Les dernières polémiques quant aux pressions exercées sur les juges du Tribunal Pénal International pour l'ex Yougoslavie font peser de plus en plus de doutes sur l'impartialité et le véritable désir de justice. Pourtant, ses décisions et expertises ont été déterminantes dans le processus d'adhésion de la Croatie à l'Union Européenne. Au-delà des critères de Copenhague, la Croatie, ex République fédérée yougoslave, indépendante depuis 1991, s'est vue obligée de répondre à une obligation particulière : la pleine coopération avec le Tribunal Pénal International pour l'ex Yougoslavie. Une première dans l'histoire de l'élargissement.
A près d’un an de la fin du mandat du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), les Procureurs généraux des Républiques de Croatie et de Bosnie-Herzégovine déclarent qu’il existe une véritable coopération régionale et que, malgré la disparition prochaine de la juridiction ad hoc, les criminels de guerre ne pourront plus se cacher et échapper à la justice.[1] En effet, si la réussite du Tribunal des Nation unies, chargé des crimes de guerre, ayant eu lieu entre 1991 et 1999, sur le territoire de l’ancienne fédération titiste, est plus que discutable, son action a tout de même permis un certain développement du droit international humanitaire.
Pour les spécialistes, son principal apport se constate largement dans le domaine du traitement juridique et de la sanction des violences sexuelles en temps de guerre. Il a aussi précisé certains éléments constitutifs du génocide, il a établi que la réduction en esclavage et les persécutions constituent des crimes contre l’humanité. Et enfin, point qui nous intéresse tout particulièrement dans ces lignes, il a appliqué le principe moderne de la responsabilité pénale des supérieurs (ou responsabilité du supérieur hiérarchique) : un certain degré de connaissance des crimes que les subordonnés s’apprêtent à commettre, ou qu’ils ont commis, de la part du responsable doit être établi pour reconnaître la culpabilité du chef de guerre.
C’est à cause de ce dernier point que l’acquittement en appel d’Ante Gotovina a créé la polémique : le collège des juges n’a pas réussi à établir que le général était au courant des bombardements et actions de force ayant poussé à l’exode des milliers de familles qui vivaient alors dans la province sécessionniste serbe Krajina. La réaction - jugée choquante par certains - de quelques représentants de l'Etat candidat à l’Union européenne, quant à cette « victoire », n’a pas n’a pas été franchement critiquée par Bruxelles. On parle alors depuis, de manière encore plus intense, de justice à double vitesse, de justice internationale négociée et/ou négociable.
Les choses ne sont, bien sûr, pas si simples. Ces lignes ont donc pour objectif de distinguer comment a été appréhendée la question de la justice pénale internationale vis-à-vis de la Croatie, Etat candidat et maintenant 28e membre de l’Union européenne.
Une Résolution du Conseil de sécurité créant des obligations
Si la juridiction ad hoc ne rend justice que pour des évènements particuliers, sur un territoire délimité, durant une période définie, cette création du Conseil de sécurité s’adresse à la totalité des membres des Nations unies. En effet, la résolution 808 du 22 février 1993, prise au nom du Chapitre VII de la Charte de San Francisco pour mettre fin aux menaces à la paix et à la sécurité internationale sur le territoire ex-yougoslave, est à vocation universelle.
Les rapports rendus tous les ans par les Procureurs du Tribunal font donc état des informations transmises par tous les Etats membres des Nations unies mais aussi de leurs manquements après enquête des services du Procureur. Ainsi, dans le cas Gotovina, la France avait été critiquée pour son manque de transparence. Le général en fuite, ancien légionnaire de l’Armée française, avait obtenu un passeport de l’Ambassade de France à Zagreb quelques jours avant l’édiction de son mandat d’arrestation.[2]
Les obligations créées par la résolution 808 n’ont pas la même teneur pour les principaux intéressés. Faire en sorte que toute personne soit soumise au droit, quelle que soit sa place dans la hiérarchie militaire ou étatique, est un des principes de base de l’Etat de droit. Pour maintenir la paix dans la région, les réalités liées au principe de l’Etat de droit sont indispensables. « La justice est un élément indispensable du processus de réconciliation nationale. Elle est essentielle au rétablissement des relations harmonieuses et pacifiques entre les hommes et les femmes qui ont dû vivre sous le règne de la terreur. Elle interrompt le cycle de violence, de la haine et prévient la vengeance illégale. Ainsi la paix et la justice vont-elles de pair. »[3].
Les rapports du Procureur du TPIY ont aussi pour fonction de juger de l’avancement de l’Etat de droit dans les nouveaux Etats concernés par les conflits. En fonction des éléments rapportés dans ces rapports, le Tribunal intervient directement en appui. Ainsi, en Croatie, il encourage les réformes des institutions judiciaires, participe activement à la formation de juristes et en particulier quant à l’application des normes du droit international dans leurs systèmes juridiques. Ainsi, parallèlement à sa mission première qui est de juger les personnes poursuivies pour crimes de guerre, l’institution ad hoc créée par les Nations unies a servi de catalyseur pour la création de tribunaux spécialisés chargés de juger les crimes de guerre dans la région.
Grâce à cette action, la question n’est plus de savoir si les dirigeants doivent être tenus responsables de leurs agissements, mais comment assurer qu’ils le soient. Rien ne peut assurer leur condamnation même si, de commune renommée, ils sont considérés comme responsables de crimes : les juges examinent les déclarations des témoins oculaires, des survivants et des auteurs des crimes. Le problème qui se pose, c’est le risque que prennent les témoins mais surtout, lorsque les dirigeants de l’époque de crimes sont en lien ou - plus ou moins - les mêmes qu’au moment de l’enquête… L’alternance politique joue un rôle capital dans ce domaine mais tout ce qui importe le Tribunal et ses défenseurs, c’est que cette possibilité existe, les réalités liées à la vie politique sont autre chose et les Nations unies n’ont pas à s’en inquiéter.
La Croatie, comme tout autre Etat, ne peut donc pas négocier ces exigences liées à l’Etat de droit avec le TPIY (donc avec le Conseil de sécurité), ni même avec l’Union européenne.
L’Etat de droit : un critère non négociable pour l’UE
Un Etat candidat à l’Union européenne est forcément de droit, ce point n’est absolument pas négociable puisqu’il figure dans les textes fondateurs. Art. 2 TUE : « L'Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l'égalité entre les femmes et les hommes. » Et tout Etat européen, Art. 49 TUE : « qui respecte les valeurs visées à l'article 2 et s'engage à les promouvoir peut demander à devenir membre de l'Union. ». Ainsi, l’action du TPIY en Croatie, et la réponse des institutions croates, sont de toute première importance pour l’organisation régionale.
L’action de la justice internationale en Croatie n’a donc rien d’un élément négociable au départ. Comme ses voisins, dont les représentants étatiques et militaires sont présumés, ou ont été jugés, comme étant responsables de crimes de guerre, la Croatie doit répondre à des obligations fermes : à celles posées par la résolution 808 et, par ricochet, à celles du Procureur du TPIY qui font, tout au long du mandat, un bilan de l’avancement de l’Etat de droit et de la coopération avec les juges de La Haye. Et c’est cette obligation de coopération qui est interprétable et donc, négociable.
Une obligation de coopération interprétée
Si la résolution 808 dispose, tout simplement d’une vocation universelle, la résolution 827 est plus précise : le 25 mai 1993, le Conseil de sécurité affirme que « tous les Etats apporteront leur pleine coopération au Tribunal international et à ses organes, (…) tous les Etats prendront toutes mesures nécessaires en vertu de leur droit interne pour mettre en application les dispositions de la présente résolution. » La seule chose qui apparaît clairement à la lecture de cette résolution, c’est qu’on ne peut rien exiger des ex-Républiques fédérées titistes si leur droit interne n’évolue pas.
Les Statuts du TPIY précisent, de manière non exhaustive, divers aspects de cette coopération. Ces Statuts bénéficiant de la force contraignante des résolutions ayant permis leur édiction, ces éléments doivent tenir lieu d’exemple pour les représentants étatiques dès qu’une information relative aux criminels de guerre est à leur portée. Toutefois, il ne s’agit que d’exemples. L'obligation de coopérer avec les Tribunaux internationaux ad hoc ne peut pas, en droit international être considérée comme une obligation de résultat. Une certaine liberté est laissée à l'Etat quant aux choix des moyens. On peut donc s’attendre à ce que les Etats prennent les mesures dont on peut espérer un certain résultat qui va dans le sens de la mission du Tribunal.
L’interprétation est donc subjective et peut expliquer, en partie, pourquoi certains rapports, parce que rédigés par certains Procureurs, sont particulièrement durs au sujet de cette « pleine coopération ». L’interprétation est aussi subjective pour les représentants de l’UE. Ceux-ci sont censés se référer aux rapports du Procureur du TPIY, mais rien ne nous garantit que ces rapports sont scrupuleusement lus avant les Conseils relatifs aux élargissements des ex-yougoslaves…[4] Il semblerait, au regard des quelques précédents, que l’obligation de coopération doive être une obligation de résultat pour les représentants étatiques de l’UE : les criminels les plus connus doivent être arrêtés et extradés à La Haye pour faire la preuve d’une pleine coopération. Le Conseil de l’UE, qui a un rôle essentiel dans l’acceptation d’un nouveau membre, a donc son interprétation propre.
La Croatie : un Etat candidat particulier
La Croatie est le premier nouvel Etat membre de l’Union depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, il est donc soumis au nouvel Art. 49 du TUE :
« Tout État européen qui respecte les valeurs visées à l'article 2 et s'engage à les promouvoir peut demander à devenir membre de l'Union. Le Parlement européen et les parlements nationaux sont informés de cette demande. L'État demandeur adresse sa demande au Conseil, lequel se prononce à l'unanimité après avoir consulté la Commission et après approbation du Parlement européen qui se prononce à la majorité des membres qui le composent. Les critères d'éligibilité approuvés par le Conseil européen sont pris en compte. ».[5]
L’alinéa 1er de cet article implique que les critères d’éligibilité décidés par le Conseil européen sont pris en considération par le Conseil des ministres quand il statue sur les demandes d’adhésion. Cette formule, dans le droit originaire de l’Union, implique une véritable individualisation des critères à prendre en compte pour accepter la candidature et faire évoluer le processus, au cas par cas, par le Conseil européen.
Au-delà des critères de Copenhague, le Conseil européen du 29 avril 1997, parmi les conditions de participation au processus de stabilisation et d'association, exige de la République ex-yougoslave sa pleine coopération avec le Tribunal Pénal International pour l'ex-Yougoslavie. C’est dans ce cadre que cette condition peut être considérée comme un critère de négociation.
Ces conditions, soumises à interprétation au regard des circonstances, constituent un élément fondamental du processus de stabilisation et d'association. Elles sont intégrées dans l'accord de stabilisation et d'association qui a été signé avec la Croatie en octobre 2001.[6]
Dans un premier temps, Zagreb remplit l’obligation de moyen au regard des exigences du TPIY. Le Parlement adopte, en 1996, la loi constitutionnelle relative à la coopération avec le TPIY et créé le Conseil gouvernemental croate pour la coopération avec la Cour internationale de Justice et les juridictions pénales internationales. Mais le vote de ce texte est loin d’être suffisant ; l’interprétation de l’exigence par le Procureur Del Ponte, quant aux exigences de coopération, n’a pas joué en faveur de la Croatie. Ainsi, la Commission relève des éléments douteux dans le système pénal croate comme, par exemple, l’inexistence de bureaux spéciaux pour les crimes de guerre et le fait que la responsabilité pénale n’apparaissait pas vraiment établie selon les mêmes critères pour toutes les personnes qui étaient accusées de crimes de guerre par les tribunaux nationaux.[7]
Sur la base de ces éléments le Commissaire Rehn, déclare que la Commission ne peut proposer l’ouverture des négociations avec la Croatie. Lors du Conseil du 16 mars 2005, la Belgique, l’Italie, la France, le Portugal, l’Espagne et l’Allemagne, estiment que Zagreb ne coopère pas pleinement ; les négociations doivent donc être suspendues.[8]
Ces négociations reprennent en octobre 2005 : la pleine coopération avec le TPIY reste une condition indispensable pour bien progresser sur le chemin de l’adhésion, par conséquent le Conseil invite la Commission à contrôler périodiquement le respect de cette condition, en soulignant que tout manquement pourrait compromettre les négociations. Au mois de novembre suivant, le Conseil se veut plus clair dans ses exigences : dans son rapport périodique sur l’évolution Etats candidats, il confirme le fait que « la Croatie remplit les critères politiques (…) mais le dernier inculpé doit être localisé, arrêté et transféré à La Haye ».[9] Les rapports n’importent plus, ce qui compte, l’élément de négociation pour faire pression sur Zagreb, c’est l’arrestation et l’extradition d’Ante Gotovina. De l’obligation de moyen on glisse bien vers l’obligation de résultat et le cas des criminels bosno-serbes dont doit répondre Belgrade en témoigne encore largement : l’Union, se réserve toujours la possibilité de bloquer les négociations au nom de cette coopération, en fonction de l’interprétation qu’elle en fait.
Après cette démonstration de fermeté, Ante Gotovina est retrouvé par la police espagnole dans un palace aux Canaries.[10] Mais, revers de la médaille, cette exigence coince la diplomatie européenne : une fois cette interprétation stricte de la coopération avec le TPIY donnée et remplie, Bruxelles ne peut plus rien exiger de Zagreb à ce sujet… Les négociations, après cette arrestation ont donc pu se limiter l’acquis communautaire. Les autres accusés croates ne font pas l’objet d’éléments de négociation et même si l’Etat croate abandonne l’objectif de faire la lumière sur les crimes commis sur son sol[11], en d’autres termes abandonner tout ce qu’aura permis le TPIY, son destin européen est scellé. Le Conseil pensait probablement faire avancer la justice et permettre l’adhésion des ex-yougoslaves dans un climat serein et pacifié, on peut donc parler d’un relatif échec. Seul le comportement et les actions des représentants politiques croates pourront changer la donne pour la pacification de la région, en particulier dans ses relations avec l’autre sulfureux candidat à l’Union : la Serbie.
Conclusion
Les supposées influences américaines exercées sur les juges du Tribunal Pénal International pour l'ex Yougoslavie - et donc la remise en cause de son impartialité et de sa volonté d'instaurer l'Etat de droit- n'auront probablement pas de répercussions concrètes. La justice internationale sert encore trop souvent d'arme diplomatique. Tant que celle-ci ne reposera que sur la bonne volonté des Etats, il est difficile d'envisager une justice internationale libre de tout soupçon. Il faut toutefois admettre que la non entrave à son fonctionnement constitue un élément fondamental pour toute entité voulant se présenter comme une démocratie européenne.
Pour Aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
- Dossier de novembre 2011 : Les Balkans occidentaux : dépasser les tensions
- La Croatie dans l’UE : quelle lecture géographique du référendum d’adhésion ?
- Croatie : J-365
Semaine thématique du 24 juin 2013 sur Nouvelle Europe
- Croatie : le long chemin européen
-
Relations slovéno-croates : les enjeux liés à l’intégration européenne
- Le 28e Etat déjà eurosceptique ?
[1] Denis Dzidic, « Bosnia and Croatia Sign War Crimes Agreement », BIRN, Sarajevo, 4 juin 2013, disponible sur le site BalkanInsight, http://www.balkaninsight.com/en/article/bosnia-and-croatia-to-cooperate-...
[3] « Déclaration conjointe du Président Cassese et du Procureur Goldstone », 24 novembre 1995, disponible sur le site du TPIY, http://www.tpiy.org/sid/7220
[4] Elise Bernard, “Vers une adhésion de la Serbie à l'UE : à la recherche du rapport perdu ”, Nouvelle Europe [en ligne], Lundi 22 novembre 2010, http://www.nouvelle-europe.eu/node/963
[5] Pour une interprétation de cet article, V. Lendita Memeti-Kamberi, L’Etat candidat à l’UE, L’Harmattan, coll. Droit, Société er risques », 2012 ?
[6] Accord de stabilisation et d’association de la Croatie, octobre 2001 : http://europa.eu.int/comm/commission_barroso/ rehn/news/pdf/ip_05_122_fr.pdf
[7] Communication de la Commission européenne du 20 avril 2004, document COMM (2004) 57 : http://europa.eu.int/comm/enlargement/croatia/pdf/cr_croat_fr.pdf
[8] « L’adhésion à l’UE compromise par un fugitif », RFI, disponible sur http://www.rfi.fr/actufr/articles/063/article_34774.asp
[9] Document du Conseil MEMO/05/411 du 09 novembre 2005 : http://europa.eu.int/rapid/pressReleasesAction.do?reference=MEMO/05/4110...
[10] « Le général croate Gotovina arrêté par la police espagnole », RFI, http://www.rfi.fr/actufr/articles/072/article_40330.asp
[11] Ce que pense franchement le juriste croate, connu pour son action dans la défense des droits de l’homme, Zarko Puhovski.
Source photo : Photo d'Ante Gotovina et Mladan Markac, Courtesy of the ICTY et ICTY, 11 juillet 2012, Wikimédia Commons