
La guerre d'Irak a laissé un souvenir marquant de l’absence de politique étrangère européenne : entre atlantistes et partisans de négociations multilatérales, la concertation n’avait pas été de mise. Mais déjà quarante ans auparavant, c’est la crise de la guerre du Vietnam qui avait révélé cette impuissance à peser sur les affaires internationales dans la désunion.
Tout le monde garde à l’esprit la désunion profonde de l’Europe lors de la crise irakienne. Début 2003, la France et l’Allemagne demandaient un règlement diplomatique de la crise et voulaient éviter le recours à la guerre ; la majorité des autres Européens (dix-huit pays), souvent candidats à l’élargissement de 2004 et venant de l’Est, privilégiaient de bonnes relations transatlantiques et souhaitaient un engagement aux côtés des États-Unis. Le secrétaire d’État américain Donald Rumsfeld y voyait une ligne de partage se dessiner entre la « vieille Europe », volontiers stigmatisée, et la « Nouvelle Europe » (qui, pour le président français Jacques Chirac, avait manqué une bonne occasion de se taire).
Mais ce n’était pas la première fois qu’une décision militaire américaine avait mené à des divisions profondes entre États européens. Quarante ans plus tôt, l’intervention croissante des États-Unis dans la guerre du Vietnam avait provoqué la discorde entre eux. A l’époque où Henry Kissinger oeuvrait à la diplomatie américaine, l’Europe n’avait pas encore de numéro de téléphone – une politique commune extérieure inexistante, aucun Haut Représentant tel Lady Ashton aujourd’hui. Mais déjà l’absence de coordination et d’influence d’une réponse européenne face à la politique extérieure américaine montrait déjà que l’Europe n’arrive pas à peser sur les affaires du monde quand les intérêts nationaux prévalent.
La France restait marquée par sa défaite face son ancienne colonie indochinoise en 1954 et de Gaulle, dans sa volonté de restaurer la grandeur française, défendait une alternative mondiale au bipolarisme États-Unis/URSS, appuyée sur un soutien du Tiers-Monde (troisième force menée par une France indépendante, évidemment). La France défendit un règlement diplomatique et s’opposa à toute intervention militaire. De son côté, la Grande-Bretagne était partagée entre la crainte de perdre sa « relation spéciale » aux États-Unis (special relationship) et des contraintes de tout ordre qui la rendaient réticente, elle aussi, à tout entrée en conflit (engagements militaires en différentes parties du monde, difficultés économiques, souci de l’opinion publique dans le Royaume-Uni comme dans le Commonwealth). Enfin, le dilemme allemand était le plus délicat. La République fédérale d’Allemagne, qui avait subi l’érection du mur de Berlin en 1961, n’avait qu’un but : que le problème de la réunification allemande continue d’être la première priorité de l’Europe occidentale. Elle craignait à la fois que la crise vietnamienne détourne l’attention des Occidentaux, et en même temps de se désolidariser ne serait-ce qu’un peu des États-Unis qui étaient pour elle la garantie d’une possible réunification. Mais la France, opposée aux intentions américaines, était aussi un partenaire incontournable sur cette question : casse-tête diplomatique insoluble.
Toutes les conditions étaient réunies pour un désordre diplomatique dont les Européens ont le secret.
L’entrée en guerre américaine
Après 1954 et les accords de Genève, le Vietnam est un pays divisé en deux, de part et d’autre du 17ème parallèle : au Nord, le Vietnam communiste dirigé par le nationaliste Hô Chi Minh ; au Sud, la dictature militaire menée par Ngo Dinh Diem, soutenue par les Américains. En effet, en ce contexte international de guerre froide, les États-Unis appliquent à ce pays asiatique la théorie des dominos : la conversion d’un État au communisme doit entraîner par contagion celle de ses voisins. Le soutien de tout régime anti-communiste dans le monde est donc vital (fût-ce une dictature).
Or depuis le début des années 1960, les troupes du Vietcong (communistes vietnamiens) entreprennent de progresser vers le sud dans le but de réaliser une unité vietnamienne à leur profit. Après une série d’évènements meurtriers avec les troupes américaines stationnées sur place (notamment le mitraillage du navire de guerre américain Maddox en août 1964), le Congrès américain choisit résolument la guerre le 10 août 1965. Il déclare que « les États-Unis considèrent que le maintien de la paix et de la sécurité internationale en Asie du Sud-Est est essentiel pour leur intérêt national et pour la paix du monde ». Le président américain Johnson est résolu à une escalade militaire en cas de progression des troupes vietcong.
La recherche de l’indépendance et de la grandeur perdue : la France inflexible
Tout au long de la crise vietnamienne, la France dirigée par de Gaulle a défendu le même point de vue : négocier un accord qui prévoit le retrait de toute force étrangère et la neutralisation de tout le pays. De Gaulle soulignait fortement son opposition à toute escalade américaine, d’abord par des conseils discrets auprès de la Maison-Blanche, puis par des discours retentissants.
Il chercha d’abord à mettre en garde Kennedy. En mai 1961, lors d’une visite du président américain à Paris, il réfuta le concept américain d’endiguer les forces communistes en créant une barrière contre l’URSS et la République populaire de Chine au Vietnam. Selon lui, toute invervention militaire allait contribuer à renforcer les Communistes plutôt que les affaiblir. Le président français, qui appelait toujours « Russie » l’URSS, croyait que les nations persistent toujours alors que les idéologies étaient temporaires : il dit à Kennedy qu’une fois qu’une nation s’était élevée, aucune puissance étrangère, aussi forte soit-elle, ne pouvait lui imposer sa volonté, quelque soit l’idéologie qu’elle invoquait (fût-ce le monde libre). Le message était que Kennedy avait moins affaire à une lutte idéologique qu’à un soulèvement nationaliste. Cette opinion lui venait en partie de l’expérience de l’empire colonial français.
Certes la position française pouvait s’expliquer aussi par une ambition politique plus large. De Gaulle voulait restaurer, après la Seconde Guerre mondiale et le délitement de l’empire colonial, une politique étrangère qui fasse de la France une puissance mondiale de premier plan. Cela impliquait de ne pas rester dans l’ombre de la superpuissance américaine : marquer de la distanciation par rapport aux positions américaines, signe de l’indépendance française, fut une attitude récurrente dont un des coups d’éclat fut le retrait de la France de l’Organisation du Traité Atlantique Nord (OTAN) en 1966.
De 1963 à 1969, les positions française et américaine demeurèrent donc tranchées et fermement opposées : les États-Unis de Kennedy et de Johnson voyaient la nécessité d’intervenir de façon musclée pour stopper une contagion de l’idéologie communiste (selon la fameuse théorie des dominos) ; de Gaulle voyait la lutte entre Nord Vietnam et Sud Vietnam avant tout comme une lutte pour l’auto-détermination d’un peuple et contre le régime corrompu de Saïgon.
Le Royaume-Uni, soutien réticent des États-Unis
Le premier ministre britannique Wilson, arrivé au pouvoir en 1964, était très loin d’une telle politique de non-alignement. La crise économique dans laquelle le Royaume-Uni était entré depuis le milieu des années 1960 limitait ses options en politique étrangère. Ne pouvant assurer seul sa défense nucléaire, il devait conforter sa relation spéciale avec les États-Unis. Le prermier ministre des Affaires étrangères de Wilson, Patrick Gordon Walter, déclara que « presque chaque politique britannique se répercutera d’une façon ou d’une autre sur nos relations avec les États-Unis. Nous devons essayer de coordonner ces politiques et d’en faire un tout cohérent » (propos rapportés dans Political Diaries, 1932-1971). Wilson tendait donc à soutenir les États-Unis dans leur intervention du Sud-Est, bien qu’il fût favorable à un accord négocié et crût peu dans les chances de défaite des forces communistes (position qui l’aurait rapproché de Paris plutôt que de Washington).
En outre, son parti du Labour, majoritaire aux Communes, était largement contre toute intervention militaire au Vietnam. La politique extérieure de Wilson subissait donc une contrainte intérieure forte, ce qui le poussa à discuter sans relâche avec l’administration de Jonhson pour obtenir des négociations de paix. Wilson espérait en même temps que les Nord-Vietnamiens accepteraient les conditions d’une entrée en négociations (espérance qui devait être déçue, les Nord-Vietnamiens imposant comme condition préalable que les États-Unis se retirent du territoire en même temps que les États-Unis exigaient prioritairement de leur côté que l’infiltration du Viet-Cong au Sud cesse). Le Royaume-Uni, bien que partageant la crainte d’une escalade militaire au Vietnam avec la France, tout comme l’Allemagne, refusa de suivre la position de de Gaulle pour sauver ses relations avec les États-Unis (qui devenaient déjà tendues du fait de cet entêtement britannique à vouloir organiser des négociations).
Le dilemme allemand
Quant à l’Allemagne de Ludwig Erhard, chancelier fédéral de 1963 à 1966, elle fut déchiré par le dilemme que créait le conflit au Vietnam. D’un côté, elle attendait contre sa loyauté de nouvelles initiatives de Washington dans le sens de la réunification allemande. De l’autre, la coopération avec la France paraissait également essentielle à ce but. Il manquait enfin à Erhard un angle particulier de la politique étrangère allemande, privilégiée par son prédécesseur Adenauer : l’approche européenne.
Dès le 18 décembre 1963, lors d’une rencontre dans le ranch du président américain, Johnson donna en effet son soutien à Erhard concernant cette réunification future et lui assura qu’il serait impliqué dans les questions relatives à la détente avec l’Est. Cependant, il s’avéra que la première priorité pour la politique de Johnson fut que l’Europe occidentale assure de plus en plus sa propre défense et que l’Allemagne s’acquitte de ses obligations financières en échange de la protection américaine mise en place jusque-là. La question d’une éventuelle réunification allemande passait après.
En effet, des accords de paiements de compensation furent le moyen pour les États-Unis de mettre à contribution la RFA dans l’effort de guerre au Vietnam. Le secrétaire à la Défense américain Robert McNamara insistait pour que les achats allemands de matériel américain couvrent les coûts du stationnement de troupes américaines en Allemagne. C’était le meilleur moyen qu’avait trouvé Johnson pour faire participer Bonn, Erhard ayant refusé toute contribution militaire directe au nom de la Constitution de la RFA. Avec l’expansion du budget militaire consacré au Vietnam, Washington en vint à demander des sommes colossales au gouvernement allemand (150 millions de dollars en décembre 1965, un millard de deutsche Marks en mai 1966), contributions qui ne purent être payées à l’échéance souhaitée du fait de leur montant.
Erhard perdit donc finalement sur les deux plans : il n’était pas parvenu à recentrer la politique étrangère américaine sur la réunification allemande, et la France s’était distanciée de son partenaire qu’elle voyait comme soumis à la vision de Washington. Ce dilemme partagea aussi de manière violente le parti du chancelier, la Christlich Demokratische Union Deutschlands (CDU), entre partisans atlantistes et défenseurs d’une relation plus resserrée avec la France. Cette division contribua à la chute du gouvernement Erhard en 1966.
La différence d’une réponse commune européenne
La crise vietnamienne ne put être résolue peu à peu qu’à partir de 1968, d’abord par un revirement du président américain Johnson vers les négociations (solution favorisée par la France et la Grande-Bretagne), après l’offensive du Têt du 30 janvier 1968 et ses effets psychologiques désastreux (les troupes Vietcong avaient pris en un jour des dizaines de villes au Sud ainsi que l’ambassade américaine de Saïgon, réputée imprenable). Le président Richard Nixon qui lui succéda en 1969 se trouva être un interlocuteur beaucoup plus attentif aux positions européennes.
Mais en définitive, ni la France, ni le Royaume-Uni, ni l’Allemagne de l’Ouest n’avaient influencé décisivement la politique américaine, que ce soit celle de Johnson même au moment où il décida de procéder aux négociations ou la décision de Nixon de mettre un terme à l’engagement américain au Vietnam.
Peut-être faut-il comprendre à la lueur de ce conflit lointain d’Asie comme de la guerre d’Irak la curieuse remarque de Joschka Fischer, ancien ministre des Affaires étrangères allemand : « Si Schröder et Chirac avaient rejoint [l’intervention américaine en Irak], cela n’aurait rien changé. Mais si certains de nos amis européens avaient dit « Développons une position européenne commune, sans cela nous ne pouvons pas y aller », peut-être cela aurait-il fait une différence ».
Pour aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
- Dossier de février 2012 : Construire et déconstruire les relations européennes ?
À lire
- BLANG, E. M., Allies at odds. America, Europe, and Vietnam, 1961-1968, Rowaman & Littfield publishers, 2011
- DE GAULLE, C., Mémoires, Pléiade, 2000
- FISCHER, J., "Between Kosovo and Iraq: The Process of Redifining the Transatlantic Relationship", Bulletin of the German Historical Institute 41, Fall 2007
- GORDON WALKER, P., Political Diaries, 1932-1971, London:Basic books, 1991
- GOSCHA, C., VAISSE, M. (dir.), La guerre du Vietnam et l'Europe, 1963-1973, Bruylant, 2003
- ATWOOD LAWRENCE, M., Assuming the burden: Europe and the American commitment to war in Vietnam, Berkeley: University of California Press, 2005
Source : USS Enterprise (CVAN-65) returning from Saigon evacuation 1975, par US Navy, sur wikimedia commons