sont encore causes de discorde, autant de questions qui ont parfois excédé l’habituelle opposition entre Lettons et Russes sur les questions historiques et mémorielles. Fidèle à l’enthousiasme qui l’animait quarante ans auparavant, tout en adhérant aux évolutions majeures qui ont marqué son pays, Olegs Skarainis souhaite mettre une touche finale au Mémorial en y rajoutant un symbole œcuménique composée des croix orthodoxe, catholique, et de l’étoile de David. Par là, il célèbre à la fois la mémoire des prisonniers politiques russes et lettons, ainsi que des déportés juifs qui ont péri dans ce camp.
Olegs Skarainis reste particulièrement attaché à cette œuvre qui, pour avoir été réalisée au début de sa carrière, n’en demeure pas moins sa plus grande réussite. S’il ne montre aucune nostalgie pour le régime soviétique - bien au contraire -, l’artiste regrette sa jeunesse, un temps où on osait entreprendre « de gros travaux, où il était possible de se montrer ». Une mélancolie bien compréhensible, quand on connaît la traversée du désert de Skarainis. Hélas, il n’est pas le seul. Nombreux sont les artistes et les savants lettons qui ont connu le même sort : remarqués et adulés à l’époque soviétique, ils sont marginalisés dans la Lettonie actuelle.
Pour aller plus loin
À lire
- Bayou Céline et Le Bourhis Eric (2007), « Rendez-vous manqué entre histoire et mémoire », Le Courrier des pays de l’Est, N°1064, Novembre-Décembre 2007, p.65-76
- Evita Prokopova, (1998), « Nozog Makslinieku savienibas fonda darbus », 11 avril 1998, Diena.
- Natalya Lebedeva, (2009), « Svoi ili chuzyje obrazy ? »,Vest Segodnia, N°25, Janvier.
Source photo : Dana Jurgelevica pour Nouvelle Europe