
La recette de l'affaire Coca-Cola dans les années 1950 ? D’un sirop à la formule mystérieuse, faites un cocktail à teneur notoirement peu spirituelle. Versez le tout dans le creux d’une Europe traumatisée sur un lit de Guerre froide. Faites mousser le tout à l’aide de dirigeants de compagnie fervents anticommunistes. Prenez garde à bien mener opérations industrielles et communications (que vous cuisinerez comme une opération militaire). En mélangeant, incorporez soigneusement les partis communistes, l’intelligentsia, les groupes d’intérêts, parlements et gouvernements internationaux. Enfin, servez chaud. Et voilà comment un soda devient enjeu politique, économique, idéologique et patriotique !
Lorsqu’il cherche à pénétrer en territoire européen, le trust Coca-Cola, créé dans les années 1880 et venu d’Atlanta, défraie la chronique d’après- guerre en soulevant la peur d’une "Coca-Colonisation". La stratégie du président de la Coca-Cola Company, Robert Woodruff (1923-1954) a de quoi créer l’amalgame. Ce qu’il nomme lui-même sa « politique de temps de guerre » à partir de 1939, consiste à s’assurer que tout soldat américain sur le sol européen vienne accompagné d'une bouteille de Coca-Cola. Financé par le budget militaire américain, il fait en sorte qu’il y ait toujours une usine de mise en bouteilles près des lignes de front afin d’assurer la distribution à travers ses petits soldats. À tel point, selon Richard Kuisel, auteur de Seducing the French: The Dilemma of Americanization, que certains GI’s en viennent à assimiler Coca-Cola aux objectifs de guerre américains. Il cite la correspondance d’un soldat américain « Pour moi, je suis dans ce fichu bazar, autant pour aider à maintenir la coutume de boire du Coca que je le suis pour aider à préserver le million d’autres bénéfices que notre pays fournit à ses citoyens ». À la fin de la guerre, soixante-quatre usines ont ainsi vu le jour.
« L’Opération muscle » des Jeux Olympiques d’Helsinki (1952) vient également renforcer l’image de la marque et son association au militaire. Le transport des cargaisons de Coca-Cola est assuré par des répliques de la flotte du débarquement créées pour l’occasion. C’est un véritable entrepôt flottant qui déverse quelques 720 000 bouteilles sur Helsinki.
La vieille Europe menacée de Coca-Colonisation
Avec le Coca-Cola, c’est toute une société de consommation, où le marketing et la libre entreprise sont rois, qui se répand en Europe. Pour la plupart, les Européens ne sont pas prêts à recevoir de plein fouet les effluves d’une société américaine qui a prospéré pendant la guerre. Les illusions sur cette prospérité sont d’ailleurs flagrantes, comme le cliché de l’ouvrier américain conduisant sa voiture en smoking. À la rancœur, se mêle la haine du matérialisme et de la manipulation des besoins des individus transformés en consommateurs que représente la civilisation américaine ou la « civilisation de frigidaires » selon le poète Aragon. Frigidaires qui, d’ailleurs, n’ont d’autre utilité que de fournir des glaçons pour les boissons des Yankees, car selon Roger Vaillant, « dans un pays comme la France, où, sauf deux mois par an et pas toutes les années, il fait toujours tellement froid qu’il suffit d’un garde-manger placé sur la fenêtre pour garder jusqu’au lundi, mardi ou mercredi, les restes du gigot du dimanche », nul n’est besoin d’un frigidaire.
Ainsi, la lutte autour de Coca-Cola est bien un conflit de civilisations. C’est l’art de vivre européen qui est menacé par "la culture globale" qui veut éradiquer les particularités locales et régionales, l’Europe se doit de défendre « non plus son territoire, mais son terroir » pour reprendre l’expression de Philippe Roger. La revue Esprit avertit d’ailleurs ses lecteurs des dangers d’une culture américaine qui « attaque les racines mêmes de la cohésion mentale et morale des peuples d’Europe ».
La conception de la culture propre à l’intelligentsia européenne et surtout française, élitiste et conservatrice, motive son engagement contre Coca-Cola et reflète son sentiment d’être seule en mesure et en devoir de préserver le meilleur de la civilisation humaine, qui ne peut qu’être fondée sur les valeurs de la vieille Europe. Robert Escarpit écrit dans Le Monde du 23 novembre 1949, « Les conquérants qui ont tenté d’assimiler des peuples allogènes se sont en général attaqués à leurs langues, à leurs écoles, à leurs religions. Ils avaient tort : le point vulnérable, c’est la boisson nationale. Le vin est la plus antique constante de la France. Il est antérieur à la religion et à la langue ; il a survécu à tous les régimes. Il a fait l’unité de la nation ». Lorsque le Coke menace la boisson millénaire, le vin est glorifié, voir sanctifié par l’intelligentsia chrétienne. Pour certains, il est l’essence même du sublime et de la contemplation, pour les autres, l’eucharistie, l’objet de communion des peuples d’Europe, symbole des valeurs villageoises et solidaires. Spirituel et populaire, il marque l’utopie d’une Europe artisanale et fraternelle.
L’ambiguïté d’une vision conservatrice est de juxtaposer une vision rêvée de l’homme ordinaire européen, une classe travailleuse joviale et débonnaire, avec la peur du populaire et l’abandon de la culture à la masse. Coca-Cola, séduisant et s’adressant aux masses, vient donc dépraver les valeurs européennes, laissant l’homme ordinaire traiter de culture, devenue un bien, une commodité abandonnée au vulgaire appétit. La manipulation publicitaire qui vise à modifier les goûts vient s’opposer à l’éducation par l’élite éclairée. La place des intellectuels est usurpée par « les esprits étroits de spécialistes qui s’autoproclament "technocrates"» (T.Judt). Le débat évolue, mais n’est pas encore à son paroxysme.
Pas de « pause fraîcheur » pour la Guerre froide
À l’impact de la publicité de masse sur la population européenne et à l’image de Coca-Cola, symbole des États-Unis à qui l’Europe doit non seulement son salut, mais sa renaissance économique, viennent s’ajouter des discours on ne peut plus engagés des dirigeants de la Coca-Cola Company. À l’image de Robert Woodruff, qui vante les valeurs du capitalisme et déclare que dans chaque bouteille se trouve « l’essence du capitalisme ». James Farley, ancien conseiller de Roosevelt, président du conseil de la Coca-Cola Export Corporation, vient ajouter à l’expansion commerciale du Coke une rhétorique de guerre froide : « Nous sommes sous la menace d’un ennemi plus subtil, impitoyable et fanatique que tout autre jamais rencontré. Il est temps pour l’Amérique de s’opposer aux pratiques agressives, traîtres et impies du communisme totalitaire ». On pourrait aussi citer les propos du représentant de Coca-Cola à Paris, le Prince Alexander Makinsky, russe blanc dont les propos ne sont pas plus neutres.
À l’affrontement culturel vient s’ajouter une lutte idéologique et politique. Dans leur discours, la gauche comme la droite européenne font un lieu commun des mentions d’ambitions impérialistes et d’intérêts personnels des États-Unis associées à leur présence en Europe. En particulier, les partis communistes, les progressistes et les neutralistes critiquent les gouvernements européens pour leur soumission aux Américains. Les implications du plan Marshall sont mal acceptées par les populations européennes. Les États-Unis considèrent l’ouverture du marché européen, les diminutions tarifaires, la libre entreprise et l’investissement en Europe comme un juste retour des choses, ce qui heurte les sensibilités.
Dans la presse française, l’émotion est vive. Robert Escarpit, dans le Monde du 29 mars 1950, écrit : « Le coca-cola semble être le Dantzig de la culture européenne […] Pour les Américains, la liberté consiste entre autres choses à vendre ce qu’on veut, où l’on veut, comme on veut. Quiconque leur nie ce droit passe à leurs yeux pour un ennemi politique ou un concurrent – un communiste ou un marchand de vin ». Témoignage Chrétien résume la situation le 3 mai 1952 : « Il faut appeler un chat un chat et tenir le Coca Cola pour ce qu’il est : l’avant-garde d’une entreprise de colonisation contre laquelle nous nous sentons le devoir de lutter ici ».
L’affaire Coca-Cola
Partout en Europe, l’air est à la résistance, et Coca-Cola rencontre l’opposition. En Belgique et en Suisse, des poursuites judiciaires sont engagées, alléguant un dangereux taux de caféine. Au Danemark, les brasseries parviennent pendant un temps à interdire la boisson. Dans la plupart des cas, c’est le parti communiste local qui mène l’opposition, qualifiant la boisson de « substance addictive » ou de « poison ». En Italie, l’Unità va jusqu’à alléguer auprès des parents que le Coca-Cola blanchit les cheveux de leurs enfants ; en Autriche, les communistes insinuent que les nouvelles usines d’embouteillage à Lambach peuvent être facilement converties en centrales atomiques (R. Kuisel). Mais c’est en France que la levée de bouclier est la plus vigoureuse et devient l’"affaire Coca-Cola".
Arrivé en France en 1919, très peu servi jusqu’en 1945, Coca-Cola peine à s’installer. Une opération est organisée après-guerre pour conquérir le marché français. Une usine doit ouvrir à Marseille où la fameuse formule « 7X » doit être importée. On divise le territoire en zones stratégiques. Paris et sa région ainsi que le Midi sont les cibles principales, des contrats de franchises doivent être conclus pour la mise en bouteilles et un énorme budget publicitaire y est alloué. Mais Coca-Cola rencontre l’embargo. Le ministère des Finances, le ministère de la Santé Publique, le service de la répression des fraudes du ministère de l’Agriculture et bientôt l’Assemblée Nationale se mettent sur le pied de guerre. « Les oppositions furent violentes et diverses. Le ministre des Finances de l'époque, René Mayer, prit une position en flèche. Il s'inquiétait d'un déséquilibre de notre balance des comptes, du danger pour la santé publique de ce liquide de composition mystérieuse et des réactions patriotiques à redouter : n'allait-on pas, dans l'opinion, taxer le gouvernement de subordination envers les États-Unis ? » (J.N. Jeanneney).
La pression est forte. Confédération des fruits et légumes, syndicats : les lobbys des vins, jus de fruit, eau minérale, cidre, bière et autres boissons tiennent les rangs. Coca-Cola doit se conformer au code de santé imposé aux autres boissons françaises et les régulations douanières américaines sur les vins et liqueurs abolies. Les communistes quant à eux demandent l’interdiction totale. De l’autre côté de l’Atlantique, la riposte est ferme : l’ambassade menace « de sérieuses répercussions si le harcèlement persévère ». James Farley déclare à la presse : « Coca-Cola n’était pas nocif pour la santé quand les soldats américains ont libéré la France des Nazis, pour que les communistes puissent s’asseoir en session aujourd’hui ».
C’est alors au tour de la presse américaine de s’enflammer contre l’ingratitude française et pour l’interdiction des vins français. L’ambassadeur de France avertit Paris que l’affaire est sérieuse : la France lève l’embargo en avril 1950.
Passionnante chronique que cette affaire Coca-Cola, qui rebondit en 1999, avec la tentative de la firme d’Atlanta de mettre la main sur le fleuron français de la limonade : Orangina. Là encore, le gouvernement Jospin saisit l’affaire, les ministres de l’Agriculture et de l’Économie font interdire la vente, décision validée par le Conseil d’État. Plutôt mourir que Coca-Cola ? Orangina est à présent japonais.
Pour aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
- Dossier de décembre 2010 : À la table des Européens : le goût des autres ?
À lire
- Richard Kuisel, Seducing the French, the dilemma of Americanization, University of California press (1997)
- J. C. Louis and Harvey Z. Yazijian, The Cola Wars, New York: Everest House, Publishers (1980)
- Alexander Stephen, Americanization And Anti-Americanism: The German Encounter with American culture after 1945, New York (2005)
- Philippe Roger, L’Ennemi americain. Généalogie de l’antiaméricanisme français, Le Seuil, Paris (2002)
Source photo : Coca-Cola par Omer Wazir, sur flickr