
Alors que ses camarades de classe européenne regardent tous penauds leurs notes de croissance, la Pologne jubile. C'est qu'elle a été la seule dans l'UE à réussir le contrôle surprise de la crise et à éviter un zéro de croissance pointé. Pourquoi ?
L'antisèche
On aurait pu s'attendre à ce que la Pologne succombe, comme toute la région de l'Europe centrale et orientale, elle aussi à la plus grande crise depuis 1929. La croissance de la zone euro, elle, a chuté de 4%. La Commission européenne, peu optimiste, pensait que, pour 2009, la Pologne aurait une croissance de 5% (avril 2008), de 2% (janvier 2009), de -1,7% (mai 2009), puis finalement de 1,2% (octobre 2009).
Que nenni. La croissance pour 2009 est estimée à 1,7%. Celle de 2010 à 2,5-3%. Et la Pologne se hisse au sixième rang des économies européennes !
Toutefois, en dépit de sa croissance, la Pologne n'a pas été épargnée par la crise. On est loin de la croissance stratosphérique de 6,8% en 2007 et d'une moyenne de 5,1% entre 2003-2007. Et ceci sans bulle financière ou immobilière, contrairement à certains pays de la région. Ensuite, le chômage a beaucoup augmenté. Il frôle les 13% depuis février 2010, soit presque 5 points de pourcentage de plus qu'en 2008 (GUS). Enfin, la croissance polonaise a l'air modeste à côté de celle de l'Indonésie, la Malaisie, la Thaïlande, les Philippines, le Vietnam et du Moyen-Orient. Le résultat n'est donc pas si brillant.
Les commentateurs comparent rarement cette crise à celle de 2001-2002. Après la crise asiatique de 1997, la crise russe de 1998 et l'éclatement de la bulle Internet, la Pologne stagne entre 1% et 1,4% de croissance après 5,6% de croissance annuelle en moyenne depuis 1994. Autre paradoxe donc : alors que la récession mondiale est beaucoup plus sévère en 2007-2010 qu'en 2000-2002, la Pologne s'en sort mieux cette fois-ci. Pourquoi ?
Au tableau ! Entre chance, erreurs évitées et rente de sous-développement
La chance, des erreurs évitées et un concours de circonstances ont beaucoup aidé la Pologne selon le professeur Orłowski.
D'abord, l'entrée de la Pologne dans l'Union européenne implique deux choses. Premièrement, l'intégration économique facilite la réallocation des investissements. Les gagnants sont les pays ayant un avantage comparatif en matière de coûts comme la Pologne. C'est valable pour le secteur automobile qui bénéficie de sa position sur un segment de production de moyenne qualité. La production de faible qualité a été délocalisée en Turquie, Roumanie ou Chine, tandis que la production de haute qualité est restée en Europe de l'Ouest. Les investissements ont baissé pendant la crise, mais moins qu'en Europe de l'Ouest. D'autre part, les effets des investissements récents perdurent. Et les entreprises de l'Est sont plus productives que celles d'Europe de l'Ouest parce qu'elles sont flambant neuves ou modernisées. Ainsi, les entreprises ont préféré limiter la production à l'Ouest, qui y a chuté de 20%, plutôt qu'à l'Est, où elle a diminué de 10%.
Deuxièmement, la crise s'est manifestée par une chute de la demande du secteur privé. Dans ces cas-là, selon la théorie économique, la demande publique doit prendre le relais. Ce qu'ont fait les fonds structurels européens, la Pologne ayant des finances publiques en mauvaise posture. Or, la Pologne est la plus grande bénéficiaire des fonds européens sur la période 2007-2013 (63,8 milliards d'euros avec 25% de cofinancements en moyenne soit presque 100 milliards d'euros). Sans oublier la préparation de l'Euro 2012 qui exige de grands investissements.
Pourquoi alors la Pologne ferait-elle mieux que les autres nouveaux pays membres ? Contrairement aux pays Baltes, elle a su éviter une bulle de crédit en monnaie étrangère (le franc suisse ou l'euro, ce qui aurait été catastrophique vue la dépréciation du złoty). Contrairement aux Hongrois, elle n'a pas été dépensière au point de déstabiliser ses finances publiques en temps de bonne conjoncture économique. Bref, la Pologne a su mener des politiques strictes et ne pas vivre au-dessus de ses moyens.
Quid de la Slovénie, la République tchèque et la Slovaquie alors ? Elles se débrouillaient même mieux que la Pologne avant la crise avec leurs finances publiques saines et leurs entrées massives d'investissements étrangers. Mais le marché intérieur polonais est beaucoup plus grand (presque 40 millions d'habitants soit plus de consommation intérieure) et il n'est pas aussi dépendant des exportations et des investissements étrangers (environ 7% contre 38% du PIB pour la République tchèque) parce qu'il est aussi plus diversifié. Cela a permis d'éviter des catastrophes comme en Lettonie, Bulgarie ou en ... Espagne - où la construction et le secteur bancaire étaient les moteurs de la croissance, ou encore comme en Slovaquie avec les automobiles ou en Russie avec les monocités industrielles.
La Pologne a aussi bénéficié d'un retard en matière de marchés financiers. Ceux-ci étant moins développés qu'en Occident, il n'y a pas eu d'investissements massifs dans les actifs dangereux et la situation stable du marché polonais a permis aux banques d'avoir des stratégies moins agressives et de prendre moins de risques dans leur expansion. Il n'y a donc pas eu de besoin d'aider les banques.
À cela s'ajoute le złoty. Alors que tous prônent une entrée rapide dans la zone euro à l'instar de la Slovaquie et de la Slovénie, il s'est avéré qu'en temps de crise, une dépréciation aide beaucoup - en l'occurrence, le złoty a perdu près de 38% de sa valeur au point culminant de la crise. Les euros gagnés à l'Ouest par les entreprises polonaises donnent plus de bénéfices en złoty, ce qui permet de limiter les licenciements et d'investir. Cela rend les entreprises polonaises plus compétitives et oblige les consommateurs polonais à se tourner vers des produits nationaux. De plus, les voisins de la Pologne viennent faire leurs emplettes en Pologne. Paradoxalement, la Pologne a eu la chance d'être « sous-développée ».
Un tissu entrepreneurial solide ?
Les analyses du cas polonais dans la crise oublient le tissu entrepreneurial. La structure du PIB montre qu'en 2009, la Pologne a su résister grâce à ses exportations et à sa demande intérieure, ce qui n'est possible que grâce à l'existence d'entreprises solides. Celles-ci reposent d'abord sur un esprit d'entreprise extrêmement fort. Dans une étude menée en 2001, la Pologne arrivait en première place, devant les États-Unis (3e). Ensuite, sur une forte fonction rémunératrice du statut d'entrepreneur indépendant. En 1999, le revenu moyen des petits entrepreneurs était quatre fois celui de la moyenne nationale. Enfin, sur un cadre institutionnel propice aux sociétés - même s'il ne demande qu'à être améliorer, car la Pologne fait encore pâle figure dans les classements de la Banque mondiale.
Dans le long terme, le processus de transition économique a obligé le tissu entrepreneurial polonais à s'adapter à des conditions difficiles. Ce processus de sélection « naturelle » s'est opéré au début des années 1990 et lors de la première crise économique capitaliste, au tournant du siècle. De 2001 à 2003, le pays a connu un ralentissement qui obligea plus d'un patron à mettre la clef sous la porte. Cette douche froide a permis à l'économie polonaise, selon de nombreux spécialistes, de se rebâtir sur des bases plus solides, ce que la crise de 2007-2010 semble confirmer.
Réponses à la crise : des contraintes fortes
Contrairement à toute attente et aux autres pays européens qui ont procédé à des plans de relance dont la Pologne a bénéficié, celle-ci s'est plutôt concentrée sur les coupes dans les dépenses publiques et s'est tournée vers des mesures destinées à améliorer l'offre. Ce résultat contre-intuitif est dû en partie aux contraintes pesant sur les choix du gouvernement.
Les pays qui peuvent se permettre une relance keynesienne ont soit des finances publiques saines, soit un accès facile aux marchés financiers. La Pologne échoue sur les deux tableaux : durant les dix dernières années, le déficit moyen a été de 4,2% du PIB (pour 4,4% de croissance en moyenne). C'est problématique : en cas de coup dur, la tirelire est déjà vide. La dette frôle déjà les 50% du PIB. Or, la Constitution de 1997 et la Loi de Finances publiques de 1998 limitent la dette à 60% du PIB en imposent une rigueur budgétaire croissante à partir d'une dette de 50% du PIB.
Des finances publiques allant à vau-l'eau et le statut d'économie émergente hors de la zone euro rendent les choses plus difficile sur les marchés financiers. Cela implique des primes de risques plus importantes à cause de l'inflation, la dépréciation de la monnaie ou de la fuite de capitaux. À l'automne 2008, au moment où les plans de relance étaient mis en place, les investisseurs ne faisaient plus de distinction entre les différentes économies de la région et ils auraient pu ignorer les bons du trésor polonais au profit des bons américains et de la zone euro inondant les marchés à ce moment-là.
Les contraintes étaient donc assez fortes pour empêcher une relance keynésienne. Le paradoxe est qu'en dépit de coupes budgétaires profondes (plus de 4 milliards d'euros), le déficit a quand même atteint presque 7% en 2009 (contre 3,8% en 2008 et 1,9% en 2007). De fait, le gouvernement polonais s'est surtout concentré sur l'offre et l'investissement public (environ 1,4% du PIB) plutôt que sur la stimulation de la demande (0,6% du PIB grâce à une réduction de taxes prévue avant la crise). Le gouvernement a aussi cherché à accélérer les privatisations pour limiter les déficits et l'accroissement de la dette.
Des stratégies centrées sur la crédibilité et la différentiation
Ces contraintes ont obligé le gouvernement polonais à innover. Le plus difficile a été de garder la confiance des investisseurs et des consommateurs polonais. Cela implique un fin jeu psychologique qui est aussi une partie de poker très hasardeuse. Un élément intéressant a été de demander, contre toute attente, une ligne de crédit flexible au FMI.
En avril 2009, à la surprise de tous, la Pologne approche le FMI pour une ligne de crédit modulable de 20 milliards de dollars à titre préventif. Or, toute la stratégie de communication de la Pologne avait été de prétendre jusqu'alors de n'avoir besoin d'aucune aide extérieure pour ne pas effrayer les marchés. Les données confirmaient d'ailleurs que la Pologne n'en avait aucunement besoin : finances publiques et système bancaire stables, aucun signe d'un besoin de rééchelonnement de la dette, inflation modeste, comptes courants relativement équilibrés, etc.
C'est que cette ligne de crédit du FMI (Flexible Credit Line - FCL, valable un an) est destinée aux pays qui, selon le FMI, appliquent une politique macroéconomique robuste. Elle n'impose donc pas la conditionnalité tant décriée du FMI qui demande des cures d'austérité. Alors pourquoi ce mouvement, d'autant plus que la Pologne a annoncé qu'elle ne comptait pas utiliser ce crédit ?
La Pologne voulait en fait se démarquer d'une région trop souvent perçue comme un ensemble homogène par les investisseurs. Avec l'éruption de la crise, ils ont cherché à rapatrier tous leurs fonds d'une région où ils ne différenciaient pas les pays et où le FMI volait au secours de la Hongrie, la Lettonie, l'Ukraine, la Roumanie, le Belarus, la Serbie et la Bosnie-Herzégovine.
Le taux de change du złoty fourni un autre élément de réponse. Celui-ci a dégringolé de 3,2 złotys pour un euro à 4,9 złotys durant la crise. Cela favorise les exportations polonaises, mais un złoty fluctuant empêche d'anticiper les coûts des échanges. D'autre part, une telle réserve de crédit permet de décourager les éventuels investisseurs qui voudraient spéculer sur la monnaie polonaise et d'assurer de potentiels problèmes de roulements de la dette. De fait, le złoty s'est stabilisé et a commencé à remonter. Enfin, la ligne de crédit a amélioré la perception de la situation polonaise en faisant de la publicité (mondiale !) ce qui à son tour a permis d'améliorer ses conditions de prêt et d'accès aux marchés financiers au moment où le déficit budgétaire gonflait à vue d'œil.
Dernier point : le gouvernement polonais à crié à hue et à dia qu'il entendait entrer dans la zone euro dès que possible. La ligne de crédit du FMI, en stabilisant la monnaie, a rendu ces annonces plus crédibles. L'une de condition d'entrée dans la zone euro est de passer deux années dans le SME II en gardant sa monnaie stable. L'objectif d'entrée dans la zone euro a par conséquent une valeur autant psychologique qu'économique, tout comme la ligne de crédit du FMI. Sans doute s'agissait-il de mettre en place un cercle économique vertueux pour qu'une prophétie autoréalisatrice... se réalise. Bel exemple de stratégie d'autopromotion. {mospagebreak}
Les bémols du carnet de notes polonais
Les articles laudatifs que la Pologne reçoit de la presse étrangère (voir les articles du Monde, de l'Economist et du Financial Times) ne signifie pas que la Pologne est une élève parfaite.
Les finances publiques polonaises restent problématiques. En temps de croissance forte, le déficit est difficile à résorber. Cela pose problème en temps de crises : de 1999 à 2001, le déficit est passé de 1,9% à 5,1% du PIB et la dette de 37,6% à 47,1% du PIB ! Même chose lors de la crise actuelle : entre 2007 et 2009, le déficit est passé 1,9% à 6,7% du PIB et la dette de 44,9% à 51,3% du PIB ! C'est d'autant plus préoccupant que l'État polonais n'a pas eu à sauver de banques à coups de milliards de złoty et que le pays n'a pas de taux de croissance négatif.
Pourtant, l'arme budgétaire est fondamentale pour amortir les chocs économiques, d'autant plus dans la zone euro, où la Pologne ne disposera ni du taux d'intérêt indépendant de sa banque centrale ni du taux de change flexible du złoty comme amortisseur. Et les membres de la zone euro ne lui viendront pas forcément en aide, ce qui lui vaudra probablement une crise politique et économique. L'austérité fiscale provoque toujours des guerres d'usures entre les groupes d'intérêts qui doivent en porter le fardeau. La Grèce n'est-elle pas une leçon suffisante ?
Le déficit polonais provient en grande partie des dépenses sociales. Elles ont amorti le choc des crises économiques et réduit les coûts sociaux de la transition en envoyant les chômeurs en préretraite dans les années 1990. Mais elles restent une solution en trompe-l'œil. Le taux d'emploi et l'âge de retraite en Pologne sont en effet les plus bas d'Europe. Cela grève d'autant les finances publiques qui doivent supporter ce surcoût et la croissance économique sur laquelle on impose des taxes plus lourdes.
La Pologne doit donc finir les réformes structurelles entreprises dans les années 1990. C'est ce à quoi s'est attaqué l'actuel gouvernement pendant la crise. L'âge de la retraite a été repoussé et les retraites privilégiées vont prendre fin, ce qui va réduire la dette « implicite ». Quant aux finances publiques elles seront tenues en respect par une règle fiscale censée contrôler les dépenses. L'équation est compliquée par le besoin d'investir massivement dans l'économie et de cofinancer les fonds structurels européens.
Tout cela fait que, si la Pologne était la première de la classe durant la crise, elle risque de ne pas le rester quand la croissance reviendra. Les prévisions de croissance sont beaucoup plus hautes pour les autres pays de la zone qui ont dû se réformer profondément à cause de la crise. La bonne performance de la Pologne pendant la crise ne doit pas laisser place à la complaisance. Élève Pologne : bien, peut mieux faire et surtout ne vous relâchez pas.
Pour aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
- Dossier d'avril 2010 : Une relance véritablement européenne ?
- Interview de Jean-Pierre Pagé (2008) : Quelles formes de la crise dans les nouveaux États membres ?
- Dossier de mars 2010 : Vers un continent désindustrialisé ?, dont Pôle position ? L’industrie automobile polonaise à l'épreuve de la crise
À lire
- Beaugé, F. (2010), «Dans une Europe en crise, la Pologne fait figure d'exception», Le Monde, 10 Mars.
- Economist Intelligence Unit (2009), «Credit for Poland», 16 Avril.
- Economist Intelligence Unit (2009), «Complacent in Poland», 30 Mars.
- Orłowski, W. (2009), «Pożytki z zacofania» [Les avantages dusous-développement], Polityka, 5 Juin.
- Rusin P. (2007), «Economie Politique de la transition polonaise» in Bafoil, F. (dir.), La Pologne, Fayard.
- The Economist (2009), «Not like the neighbours», 23 Avril.
- The Economist (2010), «Horse power to horsepower», 28 Janvier.
- Wagstyl, S. (2009), «Poles' credit line welcomed», The Financial Times, 26 Avril.
Données statistiques : Eurostat, AMECO, BCE, BERD et WEO (FMI).
Source photo : Συνάντηση με τον Πρωθυπουργό της Πολωνίας, Donald Tusk sur Flickr