Le regard que les Italiens portent sur la mémoire du fascisme est en large partie dû à la situation particulière, connue par le pays, avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, par rapport aux autres régimes nazi/fascistes. Ce terme, utile pour indiquer en un seul mot l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, reste pourtant méthodologiquement imprécis, fascisme et nazisme appartenant à deux catégories conceptuelles différentes pour les politologues.
Le regard que les Italiens portent sur la mémoire du fascisme est en large partie dû à la situation particulière, connue par le pays, avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, par rapport aux autres régimes nazi/fascistes. Ce terme, utile pour indiquer en un seul mot l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, reste pourtant méthodologiquement imprécis, fascisme et nazisme appartenant à deux catégories conceptuelles différentes pour les politologues.
Une position ambiguë
L’Allemagne avait en effet connu seulement la guerre, qu’elle avait de plus conduite en tant qu'agresseur, les troupes étrangères n’entrant sur son territoire que lors de la défaite finale. Pendant ce temps, le pays avait été plutôt uni à l’intérieur, la dissidence ayant été limitée et de toute façon écrasée dès sa naissance.
L’Espagne, de son côté, avait connu la guerre civile, déchirée par des luttes fratricides, mais elle était restée en dehors de la Seconde Guerre mondiale, qu’elle avait vécue comme un observateur externe, ni occupée, ni occupant.
L’Italie avait au contraire fait à la fois l’expérience de la guerre et de la guerre civile, connaissant ainsi une situation ambiguë de duplicité du conflit, occupant étranger contre partisans, mais aussi fascistes contre antifascistes, et de son rôle, victime et bourreau. En effet, non seulement le fascisme n’avait jamais été capable d’instaurer un véritable totalitarisme, niant tout contrepouvoir (c’est pour cette raison qu’il est plus correct de le définir comme un système autoritaire), mais de plus, après l’arrestation de Mussolini et la chute du fascisme, le 25 juillet 1943, l’Italie se retrouve divisée en son for intérieur.
D’un côté, il y avait tous ceux qui croyaient véritablement à l’idéologie fasciste, restant donc fidèles à Mussolini, le rejoignant lorsque celui-ci fut libéré (ou plutôt pris en otage) par les Allemands. Ceux-ci avaient donc adhéré à la République sociale de Saló, le nouveau gouvernement fasciste proclamé par Mussolini le 18 septembre, mais dans lequel le dictateur italien n’avait qu’un rôle de façade, gardé à vue par les Allemands dans sa prison dorée de Gargnano sul Garda.
De l’autre côté, il y avait le gouvernement Badoglio, « officiel » mais tout aussi impuissant que celui de Saló, composé des résistants qui n’avaient pas été exilés et surtout tous ceux qui pendant les vingt ans de la dictature fasciste s’étaient limités à faire le dos rond et à se taire. Ceux-ci étaient certes soutenus par la majorité des militaires se trouvant sur le territoire italien, qui, ayant prêté serment d’allégeance au Roi et non pas au Duce, avaient pour la plupart choisi de rester fidèles à la monarchie et de respecter l’armistice avec les Anglo-américains. Cependant, l’armée en tant que telle, éprouvée par le conflit et déstabilisée par la surprise, était en pleine débandade. En effet, hormis quelques actes d’héroïsme comme celui de la Division Acqui sur l’île grecque de Céphalonie, elle n’avait même pas essayé d’empêcher les Allemands d’occuper tous les centres névralgiques de la Péninsule, ainsi que les derniers retranchements que l’armée italienne gardait à l’étranger.
Le débarquement anglo-américain ne fut donc pas vécu comme une défaite, mais comme une libération (ce qui explique par ailleurs le pro-atlantisme italien) : les chars américains sont accueillis avec autant d’enthousiasme qu’à Paris et le 25 avril, jour de la Libération, est devenu le jour de la fête nationale.
La réaction qui a suivi par rapport à l’expérience fasciste témoigne de cette ambiguïté : comme en Espagne, on ressent le besoin de pardonner plutôt que de punir (il n’y aura pas d'équivalent aux procès de Nüremberg en Italie), afin d’essayer de recoudre la fracture créée par la guerre civile, oublier les différends et reconstruire ensemble le pays, bien que les tensions entre fascistes et communistes continueront à produire des épisodes violents, notamment des expéditions punitives à l’encontre de ceux qui avaient recouvert un rôle dans l’apparat du parti et, dans les années « de plomb », des attentats et des assassinats politiques.
En même temps toutefois, comme en Allemagne, et contrairement à l’Espagne, l’Italie éprouve un sentiment de culpabilité envers les autres pays : tout en n’ayant pas commencé la guerre (l’Italie entre en effet en guerre seulement en juin 1940, après avoir longtemps hésité sur l’attitude à adopter et même, ce qui peut paraître paradoxal, sur le côté où s'engager), elle y a participé du mauvais côté, en rendant possible la continuation des horreurs qui ont caractérisé ce conflit et en participant aux délire de pureté raciale et de persécution des minorités.
Les conséquences de la mémoire
Il n’y a donc pas, en Italie, de véritable politique de la mémoire parce que, comme l’Espagne d'avant Zapatero, elle a voulu délibérément éviter de rouvrir les plaies qu’elle avait eu du mal à refermer, mais le sentiment de culpabilité qui s’est instauré dans l’inconscient des Italiens a eu une large influence sur la politique de l’après-guerre.
La conséquence majeure a été le fait que toute la droite s’est retrouvée délégitimée par les fautes du régime, les fascistes eux-mêmes mais aussi cette droite libérale qui avait fermé les yeux face à la montée au pouvoir de Mussolini, convaincue de pouvoir le manipuler aisément en tant qu'anticommuniste. Encore aujourd’hui, on a du mal à se déclarer de droite et on parle plutôt de centre-droit et « fasciste » est devenu une insulte, toujours utilisé pour délégitimer l’adversaire.
C’est seulement avec Berlusconi que le terme « communiste » commence à être utilisé dans le même sens et que la diabolisation de l’adversaire, qui était avant possible seulement pour la gauche, est devenue « bipartisane ». Certes, la Démocratie Chrétienne (DC) s’était construite, à la fin de la guerre, comme une alternative à la fois au fascisme et au communisme ; et l’anticommunisme avait ensuite trouvé son expression dans les luttes des années de plomb et dans le réseau Gladio. Mais pour l’opinion publique en général, le communisme était le côté « des gentils », celui des résistants, celui qui avait gagné la guerre. Le Parti communiste italien (PCI) est en effet le plus grand parti communiste d’Europe de l’Ouest et s’il ne rentre pas au gouvernement, c’est seulement à cause du veto américain dans les pays de l'Alliance atlantique. Il s’instaure toutefois un modus vivendi, même avec la DC, qui fait que le PCI prend de fait une part importante dans la gestion du pays, notamment au niveau du système éducatif, parmi les intellectuels et au niveau régional (avec une domination écrasante dans les administrations locales en Toscane et Emilie-Romagne).
Ce changement de rhétorique correspond à une transformation du panorama politique italien : jusqu’aux années 1990, celui-ci était caractérisé par un large centre qui monopolisait le pouvoir, duquel était exclue, comme on a vu, une bonne partie de la droite et de la gauche. Avec la chute du mur de Berlin (qui a comme conséquence la fin du veto américain et la reconversion du PCI en parti gouvernemental) et le scandale des Mains propres - mani pulite - (qui porte à la disparition des deux partis qui avaient jusque là dominé la scène politique italienne, DC et PSI), on assiste à une polarisation du panorama politique italien, avec l’émergence d’un système bipolaire, avec une coalition de droite et une coalition de gauche.
C’est donc en quelque sorte seulement en se confrontant à un adversaire qui a autant de squelettes dans son armoire, qui fait face aux mêmes problèmes de rapport au passé et qui vient de passer du côté des perdants de l’histoire, que la droite italienne peut commencer à se reconstruire, souvent en utilisant la même stratégie d’exploitation de la mémoire historique contre l’adversaire.
Pour aller plus loin :
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À lire |
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Berrafato, L., Le crépuscule du fascisme : histoire de la République sociale italienne de 1943 à 1945, Paris, Ed. des Monts d'Arréé, 1995 |
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"Historiens et usages publics du passé : Allemagne, Italie, Russie", in Matériaux pour l'histoire de notre temps, 2002 (10-12) n°68, p.1-86 |