
« Un géant économique, un nain politique, un asticot militaire », c’est par ces mots que le chercheur Geoffrey Edwards a qualifié l’Union européenne (UE). Une boutade qui ne laisse guère présager d’une aura militaire ?
Une nouvelle donne géopolitique
La puissance d’un Etat se définit comme sa capacité à s’imposer sur la scène internationale. Appliquée au plan militaire, elle implique une efficacité des structures de commandement et de mobilisation, ainsi qu’une force de dissuasion des instruments de défense. La construction européenne telle qu’elle s’est faite pendant la seconde moitié du XXème siècle est bien loin de cette dimension militaire. La puissance recherchée est avant tout d’ordre économique. Une alternative politique a été à plusieurs reprises envisagée, mais sans succès : on peut penser à l’échec de la Communauté européenne de défense de 1954 ou encore aux divergences qui caractérisaient la CPE lors de l’affaire polonaise de 1981 ou celle libyenne de 1986. Et pourtant, avec la chute du Mur de Berlin de 1989 suivie de l’éclatement de l’URSS en 1991, l’ordre politico-militaire mondial se transforme et réveille la conscience des Etats-membres en matière de politique étrangère. Le passage du bipolarisme au multipolarisme laisse place à de nouvelles formes de menaces beaucoup plus diffuses (réseaux terroristes par exemple) et à une nouvelle donne géopolitique en Europe : la démocratisation à l’est, le problème des minorités et l’affrontement ethnique, particulièrement violent dans le cadre des guerres en ex-Yougoslavie. Ce nouveau contexte international donne aux Européens l’idée de développer un vrai volet diplomatique : c’est l’instauration de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), puis un volet de défense avec la Politique européenne de Sécurité et de Défense (PESD) en 1999. Au-delà de la volonté d’européaniser le secteur militaire, on peut identifier un désir d’intégrer un secteur qui relève par excellence de la compétence exclusive des Etats-membres, et qui est le fruit de l’intergouvernementalisme, et non de la méthode communautaire. Certains Etats apparaissent particulièrement moteurs, comme la France qui souhaite faire de l’UE une puissance politique. Or, de nombreuses divergences et des clivages demeurent. La force militaire des différents Etats-membres reste très inégale et hétérogène. Après plusieurs années de mise en œuvre et 22 opérations menées, dont six opérations militaires, peut-on considérer l’UE comme une puissance militaire ?
Vers la création d’une réelle puissance militaire
Pour que l’on puisse parler de puissance militaire, il faut d’abord que l’UE s’exprime d’une seule voix. Une continuité doit exister entre la prise de décision commune et la mise en œuvre de cette décision sous forme d’action commune. Autrement dit le volet militaire dépend du volet diplomatique. Il est la continuation du politique par d’autres moyens (à l’image de la guerre telle que définie par Clausewitz). L’UE doit donc se mettre d’accord sur une décision, avant d’utiliser le militaire comme moyen d’action. Or, si on analyse l’évolution des procédures de décision, on se rend compte d’une réelle tentative de faire parler l’UE d’une seule voix, de constituer une puissance homogène. En effet, le principe d’unanimité utilisé pour voter les décisions et les actions communes créant des blocages, le Traité d’Amsterdam instaure un « système de majorité qualifiée » pour les décisions et d’ « abstention constructive » pour les actions. Peu après, la coopération mise en œuvre dans le cadre du traité de Nice permet à des Etats-membres de se regrouper dans le cadre d’une mission et d’une opération précise. C’est une sorte de « coalition of the willing ». De même, les tensions internes qui existaient entre le Conseil européen chargé de prendre les grandes orientations stratégiques et militaires (dont l’application est gérée par le Haut Représentant de la PESC/PESD, c’est-à-dire par Javier Solana, le visage associé au volet militaire de l’UE de 1991 à 2009) et la Commission européenne responsable de la politique commerciale de l’UE sont résorbées lorsque ces deux politiques sont fusionnées sous la direction de Lady Ashton. Toutes ces réformes, qui visent à donner un visage, un « téléphone » (pour reprendre la saillie de Kissinger) à l’action extérieure de l’UE et qui s’accompagnent d’une simplification du processus décisionnel, illustrent une volonté de faire de l’UE un ensemble plus homogène sur le plan militaire. Une harmonisation cognitive des secteurs militaires des différents Etats-membres semble recherchée. En parlant de « transgouvernementalisme intensif », Helen Wallace suggère d’ailleurs que la conduite des affaires courantes au sein du comité militaire ou au sein du COPS (Comité politique et de sécurité) se caractérise par un bon déroulement et de bons échanges entre représentants des Etats-membres.
Une vision sui generis de la puissance militaire
D’autre part, l’UE défend une vision sui generis de la puissance militaire. Bien sûr, elle s’inscrit dans le respect du droit international (interdiction des frappes préemptives), mais surtout elle développe une approche originale en trois temps : gérer le conflit, aider à la transition et enfin stabiliser la situation post-conflictuelle. En général, les Etats ou organisations internationales ne s’attachent et ne se limitent qu’à une seule de ces trois étapes : la partie militaire pour les Etats-Unis ou la partie civile pour l’ONU. Or, la stratégie européenne de sécurité de 2003 se définit autour de ce tryptique : militaire, civil et aide au développement (la stratégie européenne insiste même sur la simultanéité des opérations militaires et civiles). Cette approche globale unique pourrait donc contribuer à faire de l’UE une puissance sur plusieurs fronts.
De plus, le choix de forces d’intervention rapide puis de Battle groups (dans le cadre des Helsinki goals) s’inscrit dans une volonté de rendre la PESD efficiente. L’important pour l’UE est de déployer rapidement ses forces armées. La réactivité est en effet considérée comme un facteur de puissance. De même, la PESD a permis un début d’intégration des industries de défense, notamment autour de la coopération franco-britannique initiée lors du Sommet de Saint-Malo de 1998 (la Grande-Bretagne et la France constituant les deux grandes puissances militaires européennes). Malgré ces mesures, la réalité ne suit pas les ambitions.
Une puissance militaire fragmentée et éclatée
Il convient d’emblée de préciser que le volet militaire de l’UE ne vise que la sécurité collective, et non la défense collective qui est, quant à elle, chasse-gardée de l’OTAN. L’UE se veut donc un acteur qui agit à l’international. Or, plusieurs difficultés apparaissent.
La première est que les Etats-membres de l’UE sont souvent engagés à l’étranger, mais dans un cadre hors UE. Tel était le cas de la guerre en Irak de 2003 ou encore celui de la guerre en Libye de 2011. La majorité des Etats-membres de l’UE est également membre d’organisations concurrentes sur le plan militaire : l’OTAN ou l’UEO (Union de l’Europe occidentale).
Des difficultés d’ordre technique et financier apparaissent également. D’une part, le budget consacré à la défense est très faible (66 milliards d’euros consacrés aux relations internationales dans le cadre financier 2007/2013, c’est-à-dire 6% du budget de l’UE), surtout si on le compare aux dépenses américaines qui sont cinq fois plus nombreuses que les dépenses européennes. La crise économique actuelle ne fait que renforcer cette tendance : les grands, les moyens et les petits Etats réduisent tous la part de leur budget consacré à la défense (entre 10 et 30% de réduction). D’autre part, les treize Battle groups et autres forces d’intervention créés sont peu nombreux et ne bénéficient pas toujours de matériel efficace. Il suffit de penser à l’opération menée au Tchad en 2008/2009, qui a nécessité une aide extérieure : celle de la Russie qui a alors fourni des hélicoptères adaptés aux grandes amplitudes de température. Ainsi, les Européens n’apparaissent pas prêts pour affronter des conditions climatiques difficiles ou faire la guerre à distance. Contrairement aux Américains, ils sont également réticents à pratiquer des bombardements intensifs, comme ce fut le cas lors de la guerre du Kosovo en 1999. Or, ce sont ces 78 jours de bombardements qui ont contraint Milošević à la négociation. L’UE ne sait donc pas faire face à des opérations de forte intensité.
La puissance suppose également l’homogénéité. Or, de grands clivages internes persistent. Non seulement seuls cinq Etats-membres possèdent des structures de commandement national, mais l’Allemagne, qui est un grand Etat, soulève quelques problèmes dans la mesure où sa Constitution lui interdit d’envoyer des soldats en dehors de l’OTAN pour agir dans un conflit armé.
Enfin, sur six opérations militaires menées par l’UE : deux en Europe (Concordia en Macédoine en 2003 et ALTEA en Bosnie-Herzégovine à partir de 2004) et quatre en Afrique (2 opérations terrestres au Congo en 2003, puis en 2006 avec EUFOR RD, une troisième opération terrestre au Tchad entre mars 2008 et mars 2009, et enfin une opération maritime au large des côtes somaliennes en 2009), on s‘aperçoit que l’UE a souvent besoin de partenaires : les opérations européennes ont eu recours à des outils de l’OTAN (accords de Berlin Plus), et même à l’aide russe au Tchad. Quant aux objectifs en Afrique, leur réussite est mitigée en raison du peu de moyens et du peu de temps investi. De surcroît, les problèmes internes à l’OTAN (entre Turquie et Chypre par exemple) ralentissent la coopération UE/OTAN, et par conséquent l’UE n’a plus mené de nouvelles opérations militaires. Donc soit les Etats-membres agissent individuellement en tant que puissances militaires (France et Royaume-Uni), soit des partenariats sont indispensables.
Ainsi, les clivages internes (entre fédéralistes et intergouvernementalistes, entre petits et grands pays…) et externes montrent que le choix multilatéraliste de la politique militaire de l’UE s’arrête là où les intérêts suprêmes des Etats l’emportent. Malgré l’existence d’outils, l’UE n’apparaît pas comme une puissance militaire. Et quand elle cherche à s’affirmer sur la scène internationale, ce sont davantage des normes et des valeurs qu’elle exporte que des soldats.
Pour aller plus loin
A lire
- EDWARDS, Geoffrey, « The Pattern of the EU’s Global Activity », in International Relations and the European Union (ed. Christopher Hill and Michael Smith), Oxford University Press, 2005.
- IRONDELLE, Bastien, « De la PESC à la PESD », in Politiques européennes (dir. Renaud Delahousse), Les Presses de Sciences po, Paris, 2009, pp.305-330.
- LAIDI, Zaki, La Norme sans la force. L’énigme de la puissance européenne, Les Presses de Sciences po, Paris, 2005.
- PETITEVILLE, Franck, La politique internationale de l'Union européenne, Les Presses de Sciences po, Paris, 2006.
- WALLACE, Helen, « The Institutional setting », in Policy-Making in the European Union (dir. Helen Wallace and William Wallace), Oxford University Press, 2000.
Sur Internet
- « Une Europe sûre dans un monde meilleur », Stratégie européenne de sécurité, Bruxelles, le 12 décembre 2003.
- 166 DSCTC 07 F bis - La coopération opérationnelle entre l’OTAN et l'Union européenne sur le site de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN.
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La mise en œuvre de la PESC et de la PESD sur le site europa.eu.
Source photo : EUFOR Cargo Plane par rockcohen sur flickr