
Si l’on parle de la montée de l’euroscepticisme dans les médias, un phénomène semble largement sous-estimé, l’indifférence croissante des Européens envers l’Europe. Virginie Van Ingelgom est chercheuse qualifiée F.R.S.-FNRS à l’Institut de sciences politiques Louvain-Europe, professeure en sciences politiques à l’Université catholique de Louvain, et chercheuse associée au Centre d’études européennes de Sciences Po Paris, revient pout Nouvelle Europe sur ce phénomène.
Merci d’avoir accepté cet entretien. Le sujet de l’indifférence européenne ne fait pas tellement la une des médias européens qui s’attardent plutôt sur la montée de l’euroscepticisme. Au même moment, Brice Teinturier publie un livre sur les « PRAF », les « plus rien à foutre », peut-on comparer indifférence nationale et européenne ?
VVI : Paradoxalement, on attend des citoyens européens qu’ils ressentent et agissent différement de ce qu’ils font au niveau national. La politisation européenne touche les citoyens qui sont déjà politisés au niveau national, et pas les autres. Ainsi, plus l’Europe devient visible et plus elle devient un objet politique comme un autre, qui, comme les autres peut susciter l’indifférence.
Pourtant, on pourrait penser que quand les citoyens voient que l’Europe change quelque chose à leur vie, ils s’y intéressent plus.
C’est possible, mais cela nécessite une « expérience de l’UE », or la part des Européens qui ont une telle expérience reste faible, parce que l’Europe reste un projet élitiste, en particulier dans ses réalisations les plus visibles, mais également très ciblé. Même le programme Erasmus tellement vanté par les institutions ne semble pas avoir d’impact évident sur le degré d’attachement au projet politique européen.
Les étudiants Erasmus rencontrent des Européens mais pas l’Europe ?
C’est un peu cela. Les études existantes s’accordent sur le faible impact dans le temps long de l’expérience d’Erasmus sur l’identification à l’Europe. Par ailleurs, pour beaucoup d’Européens, celle-ci paraît « extérieure ». C’est vrai pour les Britanniques avec qui nous avons organisé des « focus groups », entretiens collectifs de groupes sociaux spécifiques, mais aussi pour les Belges et les Français[1]. Par une question réinsérée dans les sondages nationaux en Belgique pour 2014, il apparaît que plus de 40% d’entre eux seraient indifférents à la disparition de l’UE[2]. Dans le pays qui abrite la majorité des fonctionnaires européens, c’est le comble. Mais, comme nous l’avons montré avec Claire Dupuy (maitresse de conférence à l’IEP de Grenoble), les gens ont un avis sur les émétteurs des politiques publiques qui les concernent[3]. Si la plupart des citoyens européens évaluent positivement la possibilité de voyager, ils ne le font pas ; celle d’étudier ailleurs en Europe, ils ne le font pas.
Mais qu’en est-il des professions directement au contact de l’Europe comme les agriculteurs ou les douaniers, les pécheurs ?
Dans ce cas, c’est différent. La politique est visible, il y a politisation, avec accord ou désaccord. Mais les politiques publiques européennes ne sont pas des politiques de masse, et dans ce cas, elles créent de l’indifférence. Même dans le cas du Brexit, pour les citoyens britanniques, qu’est-ce que le départ de l’UE allait changer au quotidien ? Personne ne le savait.
Ne peut-on pas dire que la paix est une politique publique européenne de masse ? En suivant vos découvertes, on pourrait conjecturer que dans les pays où elle paraît menacée, par la politique russe par exemple, les gens sont moins indifférents à l’Europe.
En quelque sorte, il faudrait regarder dans ces pays. Néanmoins dans les cas que j’ai étudiés, trois mécanismes expliquent cette indifférence : la distance, l’ambivalence et le fatalisme. Le premier, c’est de dire que tout cela, c’est très loin. De plus en plus de citoyens s’éloignent de la politique nationale dans les Etats membres à l’ouest de l’UE, et ils s’éloignent aussi d’une UE qui revêt de plus en plus les habits d’un animal politique semblable.
On pourrait dire alors que c’est un problème d’imagination ? Les Européens se sentent loin d’une Europe inimaginable ?
Je n’avais pas formulé la chose de cette façon, mais oui.
Les Européens imaginent que les Belges mangent des frites et les Eurocrates parlent anglais, mais ces deux espaces se superposent et les Eurocrates ne mangent pas de frites ?
Probablement. La distance au politique, national comme européen, joue un rôle central. Un second mécanisme relève de l’ambivalence. Finalement, on reconnaît que l’UE appore des bénéfices mais comme on en profite pas, à quoi bon ? Si je peux voyager mais que je n’ai pas l’occasion, je peux percevoir l’UE positivement en général mais resté ambivalent car mon expérience personnelle en est très éloignée. Enfin le dernier mécanisme qu’on voit apparaître dans les groupes de citoyens interrogés, c’est le fatalisme. De toutes façons, l’UE et la mondialisation, qui sont souvent synonyme, existent, et donc il faut faire avec. On retrouve aussi ce fatalisme au niveau national, mais au niveau européen, il apparaît amplifié.
Ainsi quand on questionne les Belges ou les Français sur leur auto-perception, on les trouve plutôt négatifs ou parfois indifférents, c’est ce qu’en France on appelle le « déclinisme ». Mais si on leur demande comment ils voient les autres, ils sont plus clivés, positivement ou pas [4]. Quand les Européens questionnent leur identité nationale, comme les Belges ou les Espagnols, c’est qu’ils ont une identité de rechange, comme les Flamands ou les Catalans. Mais dans le cas européen, il n’y a pas de stratégie de sortie, sauf l’identité nationale.
Au final, on pourrait dire que si l’Europe créée de l’indifférence, comme le niveau fédéral américain pour l’élection duquel seuls 50% des citoyens se présentent, c’est qu’elle a réussit paradoxalement à devenir un objet comme un autre qui suscite l’indifférence ?
Oui, l’indifférence à l’égard de l’intégration européenne peut être interprétée comme un signe de ‘normalisation’ de l’Union européenne. Néanmoins, les trois mécanismes mis en évidence sont amplifiés en quelque sort au niveau européen qui apparait dès lors comme un miroir grossissant des problèmes rencontrés par nos démocraties occidentales. L’Europe n’a évidemment pas et malheureusement pas le monopole du désenchantement démocratique. Celui-ci s’ancre dans des tendances plus générales rencontrées par nos démocraties occidentales.
[1] Duchesne, Sophie, Frazer, Elizabeth, Haegel, Florence, & Van Ingelgom, Virginie. (2013). Citizens' Reactions to European Integration Compared Overlooking Europe. Palgrave Macmillan; Van Ingelgom, Virginie. (2014). Integrating Indifference. A comparative, qualitative and quantitative approach to the legitimacy of European integration. ECPR Press.
[2] Il s’agit d’une question qui était présente dans le sondage Eurobaromètre entre 1973 et 2004 : « Si l’on annonçait demain que l’Union européenne est abandonnée, éprouveriez‑vous de grands regrets, de l’indifférence ou un vif soulagement ? ». Voir : Van Ingelgom, Virginie (2012). Mesurer l'indifférence. Intégration européenne et attitudes des citoyens. Sociologie, 3, 1-20 (2012). https://www.cairn.info/revue-sociologie-2012-1.htm, doi: https://doi.org/10.3917/socio.031.0001
[3] Dupuy, Claire, Van Ingelgom, Virginie (2017), « Comment l’Union européenne fabrique (ou pas) sa propre légitimité. Les politiques européennes et leurs effets-retours sur les citoyens », Politique européenne, 54, 152-187. https://www.cairn.info/revue-politique-europeenne-2016-4.htm, doi: https://doi.org/10.3917/poeu.054.0152
[4] Duchesne, Sophie, & Van Ingelgom, Virginie (2008). L’indifférence des Français et des Belges (francophones) pour leurs voisins Européens : une pièce de plus au dossier de l’absence de communauté politique européenne ?. Politique européenne, 26, 143-164 (2008). https://www.cairn.info/revue-politique-europeenne-2008-3.htm, doi: https://doi.org/10.3917/poeu.026.0143