
Georges Bidault disait dans les années 1950 qu’il y avait trois Europes: celle de la géographie, celle de la liberté et celle de la volonté. La première était divisée par le Rideau de Fer, la seconde incarnée par le Conseil de l’Europe et la troisième par la nouvelle Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier. 50 ans plus tard, l’Union européenne couvre les trois cinquièmes du continent européen et a placé les droits de l’Homme au cœur de sa politique étrangère. Avec quelles contradictions ?
Un régionalisme démocratique nuancé
« L’Europe de la liberté » de Georges Bidault, c’était l’Europe non-communiste, celle du Conseil de l’Europe. Il faut dire que ce dernier a surtout fait œuvre utile à travers la Convention Européenne des Droits de l’Homme (1950) et l’institution de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) à Strasbourg. Aujourd’hui, toute l’Europe est membre du Conseil de l’Europe, à l’exception du Bélarus. « L’Europe de la liberté » a recouvert « l’Europe de la géographie », Russie et Turquie comprises. Pourtant, on constate à quel point le système de la CEDH rencontre des difficultés. Il est régulièrement contesté par la Russie, la Turquie, voire même par le Royaume-Uni.
« L’Europe de la volonté », elle, a repris à son compte une partie des avancées du Conseil de l’Europe. Elle a intégré dans son acquis un grand nombre des présupposés institutionnels à la démocratie : liberté de la presse, séparation des pouvoirs, Etat de droit, protection des minorités. La carotte de l’adhésion a permis à Bruxelles d’imposer à ses nouveaux membres de 2004 et 2007 de respecter, au moins formellement, ces critères. On constate pourtant qu’il ne suffit pas d’une bonne constitution pour avoir une démocratie solide. Les pratiques démocratiques mettent au moins deux générations à s’instaurer comme le disait souvent Jack Matlock, l’ancien ambassadeur des Etats-Unis à Moscou, à ses interlocuteurs russes.
Au sein même de l’Union européenne, on assiste en partie à des phénomènes de « déconsolidation démocratique », dans la Hongrie de Orban ou dans l’Italie de Berlusconi. Au même moment, la Roumanie semble résister aux tentations de plier la constitution au jeu politique de l’instant. Dans la périphérie européenne, l’influence de l’Union en termes de droits de l’homme est variable selon les pays, mais les résultats sont globalement faibles. Soit elle n’a pas d’impact sur des pays ayant déjà une longue tradition démocratique comme la Suisse ou la Norvège, soit elle hésite entre respect du scrutin et préférence pour un candidat censé être plus proche des valeurs européennes (Révolutions arabes, Ukraine). Le régionalisme européen des droits de l’Homme apparaît donc en crise, à la fois dans l’UE et dans son voisinage.
Un universalisme contesté
Pendant deux siècles, les Européens ont pu se prévaloir d’une culture universelle, en raison notamment de la colonisation. La Guerre Froide apporta une contestation de la vision bourgeoise et colonisatrice des Européens de l’Ouest, à la fois par les Soviétiques mais aussi par les Américains. Aujourd’hui, le nouveau multilatéralisme sape les bases de la capacité européenne à prétendre incarner un modèle universel.
L’Union européenne n’est plus perçue comme défendant les intérêts de tous les hommes, mais elle ne défend pas pour autant ceux des Européens. Aujourd’hui, elle semble considérer qu’elle n’a que des valeurs, pourtant contestées, mais pas d’intérêts. Par ailleurs, les moyens de les projeter sont encore en phase de structuration : la diplomatie européenne peine à se transformer en outil efficace de promotion des libertés fondamentales. A trop hésiter entre Kant et Machiavel, on finit par apparaître comme Stevenson et son île au trésor. Il suffit de prendre comme exemple la politique migratoire de l’UE : elle s’affiche à la fois comme généreuse et protectrice, alors que le résultat manque singulièrement de crédibilité en termes de respect des droits de l’Homme et de réponse au défi démographique de l’Europe.
L’Union européenne connaît des difficultés à s’assurer d’un respect effectif des droits de l’Homme en son sein et dans son voisinage. Le régionalisme européen des droits de l’Homme reste donc à renforcer. Au même moment, les Européens devraient se demander ce que veut dire leur rhétorique universaliste dans un monde multipolaire. Et en tirer des conclusions en terme d’efficacité.
Source photo: flickr