La Table Ronde – le meuble le plus controversé de la fin du Communisme

Par Dorota Szeligowska | 8 décembre 2009

Pour citer cet article : Dorota Szeligowska, “La Table Ronde – le meuble le plus controversé de la fin du Communisme”, Nouvelle Europe [en ligne], Mardi 8 décembre 2009, http://www.nouvelle-europe.eu/node/743, consulté le 24 mars 2023

La fin du Communisme a été négociée en Pologne par les représentants de l'opposition démocratique et du Parti autour de la Table Ronde, entre le 6 février et le 5 avril 1989. Même si ce modèle s'est révélé réussi et a été suivi dans d'autres pays, il, et la Table Ronde elle-même, inspire jusqu'à aujourd'hui des réactions contrastées, voire violemment opposées, entre les hommes politiques et les gens ordinaires.

Comme l'a annoncé une fois l'actrice polonaise Joanna Szczepkowska: "Le 4 juin 1989, le Communisme a fini en Pologne (Szanowni Państwo, 4 czerwca 1989 roku skończył się w Polsce komunizm)". Bien évidemment, cette phrase, prononcée dans le journal télévisé du 29 octobre 1989, se réfère aux premières élections semi-libres, tenues ce jour-là et à leur résultat qui a donné les représentants de Solidarność (Solidarité) largement gagnants. Ces élections ont été organisées à la suite de l'accord conclu entre les représentants du Parti et de l'opposition démocratique pendant les négociations de la Table Ronde qui ont eu lieu entre le 6 février et le 5 avril 1989.

Une table, un objet ?

De ce fait, la Table Ronde est devenue un des symboles de la fin du Communisme. Le temps passant, le discours qui entoure ces négociations, ainsi qu'une série de négociations parallèles qui ont été tenues dans un cercle restreint des participants dans une villa à Magdalenka, change. Avant d'analyser l'état présent du discours sur la Table Ronde, il semble propice de mentionner quelques détails se rapportant à la Table Ronde elle-même.

La question de la Table Ronde est plus complexe qu'elle ne paraît au premier abord. Elle reflète, entre autres, le doute concernant le début d'existence de la Pologne libre. Même si certains considèrent la Table Ronde comme l'évènement qui a marqué la fin du Communisme, nombreuses sont les opinions divergentes à ce sujet. Les alternatives les plus souvent citées sont : le 4 juin 1989 avec les premières élections semi-libres ou encore la formation du premier gouvernement non-communiste de Tadeusz Mazowiecki qui a suivi ces élections. Il est aussi possible de considérer le changement, à la fin décembre 1989, du nom de l'État (de PRL, Polska Rzeczpospolita Ludowa, la République populaire de Pologne, en III RP, Trzecia Rzeczpospolita, IIIe République) et de son emblème comme la césure cruciale. Ou aller aussi loin que de mentionner la sortie des derniers bataillons de l'armée russe de Pologne en septembre 1993.

Le fait qu'il n'y a pas d'accord en Pologne sur le moment précis de la reprise complète de la souveraineté nationale entraine la difficulté d'en forger une légende forte. Cela provoque aussi l'impossibilité de promouvoir nationalement et internationalement la vision de la Table Ronde polonaise en tant qu'événement initiateur des changements politiques qui ont abouti dans la chute du Communisme dans la région.

La spectaculaire Chute du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989, s'est forgée en un symbole de la chute du Communisme. Et pourtant, ce fut plutôt un aboutissement du processus de transformation politique qu'une impulsion qui a provoqué la chute du bloc de l'Est. On peut dire que cette perception de l'histoire, surtout en Europe occidentale, constitue un de grands complexes polonais qui, notamment, s'est manifesté récemment. Il est possible de comprendre dans cette optique les initiatives menées par l'Ambassade de Pologne à Berlin visant à ‘rappeler', à l'aide de grands panneaux d'affichage accrochés sur l'ancien bâtiment de l'Ambassade polonaise à Unter den Linden, aux voisins allemands que « Tout a commencé à Gdańsk », « Tout a commencé autour d'une table ronde » ou encore qu'en « 1989: nous avons réussi ensemble ».

La-dite Table Ronde a été produite, spécialement pour les négociations entre les communistes et les dissidents polonais, par un atelier de production de meubles de Henryków. Elle se trouvait dans la Salle aux colonnes (Sala Kolumnowa) au Palais présidentiel (qui à l'époque s'appelait Pałac Namiestnikowski) sur Krakowskie Przedmieście, à Varsovie. 57 personnes se sont assises autour d'elle, mais seulement au premier et au dernier jour des négociations, car, entre temps, les débats des groupes de travail ont réuni presque 350 participants. La motivation pour utiliser une table de la forme ronde venait de la conviction que, comme cela, tout le monde assis à cette table serait égal et personne ne serait pas mis en avant et ainsi le sentiment de confrontation entre les représentants du pouvoir et de l'opposition serait réduit. À présent, la table se trouve toujours au Palais présidentiel (cette fois-ci au rez-de-chaussée), où les visiteurs peuvent la voir. Devant chaque siège se trouve un carton avec le nom de la personne qui l'occupait. À côté des noms des participants qui sont déjà morts (22 personnes) des fleurs rouges sont posées.

Une table pour garder le pouvoir

Il est important de ne pas oublier que la motivation première des négociations de la Table Ronde pour les communistes était de garder et re-légitimer leur pouvoir ; et pour les membres de l'opposition démocratique il s'agissait d'essayer de re-légaliser Solidarność qui a été délégalisé en 1981 avec l'introduction de la loi martiale (personne n'osait songer à l'époque de négocier la fin du Communisme). En fin de compte, la question de re-légalisation de Solidarność n'a pas été une décision cruciale prise à la Table Ronde. C'est grâce aux accords conclus à la Table Ronde que les premières élections semi-libres ont pu être tenues, car c'est sur leur organisation et règlement qu'ont porté la plupart des décisions prises. Les représentants de l'opposition ont refusé d'être mis sur les mêmes listes que les représentants du Parti. Ils ont également réussi à négocier que 35% des sièges à la Diète soient ouvertes aux élections libres, et que la chambre haute - le Sénat - soit créée et élue complètement au vote populaire. En outre, les libertés de presse et d'expression ont été élargies et un relâchement de restriction de la création des associations politiques accordé. Comme l'a conclu un représentant du côté gouvernemental, Andrzej Gdula : « Nous avons voulu réparer la PRL et nous avons fait la IIIe RP ». Les négociations, suivies par les élections et la formation de gouvernement Mazowiecki, ont provoqué, selon les paroles de ce dernier, la chute des régimes communistes comme des dominos.

Les décisions prises à la Table Ronde peuvent paraître loin d'être révolutionnaires. Ainsi, beaucoup de personnes ont tendance à dire qu'il ne fallait pas céder aux communistes, voire, qu'il ne fallait pas négocier avec eux, car cela leur a permis de garder une partie importante du pouvoir, ou encore de survivre la transition démocratique plus ou moins sans douleur (en transformant leur capital politique en capital économique grâce à leur emprise et connaissance du système). Il paraît pourtant que de s'adonner à ce genre d'exercice serait a-historique. Ce qu'il faut garder en esprit est que la Table Ronde polonaise a été la première dans la région, et il n'y avait aucune garantie par rapport à la réaction du Parti. Bien au contraire, certains s'attendaient même à une réaction violente, vu qu'apparemment en 1988 encore le général Czesław Kiszczak était en train de préparer une loi martiale bis.

Comme la Table Ronde était un compromis entre les modérés du Parti avec l'opposition, on pouvait s'attendre à ce que les tenants de la ligne dure communistes exprimassent leur mécontentement par rapport aux décisions prises. À la grande surprise, ceci n'a pas eu lieu et les élections du 4 juin ont été menées conformément aux accords pris. Les représentants de Solidarność ont remporté l'ensemble les 35% des sièges de la Diète ouverts à la libre compétition et les 99 sièges sur 100 au Sénat. En plus, suite à ces élections, le gouvernement de Tadeusz Mazowiecki a été créé et n'a pas été contrôlé par les communistes. Après un laps de temps assez court, et au moment où l'opposition démocratique s'est divisée suite à la 'guerre au sommet', lancée par Lech Wałęsa en 1991, c'est l'aile droite de l'opposition qui a commencé à contester les accords de la Table Ronde. Pour autant, en 1989, ses membres tels qu'Antoni Macierewicz ou Ryszard Bender, manifestaient leur satisfaction du compromis acquis. Tout au long des années de la transition démocratique, une ‘légende noire' de la Table Ronde a été créée par la droite radicale. Les accusations de l'orchestration des accords par la police secrète ont été déployées, tout autant que celles de ‘pactation' (fraternisation) secrète entre certains négociateurs des deux bords qui auraient eu lieu à Magdalenka. Néanmoins, ces accusations, malgré la grande conviction de ceux qui les lancent, paraissent ne pas avoir de support factuel. {mospagebreak}

Comment célébrer la fin du Communisme ?

Si l'on se concentre sur le vingtième anniversaire de la Table Ronde qui a été fêté en février 2009 et surtout sur la façon dont les différents groupes politiques l'ont célébré, on peut se faire une bonne idée de l'importance prise par cet objet dans la vie politique polonaise contemporaine. Ce qui est déjà parlant c'est qu'il y a eu deux commémorations de la Table Ronde. La première a été organisée à la Diète, le 5 février 2009, sous la forme d'une conférence intitulée « Dialogue, compromis, accord (Dialog, kompromis, porozumienie) ». Elle a réuni les anciens participants de la Table Ronde, tels que général Wojciech Jaruzelski, Tadeusz Mazowiecki, Aleksander Kwaśniewski, Zbigniew Bujak, Władysław Frasyniuk ou Adam Michnik. Une autre commémoration était organisée par le Président Lech Kaczyński, le 6 février, sous forme de conférence académique qui a réuni 60 historiens au Palais présidentiel. Ils se sont assis à la Table Ronde originale, déplacée à cette occasion de nouveau dans la Salle aux colonnes. Le Président, même s'il a aussi été un des participants clé des négociations de la Table Ronde n'a pas participé à la conférence organisée à la Diète. De surcroît, même au Palais présidentiel, il a prononcé son discours sur le fond de l'affiche de Gary Cooper utilisée pendant les élections du 4 juin 1989.

Il est intéressant de noter que le Premier ministre Donald Tusk n'a participé à la préparation d'aucun de ces événements et que Lech Wałęsa n'était présent à aucune de ces deux commémorations. Tusk était présent à la conférence à la Diète, mais il a souligné que pour lui et pour son gouvernement, la commémoration la plus importante de la fin du Communisme coïncide avec l'anniversaire des élections du 4 juin. En général, les libéraux de la Plateforme civique (Platforma Obywatelska, PO) ont été assez absents dans les commémorations de la Table Ronde. Wałęsa, quant à  lui, a dit que l'accord de la Table Ronde était un « compromis pourri », car les communistes n'étaient pas honnêtes et qu'il ne voulait pas participer à sa commémoration. En fin de compte, il n'a participé qu'à une conférence à Gdańsk organisée par le Centre européen Solidarność.

Une analyse courte de ces deux commémorations concurrentes du vingtième anniversaire de la Table Ronde permet de contraster les deux légendes de la Table Ronde, ainsi que de répondre à la question s'il y avait une philosophie particulière de la Table Ronde.

Il faut dire que la commémoration organisée à la Diète soulignait les bienfaits et le succès de la Table Ronde, et elle a réuni plusieurs de ses anciens participants venant de différents bords politiques. Même si les membres de l'ancienne opposition démocratique divergent dans leurs opinions sur certains points, notamment concernant le fait de savoir s'il existait une philosophie de la Table Ronde, ils soulignent unisono ses bienfaits. Mazowiecki, à maintes reprises, souligna qu'à la Table Ronde ont eu lieu des vraies négociations, et non pas un théâtre (selon certains radicaux, notamment Jan Olszewski, le résultat des négociations était connu d'avance). Il a aussi rejeté l'accusation d'existence des accords secrets. Même s'il ne croyait pas à l'existence d'une philosophie particulière de la Table Ronde, Michnik, quant à lui, la définissait comme une idée de la Pologne commune pour tout le monde, libre et diverse. Kwaśniewski, pour sa part, présentait la philosophie de la Table Ronde en tant que dialogue et recherche des partenaires. Ainsi, si l'on veut appliquer les catégories discutables de la ‘légende blanche' et ‘légende noire' de la Table Ronde, la conférence de la Diète serait du côté de cette première, en essayant de polémiquer avec la deuxième.

Néanmoins, il est important de noter, que la conférence organisée par le Président Lech Kaczyński ne doit pas être vue comme soulignant automatiquement la ‘légende noire'. Même si tout au long de la transition démocratique les frères Kaczyński ont forgé une grande partie de leur capital politique sur la critique de la Table Ronde, le jour de son 20e anniversaire Lech a reconnu son importance et a aussi récusé la suspicion des accords secrets (soi-disant ‘trahison nationale') de Magdalenka. L'a-t-il fait parce qu'il y a participé en personne, en tant qu'un des joueurs les plus importants de l'opposition, ou plutôt à cause de changement ou atténuation de ses opinions, il serait difficile de dire, mais de toute manière c'est un développement prometteur. La composition des participants invités à sa conférence a aussi été variée, à commencer par un des farouches critiques de la Table Ronde, Antoni Macierewicz, passant par le chef de l'IPN (Instytut Pamięci Narodowej, Institut de la Mémoire nationale), Janusz Kurtyka, et un de ses historiens le plus radicaux Piotr Gontarczyk (qui accuse Lech Wałęsa d'être un agent de la police secrète sous le Communisme, même si le tribunal de la lustration a confirmé la déclaration de Wałęsa qu'il n'avait pas collaboré), pour arriver aux historiens libéraux réputés, tels que Jerzy Holzer, Andrzej Paczkowski et Andrzej Friszke.

Quand on observe la couverture de ces évènements dans la presse, il est significatif de noter l'opposition entre les deux journaux leaders : Gazeta wyborcza (de centre-gauche) et Rzeczpospolita (de droite). Les deux ont préparé des dossiers spéciaux sur la Table Ronde et son 20e anniversaire qui ont été utilisés extensivement dans la présente analyse.

La question avec Gazeta Wyborcza est plus facile, comme Adam Michnik continue à être son rédacteur en chef, elle souscrit pour la plupart de temps à sa lecture des faits, et présente un bilan balancé, mais plutôt positif de la Table Ronde. La conférence organisée par la Diète y est plus présente.

Rzeczpospolita développe plus sur la conférence au Palais présidentiel, et elle donne plus de place aux voix critiques (souvent farouchement critiques) de la Table Ronde. Ceux-là, même si elles sont minoritaires dans la société, continuent à présenter la Table Ronde en tant qu'échec et trahison des idéaux d'août (i.e. de la première Solidarność). Elles mettent un accent sur le fait que sans la Table Ronde le Communisme serait de toute manière tombé (p.e. Antoni Dudek), et que sa seule motivation était d'écarter les masses populaires de la prise des décisions (p.e. Andrzej Gwiazda). Néanmoins, selon un sondage publié par Rzeczpospolita le 6 février 2009, 53% des Polonais trouvent que la Table Ronde a eu un impact seulement positif sur la politique polonaise, 37% pensent qu'elle a eu à la fois un impact partiellement positif et négatif. La moitié des Polonais croit que sans la Table Ronde le Communisme ne finirait pas, alors que 42% pensent que si. Dans la réponse à une autre question, 46% des Polonais qui se déclarent partisans de la Table Ronde dès le début (et jusqu'à aujourd'hui), tandis que 10% de ses anciens opposants se sont forgés en ses partisans tout au long des 20 dernières années. Pourtant, 26 % de ses partisans sont devenus ses opposants. Seulement 6% déclarent avoir toujours été opposants de la Table Ronde, et 10% n'ont pas d'avis.  L'historien, Andrzej Paczkowski traduit cette montée importante du nombre des opposants de la Table Ronde par la déception par la période initiale de la transition démocratique qui n'a pas, surtout économiquement, rempli les attentes de pas mal de gens, en les tournant contre la Table Ronde per se.

Les commentateurs de Rzeczpospolita (p.e. Piotr Semka et Rafał Ziemkiewicz) appellent certains représentants de l'opposition démocratique (Bronisław Geremek, Tadeusz Mazowiecki et Adam Michnik) des démiurges de la Table Ronde. Ils critiquent aussi la philosophie de dialogue en l'appelant la ‘trahison des élites', et préfèrent reconnaître les élections du 4 juin comme le moment clé de la fin de communisme. Cette lecture a-historique qui rejette la chaine de causalité entre la Table Ronde et les élections contribue à la reproduction de la ‘légende noire' des négociations. Ainsi nous pouvons dire que cette légende noire, même si, à présent écartée par le Président, est toujours cultivée par une fraction de la presse, la plus conservatrice.

Pour aller plus loin

Sur Nouvelle Europe

Dans Gazeta Wyborcza

  • "Kto wygrał przy Okrągłym Stole?", Adam Leszczyński, 2009-02-05
  • "Niemożliwy Okrągły Stół", Adam Leszczyński, 2009-02-06
  • "Byliśmy pierwsi", Jarosław Kurski, 2009-02-06
  • "Prezydent broni Magdalenki", Adam Leszczyński, 2009-02-06
  • "Mazowiecki: W głowie mieliśmy budzik: ostrożnie!", 2009-02-06
  • "Chcieliśmy naprawić PRL, a zrobiliśmy III RP", Andrzej Gdula, 2009-02-08

Dans Rzeczpospolita

  • "Wałęsa: Okrągły Stół był "zgniłym kompromisem"", 2009-02-04
  • "Debata o Okrągłym Stole w Pałacu Prezydenckim", 2009-02-06
  • "Stół nie dla każdego", Piotr Semka, 2009-02-06
  • "Biała i czarna legenda obrad", Jarosław Stróżyk, 2009-02-06
  • "Okrągły Stół traci blask", Jarosław Stróżyk, 2009-02-06
  • "Sterta bzdur o Okrągłym Stole", Rafał A. Ziemkiewicz, 2009-02-11