
La Pologne est le seul pays européen ne pas avoir eu de récesssion pendant la crise et à ne pas avoir entériné de relance keneysienne. Que nous apprend la crise sur les idées, les institutions et les politiques économiques en Pologne et leur reflet dans les pays « industrialisés » ?
Des hypothèses : keynésianisme et monétarisme
Une carte mentale simplifiée des concepts économiques oppose deux camps. D'un côté, les supporters de Keynes arguent que, dans le court terme, la politique budgétaire est un instrument utile pour gérer les fluctuations du cycle économique si elle stimule la consommation dans les récessions, même aux dépends d'une inflation accrue dans le moyen et long terme. Une politique monétaire keynésienne sera aussi tournée vers la croissance et l'emploi, comme la Réserve fédérale américaine.
De l'autre, les monétaristes soutiennent que la politique budgétaire discrétionnaire génère de l'inflation dans le court et le long terme. Ils ajoutent à cela l'équivalence ricardienne, selon laquelle les agents internalisent l'augmentation des dépenses publiques par une anticipation de l'augmentation des taxes en dimininuant leurs dépenses, ce qui annule l'usage discrétionaire de la politique budgétaire. Une politique monétaire monétariste combattera résolument l'inflation et celle-ci sera son mandat unique, comme pour la BCE ou la Bundesbank.
Comment savoir où la Pologne se situe ? D'abord en essayant d'analyser les discours et les paradigmes économiques, ensuite en étudiant les greffes institutionelles, tout cela à travers les politiques monétaires et fiscales.
Cadres de référence, discours et idées économiques
Il faut se tourner vers les idées qui ont guidé la conception des institutions et des politiques économiques. Peter Hall avait discuté le cas anglais en montrant la conversion des élites économiques anglaises du keynésianisme au monétarisme. Kathleen McNamara a retracé cette évolution dans le contexte européen où les idées ordo-libérales ont faconné l'euro. Nicolas Jabko a mis en évidence l'usage stratégique de ces idées par la Commission européenne pour poursuivre l'intégration européenne. Peut-on faire le même exercice avec les décideurs de l'économie polonaise ?
Au paroxysme de la crise, alors que les gouvernements s'échinaient à monter au plus vite des plans de relance, le libéral Balcerowicz, ancien Ministre des Finances et gouverneur de la Banque centrale polonaise, signait une tribune dans le Financial Times appelant à éviter toute mesure keynésienne. S'inspirant des travaux de Giavazzi et Pagano, il soutenait qu'une stimulation fiscale prend du temps et arrive souvent après la bataille, qu'elle est d'autant moins efficace que le taux d'endettement de l'économie est important et qu'elle peut avoir des effets pervers parce qu'elle évince tout investissement dans le secteur privé. Ils ajoutent aussi que toute dette contractée aujourd'hui diminue la croissance future par les taxes qu'elle impose. C'est la politique qu'a appliquée le Ministre des Finances actuel, Jacek Rostowski. C'est ce qui a fait dire aux journalistes que la Pologne empruntait le chemin de la Corée du Sud en 1997 quand celle-ci a procédé à des coupes budgétaires profondes après la crise.
Qu'en est-il de l'autre côté de l'échiquier politique ? La gauche et le parti conservateur PiS ont appelé à une relance de type keynésienne. Quand la gauche (SLD) était au pouvoir lors de la crise de 2001-2003, la dette a gonflé de dix poins de pourcentage, de 37 à 47%. Il semblerait donc qu'il y a eu une relance keynésienne et une autre conception de la croissance. On donnait la priorité non plus à stabilité macroéconomique chère à Balcerowicz , mais à l'emploi, l'entreprenariat et la compétitivité privilégiés par Kołodko et Hausner, ancien Ministres des Finances et de l'Économie du SLD.
Très vite cependant, il a fallu limiter les déficits et la dette, car celle-ci s'approchait du premier seuil de 50% du PIB à partir duquel la Constitution impose des budgets de plus en plus restrictifs. Les Ministres des Finances et de l'Économie de « gauche », Belka puis Kołodko et Hausner ont donc dû se plier à cette contrainte. Le paradoxe est que si les idées monétaristes avaient été respectées en matière budgétaire, le gouvernement du SLD aurait pu mettre en place une politique keynésienne. Mais si on suit des politiques keynésiennes, on finit par devoir mettre en place une politique monétariste. Aucun des deux paradigmes n'est donc exclu.
Greffes institutionnelles et sélection à la carte
Ces contraintes et institutions peuvent être mieux comprises si on retrace leur origine géographique. Le mode de scrutin législatif et la fonction de président s'inspirent du modèle français, mais pour des raisons plus tactiques que stratégiques. Si De Gaulle a voulu, en 1958, que les affaires étrangères, la défense et les affaires intérieures restent sous ses fourches caudines, c'était pour guarantir que la France resterait ancrée à l'Ouest et qu'il faudrait que les communistes gagnent les élections présidentielles pour changer cela (souvenez-vous, c'était à l'époque de la Guerre froide et le Parti communiste avait 20% des voix). Même raisonnement pour le communiste Jaruzelski : après les élections semi-libres de 1989, celui-ci est devenu Président de la Pologne et a gardé ces prérogatives pour garantir sa loyauté vis-à-vis de l'URSS.
Avec la chute de celle-ci et le débat sur la nouvelle Constitution, l'architecture institutionelle a commencé à être renégociée pour donner lentement plus de pouvoir au gouvernement. Les nouvelles institutions ont été pour la plupart importées d'Allemagne et de l'Union européenne par deux mécanismes : l'influence du succès de la première et la conditionalité de la seconde. La consitutionalisation de ces changements en 1997 a eu un effet stabilisateur sur la vie politique.
Les institutions économiques ont d'autre sources. À part les « samorządy pracownicze » (autogouvernements des travailleurs) qui sont une institution proprement polonaise, les autres sont des « greffes institutionelles ». Le code commercial s'inspire du droit allemand (réactivé en 1989, il avait été « greffé » en 1934 à partir du code commercial allemand de 1901) tandis que les instruments de politique économique ont plutôt une inspiration anglo-saxone et libérale avec un taux de change flottant et une politique monétaire restrictive.
En matière économique, il semble qu'il y ait eu effectivement une « greffe » des idées libérales en matière institutionnelle : libéralisation des prix et des salaires, priorité donnée à la lutte contre l'inflation, code de propriété intellectuelle, échange de devises, taux de change flottant. Les institutions du marché ne sont pas fondées sur des idées proprement polonaises, souligne Rostowski, mais sur la prédominance des idées anglo-saxonnes. Rostowski rappelle aussi que les PECO n'ont pas tout transposé « aveuglément ». Cela suggère d'aller plus loin que Rostowski et de voir les jeux politiques derrière ce copier/coller institutionnel.
Le cas de la Banque nationale polonaise (NBP)
L'indépendance de la NBP suggère que la Pologne a repris à son compte l'architecture institutionelle mise en place dans les pays industrialisés durant les trois dernières décennies. La NBP est passée d'un instrument quasi-fiscal de l'État à une institution indépendante concentrée sur la politique monétaire et la régulation bancaire. Cela implique une préférence pour la stabilité des prix et une « dépolitisation » de la politique monétaire. De fait, la Pologne a recréé les relations sociales des économies occidentales et a copié ce que les institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale, UE) ont exporté comme « modèle ». Celui-ci s'inspire, comme le montre McNamara, de l'ordo-libéralisme allemand avec une touche libérale anglo-saxone cependant. En effet, si la NBP vise avant tout l'inflation comme la Bundesbank en son temps et la BCE aujourd'hui, elle le fait en utilisant la technique de l'« inflation targeting » adoptée par la Nouvelle-Zélande, la Banque d'Angleterre, le Canada, l'Australie et de manière implicite par la FED.
Mais le processus de greffe institutionelle ne s'est pas déroulé sans anicroche. Les PECO et la Pologne en tête n'ont pas toujours pris pour monnaie courante les solutions « apolitiques » et « idéales » des institutions internationales.
De 1986 à 1993 et de 1997 à 2001, un consensus est apparu en faveur d'une indépendance de la NBP soutenue par les institutions financières internationales. En témoigne la loi de 1989 sur la NBP visant à combattre l'inflation réalisée grâce à l'aide de l'USAID. Cela suggère aussi un paradoxe : un petit groupe libéral a eu un impact au delà de son influence minimale sur la vie politique parce qu'il bénéficiait de la légitimité des institutions occidentales. D'autant plus paradoxal que c'était un moment d'expérimentation politique, car il était impossible de prouver les effets distributifs de ces réformes institutionnelles. Parce que ces institutions étaient présentées comme apolitiques, on ne pouvait en discuter les conséquences politiques. Tout n'était pas gagné d'avance cependant : la NBP ne voulait pas entendre parler de supervision financière par exemple. Cet ordre a été ensuite constitutionalisé en 1997 avec la décision d'entrer dans l'UE et d'adhérer aux critères de Maastricht.
Ce consensus a été rompu entre 1993 et 1997 puis entre 2001 et 2007. Les crises politiques autour de la NBP illustrent une autre vision, plus politisée de cette institution, que prônaient la gauche et les anciens communistes. Kołodko, un Ministre des Finances de gauche, critiquait la politique monétaire trop restrictive de la NBP (un peu comme les Français pour la BCE). Kołodko pensait que les taux d'intérêt devaient être décidés non pas en fonction de l'inflation passée mais en fonction des attentes de l'inflation. Cela aurait permis de baisser les taux d'intérêt. L'argument était aussi politique : des taux d'intérêt plus bas auraient permis un moindre service de la dette et donc une politique fiscale plus laxiste et plus gagnante au niveau des élections. Cette question reviendra dans le débat entre 2001 et 2005 quand le SLD revient au pouvoir, surtout avec Kołodko en 2002 qui va même demander à la NBP de l'argent ce qui va contre l'indépendance de la NBP.
La bataille législative de 1995 sur le statut de la NBP a cristallisé ces clivages. Alors que la gauche proposait de politiser la NBP, le camp libéral s'y est opposé et a gagné la consitutionalisation de l'indépendance de la NBP avec l'aide des institutions financières internationales. L'UE et la perspective de l'entrée dans la zone euro ont joué un rôle important. Une telle fin n'était pas jouée d'avance cependant : le cas hongrois montre que la dépolitisation de la banque centrale est longtemps restée un problème politique majeur.
Paradoxalement, la dépolitisation de la politique monétaire a eu des conséquences politiques. La greffe institutionelle a engendré de nouveaux rapports sociaux et politiques, avec un débat structuré d'une certaine manière et favorisant des acteurs au détriment d'autres acteurs. La construction d'une certaine vision du marché et des institutions qui le soutiennent s'est faite grâce à une coalition libérale appuyée par des institutions internationales.
Mais si l'institutionalisation d'un certain consensus semble avoir « verrouillé » des politiques économiques, cela ne veut pas dire qu'il n'y a plus de marge de manoeuvre politique. Ironiquement, les institutions peuvent devenir des bastions de batailles idéologiques à contre pied de ce que l'on aurait pu prévoir. Le conflit qui oppose aujourd'hui la NBP et le ministre des finances est révélatif de ce point de vue-là.
En effet, tous les ans la NBP doit reverser au gouvernement une partie de ses bénéfices, que le gouvernement utilise pour repayer une partie de la dette. Cette année, le bénéfice versé au budget va être soit de 4 milliards de zlotys si la NBP décide d'en garder plus pour ses réserves de change, ou de 8 milliards de zlotys si le gouvernment arrive à persuader la NBP de limiter la dette. Problème : la dette est sur le point de franchir des seuils qui obligent le gouvernement à une politique budgétaire restrictive. Or c'est une année électorale. Et le gouverneur de la NBP, Skrzypek, a été nommé par les frères Kaczynski du parti PiS (Droit et Justice). S'il garde une plus grande partie du bénéfice, il mettra en danger la politique du gouvernement. Mais si le gouvernement gagne, l'indépendance de la NBP sera moins crédible. D'autant plus que le Conseil Monétaire de la NBP penche en faveur du gouvernement, qui vient d'en nommer une partie. On revient donc aux disputes de la NBP avec le SLD.
La situation est d'autant plus paradoxale que les rôles semblent être inversés. Alors que le gouverneur de la NBP, conservateur proche du PiS, joue la carte de l'indépendance de la NBP établie par les libéraux à l'aide des institutions internationales, le gouvernement, libéral, semble se comporter comme les conservateurs du PiSet le SLD qui avaient mis l'indépendance de la NBP à l'épreuve.
Quid de la politique budgétaire ?
La politique budgétaire est un cas plus problématique. La Constitution de 1997 gravait dans le marbre un seuil limite pour la dette (60% du PIB) et confèrait de plus grands pouvoir au gouvernment pour le passage du budget. Tandis que la première modification s'inspirait de la Grundgesetz allemande, la seconde tenait de l'article 49.3 de la Constitution française. Néanmoins, les politiques budgétaires ont été beaucoup moins restrictives que les politiques monétaires et financières. Plusieurs explications sont possibles pour cette politicisation des finances publiques polonaises. D'abord, les finances publiques sont redistributives d'une manière plus transparente que la politique monétaire. Ensuite, la transition a eu un coût social qu'il a fallu mitiger avec une politique fiscale laxiste. Enfin, la greffe institutionnelle n'a été que partielle puisque le Ministre des Finances reste faible s'il n'est pas épaulé par son Premier ministre.
Finalement, si la réponse polonaise à la crise vient de la greffe des institutions et l'application de paradigmes économiques monétaristes et libéraux, cela n'explique pas pourquoi les autres pays de la région ont échoué. Du coup, on revient aux facteurs évoqués dans la situation spécifique de la Pologne (voir « L'économie polonaise : première de la classe européenne ? »). Il y a donc une certaine contingence du succès relatif de la Pologne aujourd'hui qui ne permet pas de plaider pour la greffe massive d'institutions libérales et monétaristes.
La balance pèse plus du côté ordo-libéral allemand, de la conditionnalité européenne et d'un zeste d'institutions françaises. Les institutions ne proviennent pas d'idées pures mais de greffes qui s'adaptent à la situation locale. Leur mise en place a été facilitée par une coalition d'acteurs incluant les institutions financières internationales et l'UE. Reste que l'architecture institutionelle n'est pas un chapitre clos en Pologne. Le débat fait rage en Pologne entre les supporters d'un « chancellierasation » à l'allemande et d'une « présidentialisation » à la française.
Au-delà de la dichotomie keynesianisme/monétarisme, la Pologne est aussi le miroir des évolutions de fond des démocraties « avancées », où les politiques macroéconomiques sont de plus en plus dépolitisées tout en imposant un nouveau rapport politique. Est-ce là de la "bonne gouvernance" économique ?
Pour aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
- Dossier d'avril 2010 : Une relance véritablement européenne ?
À lire
- Balcerowicz, L. et Rzońca, A. (2008), « The fiscal cure may make the patient worse », The Financial Times, 10 Décembre.
- Epstein, R.A. (2006), «Cultivating consensus and creating conflict: international institutions and the (de)politicization of economic policy in Post-Communist Europe», in Comparative Studies 39(8): 1019-1042.
- Giavazzi, F. et Pagano, M. (1996), 'Non-Keynesian effects of fiscal policy changes: international evidence and the Swedish experience', Swedish Economic Policy Review 3, pp.67-103.
- Hall, P.A (1993) «Policy Paradigms, Social Learning, and the State: The Case of Economic Policymaking in Britain», Comparative Politics, Vol. 25, No. 3, pp. 275-296.
- Hausner, J. (2007), Economic Policy Making. Between Observation and Participation, Kraków.
- Hutchinson, M. (2009), «La Pologne prend modèle sur la Corée du Sud», Le Monde, 20 Avril.
- Jabko, N. (2006) Playing the Market: A Political Strategy for Uniting Europe, 1985-2005, Ithaca: Cornell University Press.
- McNamara, K.R. (1998), The Currency of Ideas: Monetary Co-operation in the European Union, Ithaca: Cornell University Press.
- North, D.C. (1991), «Institutions», Journal of Economic Perspectives, 5(1).
- Rostowski, J. (2007), «Institutional transplants in the transformation of Poland's economy and polity», CASE, Varsovie.
Source photo : Albert Einstein sur Flickr