
Peut-on parler de scène artistique d'Europe centrale et orientale? La notion insaisissable d'un art contemporain Est-européen est aujourd'hui de plus en plus immatérielle et diversifiée du fait de son intégration dans le monde de l'art globalisé.
Ces changements de circonstances se reflètent jusque dans la scène artistique régionale. Celle-ci inclut désormais les artistes qui ne sont pas nécessairement basés dans leurs pays d'origine (mais dont le matériau de leur œuvre est l'héritage des histoires et des expériences partagées), les artistes établis dans la région mais qui travaillent à l'échelle internationale (sans le poids de leur propre passé), ainsi que des artistes non autochtones installés dans les pays de l'ancien Bloc de l'Est et ceux qui ont choisi cette aire géographique comme objet de leurs recherches artistiques. La connexion de la région au monde de l'art globalisé a également modifié le paysage des institutions et des politiques culturelles.
Introduction - La difficile voie hors du post-modernisme
Selon Boris Buden, "le discours postmoderniste avec sa proclamation notoire d'une pluralité de récits sans maître-récit est une construction idéologique hégémonique qui n'a aucune application dans les pays post-communistes ou ex-socialistes". L'histoire officielle raconte que le communisme a péri en 1989 et a été remplacé par la démocratie libérale et le capitalisme. En Europe de l'Est, cette doxa fait qu'il est difficile de naviguer entre l'idéologie nouvellement imposée et la recherche de (re)définitions des relations sociales dépassant cette idéologie.
Ainsi, la scène artistique en Europe centrale et orientale est fragilisée par deux particularités. La première est l'adoption aveugle du paradigme artistique occidental. La seconde est l'effacement de tout contexte géopolitique et de tout legs historique. Cette disparition de la mémoire historique sous le néo-libéralisme s'est accompagnée d'une absence totale de réflexion critique sur la situation mondiale contemporaine. D'autre part, si la critique existe dans le système de l'art occidental, celle-ci produit une "institution de la critique" (la critique est cooptée par l'institution-même qui est visée par celle-ci). Dès lors, quand un artiste d'Europe centrale et orientale critique les institutions sociétales occidentales, celui-ci est souvent étiqueté comme conservateur ou nationaliste. On suppose qu'il ne comprend pas comment fonctionne les institutions occidentales et la logique de progrès qui lui est sous-tendue.
La seconde sphère publique - Le refuge fragile de la scène underground avant 1989
Revenons brièvement ici sur la situation de la scène artistique d'Europe centrale et orientale avant la chute des régimes communistes. Celle-ci s'est épanouie au sein de ce que l'on nomme la "deuxième sphère publique" (l'historien d'art Piotr Piotrowski a même suggéré que, dans le cas de la Pologne pendant les années 1970 et 1980, une "troisième sphère publique" pouvait également être pertinente). La "deuxième sphère publique" fut un espace appartenant aux activités et événements non officiels dans les pays de l'ancien Bloc de l'Est entre les années 1960-1980. Bien entendu, les situations varièrent d'un pays à l'autre. En Yougoslavie, par exemple, bien que les idéologies socialistes et capitalistes fussent à couteaux tirés, elles ont souvent cohabité. À l'autre bout du spectre, la censure et toutes sortes de restrictions eurent cours en Roumanie et en Hongrie. Entre ces deux extrêmes on trouve un large éventail de situations sociologiques spécifiques.
Du fait de cette situation, les artistes en rupture avec les doctrines de l'art dominant (réalisme socialiste et conformisme esthétique) présentaient leurs œuvres et leurs actions dans la "seconde sphère publique" (à la périphérie culturelle donc), dans des maisons culturelles, des appartements privés ou des studios d'art, dans des caves, ou dans la nature. La caractéristique unique de la scène artistique derrière le Rideau de Fer fut donc sa "flexibilité", analyse Adam Czirak. Pour éviter la censure, les artistes présentaient leurs œuvres sous forme de lectures, d'interventions spontanées, ou dans le cadre d'expositions de courte durée qui souvent ne durèrent pas plus de quelques heures.
Pour terminer ce tour d'horizon des caractéristiques de cette période, il faut souligner les liens entretenus entre certaines communautés artistiques en Pologne, Hongrie et Tchécoslovaquie avec des artistes de la RFA, de France, d'Amérique du Nord, d'Amérique latine et d'ailleurs. A l'inverse, les artistes en provenance de Roumanie et de l'ex-RDA ont souligné le peu d'espace pour des collaborations internationales et leur isolement relatif. Cela peut s'expliquer par le fait que la Pologne, la Hongrie et la Tchécoslovaquie étaient au regard des échanges culturels plus permissifs que la Roumanie et la RDA. Toutefois, l'isolement ressenti par ces derniers fut également une possibilité d'expérimenter des champs esthétiques nouveaux, indépendamment des tendances occidentales.
Exister dans un monde globalisé - Acquérir les codes, mais lesquels?
La période suivant la disparition des régimes communistes peut être découpée en deux temps distincts. Pour effectuer un rapide tour d'horizon, la première décennie post-communiste a vu les artistes de la région explorer les grands récits de la mémoire, les traumatismes et les identités collectives du passé socialiste. Le postmodernisme des années 1990 était en général préoccupé par les questions d'identité (nation, sexe, minorités). Mais on constate également au sein de la scène artistique de cette période un désir de renouer avec les cultures des pays voisins, dont la connaissance avait été occultée ou déformée durant l'ère communiste. L'attitude post-moderne se traduit également par la volonté de rejeter des catégories telles que: art Est-européen, art balte et art balkanique.
Une mue s'opère à partir de la décennie suivante: les nouvelles préoccupations artistiques se caractérisent alors souvent par un sentiment de solidarité cosmopolite. Cette période de "post-transition" (Maja et Reuben Fowkes, "From Post-Communism to Post-Transition", in The Art Book, vol. 16, n°1, février 2009) fait éclore une sensibilité plus post-nationale qui ne doit pas être comprise en opposition à l'identité nationale, mais plutôt comme conduisant à des formes d'appartenance plus complexes et multicouches (selon les réflexions d'Habermas). Illustrons ce mouvement par deux exemples. En 1993, Dan Perjovschi se fait tatouer le mot "Roumanie" sur son bras; dix ans plus tard, il décide de le faire effacer lors d'une performance publique. Roman Ondák, lui, introduit l'environnement extérieur des Giardini de la Biennale de Venise 2009 à l'intérieur du pavillon tchécoslovaque, une manière de refuser de placer son travail sous l'angle d'une identité déterminée. La scène artistique actuelle est également tributaire de l'accélération des échanges d'informations et de la synchronisation des cultures mondiales. La mondialisation voit l'émergence de nouvelles formes de migrations. Ces phénomène se traduisent sur la scène artistique des pays Est-européens en termes d'exilés et des nomades (TJ Demos, " The Ends of Exile: Towards a Coming Universality", in Nicolas Bourriaud (éd.), Altermodern, Tate Publishing, Londres, 2009). À cet égard, l'artiste polonaise Johanna Rajkowska traite avec cynisme dans son travail les revendications d'un "nomadisme utopique", réservé aux classes privilégiées.
Outre les aspects liés aux thèmes abordés dans leurs œuvres, beaucoup d'artistes de la jeune génération sous-estiment le fait que la culture "alternative" (non officielle) des années 1980 n'a pas été antisocialiste, mais plutôt réformiste (Eda Čufer, "Some comments on the report on the interviews with the participants of the research project ‘The field of Cultural production in the Sphere of Visual Arts", in Maska, vol. XXIV, n°121-122, été 2009, p. 84). Tout se passe comme si, en quête de reconnaissance par le marché de l'art occidental, certains jeunes artistes en Europe centrale et orientale adoptaient aveuglément le paradigme de l'art occidental et son "institution de la critique". Le problème qui en découle est qu'une dépolitisation s'opère immanquablement via leur intégration au marché de l'art globalisé. A l'inverse, d'autres pensent qu'en insérant des contenus socialement critiques dans leurs œuvres, ils feront émerger une communauté politique qui pourrait avoir un impact sur la société en général. Cependant, comme Boris Groys l'a remarqué: "un artiste opère sur le même territoire que l'idéologie. Le potentiel positif et critique de l'art-même apparait de manière beaucoup plus puissante et productive dans le contexte de la politique que dans le contexte du marché" (Boris Groys, Art Power, MIT Press, Cambridge, 2008, p. 8).
Un archipel d'institutions peu connectées - La faiblesse des politiques publiques culturelles
La scène culturelle internationale a marginalisé les problèmes spécifiquement locaux en fonction de sa propre idéologie et de ses besoins. Bien qu'il y eut une résistance initiale de la part des acteurs locaux, leurs positions furent corrompues par les nouveaux modèles occidentaux de production artistique. Les dommages que cette appropriation a causés peuvent être observés dans la difficulté des scènes artistiques locales à développer de grands projets basés sur la solidarité et la collaboration. À cela s'ajoute un manque chronique de moyens financiers et d'infrastructures et la faiblesse de l'organisation systémique de la scène artistique d'Europe centrale et orientale.
Les acteurs politiques locaux en charge de la culture ont souvent, soit adopté des positions conservatrices et rigides, soit encouragé la tendance à la commercialisation et à la privatisation de l'espace public. Cette tendance est extrêmement hostile aux ONG actives dans le secteur des arts et de la culture. Elle rend difficile toute réforme des institutions culturelles et empêche l'éclosion de synergies et de pratiques artistiques alternatives. Des pratiques qui, au cours des années 70 et 80, contribuèrent grandement à la libéralisation des sociétés communistes. Pourtant, durant la période qui suivit immédiatement la chute du Rideau de Fer, les scènes artistiques locales avaient reçu un appui financier de diverses sources internationales (comme l'Open Society Institute de Georges Soros). Toutefois, après un certain temps, le soutien international a commencé à décroître (à mesure que ces pays se développaient), laissant les scènes artistiques indépendantes nouvellement créés seules face à des politiques culturelles nationales sous-développés et non stratégiques.
Durant la période communiste, presque aucun nouveau musée n'a été construit en Europe centrale et orientale. Après 1989, en raison de la faiblesse économique générale de ces pays, aucun acteur culturel capable de rivaliser avec ses homologues occidentaux n'a émergé, ni aucune collection pouvant occuper une position importante sur la carte touristique internationale. Néanmoins, cela ne revient pas à dire que la région soit un désert en matière d'institutions artistiques. On observe (surtout depuis le début des années 2000) un développement dynamique des musées d'art et d'art contemporain en particulier, complété par un certain nombre de centres d'art. Leurs modes de fonctionnement sont souvent calqués sur des modèles européens et américains. Dressons une liste indicative (forcément incomplète) de lieux constituant la scène artistique d'Europe centrale et orientale. En Pologne, on trouve des centres artistiques à Varsovie, Cracovie, Katowice, Wrocław et Łódź mais aussi à Białystok, Gdańsk, Toruń, Poznań, Radom et Szczecin. En République Tchèque, outre Prague, des institutions ont vu le jour à Brno, Kutná Hora, Olomouc, and Český Krumlov. La diffusion régionale des centres d'art existe également en Hongrie et en Slovaquie. Ainsi, mis à part Budapest, la scène culturelle est active à Győr et Pécs mais aussi à Veszprém, Debrecen, Paks, Siófok et Dunaújváros. Les provinces slovaques de Košice, Čunovo, Trnava, Modra et Medzilaborce sont plus en pointe que la capitale Bratislava elle-même en termes de vivacité artistique. Pour finir ce rapide tour d'horizon, relevons qu'en Slovénie, Ljubljana recèle une communauté artistique fragile mais active et des institutions artistiques ont également vu le jour à Maribor et à Celje.
À côté de ces initiatives nationales et régionales, publiques et/ou privées, on constate une aspiration à attirer également des succursales de musés occidentaux réputés. Il n'est pas exagéré de dire que chaque débat local commence habituellement par une discussion du "modèle Guggenheim" (Bilbao, reproduit depuis) et des bénéfices que les autorités locales espèrent en tirer en termes d'image et de fréquentation. À cet égard, on peut citer la présence depuis 1996 du Ludwig Múzeum à Budapest et le projet du Guggenheim Hermitage Museum à Vilnius. Ces filiales sont considérées comme des tentatives de positionner l'Europe centrale et orientale sur la carte mondiale des musées.
Enfin, il est à noter que l'Europe centrale et orientale semble toujours méfiante envers les musées privés et les collections privées, bien que la situation change peu à peu à cet égard. Ces dernières souffrent d'un déficit de prestige vis-à-vis des collections publiques, tandis qu'un lieu d'exposition privé est souvent considéré comme le caprice d'un homme riche, une fantaisie qui cache en réalité un désir de profit.
Conclusion - Une singularité qui doit être une richesse
Nombre d'artistes de talent sont établis en Roumanie, la plupart basés à Cluj-Napoca. Or, ces artistes se tournent vers le marché mondial pour trouver des acheteurs et des collectionneurs. Comme l'explique Jan de Maere, historien de l'art à l'Université libre de Bruxelles et à la Duke University, "ces artistes sont souvent repérés par des galeries étrangères, qui les lancent sur la scène internationale. C'est sur le marché international de l'art que ces artistes ont le plus de chance de succès". Cet exemple permet de comprendre que l'effort doit porter sur l'implication de la sphère publique afin de favoriser l'implantation dans les pays d'Europe centrale et orientale de collections muséales et d'infrastructures abritant des collections privées. La difficulté provient du fait que l'Europe de l'Est semble avoir constamment besoin de recevoir de la reconnaissance et des preuves que son art est apprécié par le système artistique dominant (occidental). A défaut de celle-ci, les sociétés de la région ne sont guère intéressées par leurs scènes nationales ou par ce qui se crée dans leur voisinage le plus proche. Alors-même qu'elles partagent des souvenirs singuliers, des particularités locales et historiques et des pistes de réflexion communes pour traiter des enjeux mondiaux dont les questions de solidarité post-nationale.
Au cours des deux dernières décennies, la notion d'Europe de l'Est a perdu de sa pertinence politique, mais peut-être reste-t-elle une catégorie ouverte et productive offrant à la scène culturelle des pays de cette région un contexte permettant de faire face à la fois aux legs du communisme et aux dilemmes sociaux et politiques de l'ère post-communiste, tout en ouvrant des pistes au dépassement du paradigme postmoderniste encore largement vigoureux au sein de la scène artistique mondiale.
Pour aller plus loin
Ouvrages
Piotr Piotrowski, Art and Democracy in Post-Communist Europe, Reaktion Books, Londres, 2012
Sur internet
Andrea Bátorová, "Interview with Katalin Cseh and Adam Czirak About the Second Public Sphere in the former Eastern Bloc", in ARTMargins, 23 octobre 2014
Janeil Engelstad, "Special Issue: Art and the Environment in East-Central Europe: Introduction", in ARTMargins, 30 juillet 2014
Maja and Reuben Fowkes, "Contemporary East European Art in the Era of Globalization: From Identity Politics to Cosmopolitan Solidarity", ARTMargins, 29 septembre 2010
Katarzyna Jagodzińska, "Expansion of museums in Central Europe?", in RIHA Journal, n°0120, 3 juin 2015
Piotr Piotrowski, "East European Art Peripheries Facing Post-Colonial Theory", in NonSite.org, n°12, 12 août 2014
Katja Praznik, "A Short Guide to Contemporary Art in Slovenia", in ARTMargins, 05 janvier 2010
Writing Central European Art History, PATTERNS Travelling Lecture Set, ERSTE Foundation, 2008-2009
Légende image:
Marina Abramovic, "The Artist is Present", 2010 (image Andrew Russeth - sous creative commons license)