Cachées au creux d’un passé pas si lointain, les idéologies et les pratiques du socialisme d'État refont parfois surface auprès de la jeunesse des Balkans d’aujourd'hui. On le sait, le projet communiste a pris différentes formes selon les républiques socialistes, et aucune n’est typique. Pourtant, un symbole de premier plan chez tous les régimes de style soviétique en Europe centrale et orientale réside dans les visages des enfants et des jeunes. Qu’en est-il aujourd’hui ? À l’effondrement des régimes succède-t-il un effondrement de sa jeunesse ?
L’enfance embrigadée
Dès son avènement au début du XXe siècle, le projet soviétique affirma son caractère révolutionnaire en rejetant les précédents modèles culturels et en prenant le contrôle total sur l'éducation des jeunes afin qu'ils se préservent de la culture occidentale jugée décadente. La construction de la jeunesse dans le contexte socialiste était, en fait, une question centrale pour la survie de la nouvelle société qu’ils entendaient fonder. Une société dont la vitalité et l'avenir prometteur résidaient dans ses enfants, tant métaphoriquement que physiquement.
En raison de leur importance pour le projet national de chaque État socialiste, les enfants et les jeunes passaient par divers canaux d'endoctrinement. Parmi ceux-ci, les plus influents furent les Pionniers (organisations pour les enfants âgés de 9 à 14 ans) et le Komsomol (pour les jeunes âgés de 15 à 28 ans). Crées sur le modèle soviétique, les Pionniers visaient à façonner des émotions patriotiques et à développer un sentiment d'appartenance à l’idéologie collective.
Un exemple révélateur est celui de l'organisation des Pionniers yougoslaves (Savez pionira Jugoslavije en serbo-croate et Zveza pionirjev Jugoslavije en slovène), qui est un bon marqueur du développement du sentiment national et de l’idéologie. Dans sa quête de socialisation « d’enfants idéologiquement façonnés » et pour les « meilleurs intérêts » de ceux-ci, le parti-État de Yougoslavie mit en œuvre « l'idéologie de l'enfant heureux », en produisant les symboles de sa réussite : les visages contents des jeunes pionniers engagés dans des activités encadrées. Ce processus de « production de l'enfance heureuse », mené sous la direction constante du parti communiste, s’est intégré à l'État et aux autorités éducatives.
Dans la même veine, l'organisation des Pionniers bulgares (nommée « Organisation des Pionniers dimitrovistes "septembristes" ») s’efforçait de neutraliser les héritages culturels familiaux et de couler les jeunes dans un moule homogène d'attitudes partagées et de capital culturel commun. Simultanément, ce modèle a favorisé l'égalité d'accès aux connaissances et aux compétences techniques et pratiques, qui avaient été jusque-là l’apanage de certains enfants seulement.
Un trait particulier de la politisation de la jeunesse en Bulgarie pouvait s’observer dans les Assemblées internationales d’enfants « Bannière de la Paix », qui eurent lieu dans la période socialiste tardive (1979-1988). Rassemblant de jeunes participants bien au-delà du Rideau de fer, ces événements – mêlant échanges culturels et symbolique politique forte – entendaient habiliter inhabituellement les enfants à mettre leur créativité et leur sagesse au service d’un monde pacifique. En tant qu’initiative majeure se déroulant sous l'égide de l'UNESCO lors de l'Année des Nations unies de l'enfant (1979), l'Assemblée a en outre cherché à renforcer l'image de la Bulgarie sur la scène internationale. Les jeunes hôtes bulgares de la « Bannière de la Paix » affirmèrent, à l’occasion, leur désir de transformer l'image résiliente des Balkans comme « poudrière du Vieux Continent » en un « jardin d'amitié et de paix éternelle ». Pour de nombreux participants en effet, les assemblées ont constitué une occasion unique de développer de nouvelles amitiés, l’estime de soi et la tolérance culturelle.
Une jeunesse libre mais déboussolée ?
Aujourd'hui, les jeunes des anciens pays socialistes des Balkans ne sont plus soumis aux injonctions morales et aux obligations imposées par l'État à leurs parents et à leurs frères et sœurs aînés. Mais, tandis que l'impérativité politique du passé récent leur est épargnée, la jeunesse contemporaine du sud-est de l’Europe ne peut plus compter sur un accès égal et gratuit à l'éducation et au travail, comme ce fut le cas pour les générations précédentes. En raison de l'afflux de la culture de consommation de masse, couplé au manque d'activités pédagogiques structurées (anciennement fournies par le parti-État), de nombreux adultes regardent maintenant avec nostalgie la stabilité sociale et morale qui était assurée par les régimes socialistes.
Actuellement, la crise financière et économique en cours à travers l'Europe alourdit cet héritage complexe, en posant encore plus fortement pour les jeunes la question de leur subsistance. Selon les données publiées par l'Office allemand des statistiques et par Eurostat, le taux de chômage des jeunes dans les Balkans avoisine en moyenne les 50 %. À cela s’ajoute la forte proportion de travail à temps partiel et de contrats de travail précaires. De tels développements ont mis une pression supplémentaire sur la fuite constante des jeunes cerveaux vers l'Ouest – que ce soit pour leurs études ou le travail.
Sombre tableau donc, et en contraste frappant avec le credo optimiste de l'avenir communiste tel qu’il a façonné l'expérience de vie de nombreux citoyens des Balkans. Du reste, ces pays sont aux prises avec plus que de la nostalgie pour la période communiste et les mouvements qui encadraient la jeunesse. En effet, ils doivent revoir, de manière très pratique, les opportunités sociales et éducatives qui bien souvent sont inadéquates pour les enfants et les jeunes, et qui mènent à leur faible estime de soi et à leur faible résistance face aux réalités d'aujourd'hui, par de nombreux aspects.
Pour aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
- Dossier de novembre 2011 : Les Balkans occidentaux : dépasser les tensions
À lire
- DOTTO, A., "Staggering levels of youth unemployment in the Balkans". World Socialist Website, 2011. http://www.wsws.org/articles/2011/aug2011/balk-a23.shtml
- ERDEI, I., "The happy child as an icon of socialist transformation". In John R. Lampe and Mark Mazower (Eds.), Ideologies and national identities: the case of twentieth-century Southeastern Europe. (154-179). New York: Central European University Press, 2004.
- MEAD, M. & CALAS, E., "Child-training ideals in a post-revolutionary context: Soviet Russia". In Margaret Mead and Martha Wolfenstein (Eds.), Childhood in contemporary cultures. (179-203). University of Chicago Press, 1996.
- PAUNOVA, S., "The formation of the future socialist citizen" (An attempt at DPO "Septemvriiche"). Sociological problems, 1-2. 208-216, 2003.
Source photo: Caption from an own educational slideshow for children between 1st - 3rd grade of elementary school in communist Bulgaria par Студия „Спектър“ – София (Studio "Spectre"- Sofia, now extinct) sur commons.wikimedia.org
Commentaire: Pionniers bulgares, membres de l'Organisation des Pionniers dimitrovistes "septembristes" (à gauche) et chavdarcheta (à droite), à l'époque de la République populaire de Bulgarie.