Florence Hartmann : Coopérer avec le TPIY, un test impératif pour les Balkans occidentaux

Par Tanguy Séné | 16 janvier 2011

Pour citer cet article : Tanguy Séné, “Florence Hartmann : Coopérer avec le TPIY, un test impératif pour les Balkans occidentaux”, Nouvelle Europe [en ligne], Dimanche 16 janvier 2011, http://www.nouvelle-europe.eu/node/996, consulté le 02 avril 2023

Aux Balkans occidentaux qui veulent la rejoindre, l’Union européenne (UE) impose un test particulier : celui de la « pleine coopération » avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). Cette conditionnalité se trouve au cœur des Accords de Stabilisation et d’Association (ASA), étape préliminaire avant une candidature officielle puis à une adhésion à l’UE. D’où vient la valeur de ce test ? Florence Hartmann, porte-parole du procureur du TPIY de 2000 à 2006, nous éclaire sur la question.

 

Le sujet de la coopération avec le TPIY est d’autant plus brûlant qu’il constitue un des principaux obstacles dans le processus d’accession de la Serbie à l’UE. Celle-ci a des obligations internationales qu’elle n’a pas respectées ; elle les a même ouvertement violées précise Florence Hartmann, en refusant jusqu’ici de livrer deux Serbes accusés de crimes contre l’humanité, Goran Hadžić et Ratko Mladić, ce dernier étant également accusé de génocide.

En effet, l’UE exige de ses nouveaux aspirants qu’ils respectent les règles internationales, ce qui n’est pas une condition ou une exigence abusive, mais le gage que les nouveaux États membres  respectent les règles collectives ; le gage qu’ils seront disposés à respecter les règles européennes.

La coopération avec le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) ressemble fort à un quatrième critère de Copenhague pour les Balkans occidentaux (dans la mesure où il est une condition incontournable de l’adhésion). Est-ce que cette comparaison vous semble juste ? Et pourquoi est-ce important de faire de cette coopération une condition nécessaire à l’adhésion des Balkans occidentaux ?

Le projet européen a toujours eu pour ambition de promouvoir la paix et la démocratie, de tenter de la garantir au moins sur un espace donné du fait d’une volonté collective. C’est donc logiquement que les critères de Copenhague adoptés dans le contexte de l’après chute du Mur réitèrent entre autres cette ambition-là, en exigeant des États qui aspirent à rejoindre l’Union la mise en place d'« institutions stables garantissant l'État de droit, la démocratie, les droits de l'homme, le respect des minorités et leur protection ».

La formule est générique, mais elle indique que les États européens qui veulent rejoindre l’Union doivent souscrire à des principes non pas seulement européens, mais universels (les Droits de l’Homme par exemple). À ces normes s’ajoutent les principes légaux internationaux qui fondent aussi l’Europe (le droit humanitaire international, la Charte des Nations unies, le respect des obligations légales internationales issues des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, les traités internationaux, etc).

Or qu’est-ce que la coopération avec le TPIY ? C’est une obligation faite à tous les États (membres de l’Organisation des Nations Unies (ONU)) par une série de résolutions (contraignantes) du Conseil de sécurité [NDLR : voir par exemple la résolution 827 de mai 1993 qui dispose que tous les États doivent apporter leur « pleine coopération » au TPIY]. Ensuite,  le mandat du TPIY porte sur des crimes qui relèvent du droit humanitaire international. Or il y a au-delà même des résolutions du Conseil de sécurité, tout un éventail de règles internationales qui font déjà obligation de poursuivre et punir des crimes comme les crimes contre l’humanité et le génocide.

Donc faire de la coopération une condition nécessaire à l’adhésion à l’Union européenne ne devrait même pas être un sujet de discussion. Cette coopération est "préinscrite" dans les règles qui fondent l’Union européenne. Il est important que ce point soit bien compris par les États appelés à rejoindre l’Union.

Il est regrettable néanmoins qu'il n'y ait pas eu plus de pédagogie afin de montrer que ce n'est pas un critère additionnel mais préexistant. Un critère qui ne s’est pas posé comme une évidence pour tous les pays car tous les pays n’ont pas été confrontés juste avant de rejoindre l’Union à des crimes contre l’humanité et des crimes de génocide, mais qui se serait imposé à tous si de tels crimes avaient été commis ailleurs que dans les Balkans occidentaux. Car en Europe, on poursuit de tels crimes.     

L’UE comme le Conseil de sécurité de l’ONU ont insisté sur le fait que la « pleine coopération » des Balkans occidentaux avec le TPIY était une condition sine qua non sur la voie de l’adhésion. Mais que doit-on entendre par « pleine coopération » ? Est-ce que le concept peut-être "assoupli" ?

J’ai déjà rappelé que la coopération est une obligation contraignante faite à tous les États par le biais de résolutions du Conseil de sécurité. « Pleine coopération » ne veut rien dire, c’est une formule élaborée par des politiques qui n’ont pas souhaité que cette obligation internationale soit contraignante au point d’être un obstacle potentiel au rapprochement des États ex-yougoslaves avec l’Union.

Plutôt que de rappeler le droit et de dire qu’il ne souffrait d’aucune entorse, les Vingt-Sept ont préféré dire qu’ils n’envisageaient pas une application stricte du droit  au fur et à mesure que les occasions de l’appliquer se présentaient (comme la présence d’un accusé sous mandat d’arrêt international sur un territoire donné faisant obligation aux autorités locales de procéder à l’arrestation). Au contraire, ils ont montré qu’ils toléraient des aménagements, à la condition qu’au final, c’est à dire avant l’adhésion, l’État ait néanmoins respecté toutes ses obligations… Un peu comme si on permettait à un jeune conducteur de brûler les feux rouges pendant une période d’essai à la condition qu’il s’efforce d’en brûler de moins en moins et qu’à l’issue de cette période, il s’arrête aux feux !

La conditionnalité a été utilisée lorsque l’Europe a constaté que les États protégeaient des personnes recherchées pour crimes contre l’humanité et génocide. Plus exactement lorsque le tribunal lui en a donné la preuve (alors qu’il est désormais avéré que plusieurs États européens le savaient parfois même avant le Tribunal). En d’autres termes, lorsqu’il a été établi que des États aspirant à rejoindre l’Europe violaient le droit et leurs obligations internationales. Ce fut le cas de la Serbie qui protégeait au moment de l’établissement de la conditionnalité une trentaine de criminels de guerre en fuite. 

Or on voit bien que la conditionnalité n’est pas tant l’exigence du respect du droit qu’un dispositif qui permet une certaine souplesse dans le respect des obligations internationales puisque la Serbie a été autorisée à poursuivre le processus de rapprochement  à chaque fois qu’elle faisait un petit effort [NDLR : de 2005 à 2008, c’est cette dynamique de frein/accélérateur qui a régit les négociations puis la signature et la ratification de l’Accord de Stabilisation et d'Association (ASA) avec la Serbie].

Dans le cas de la Croatie, c’est différent car il y avait un seul cas (le général Gotovina, le deuxième, le général Bobetko est décédé entre temps) et le blocage dans le rapprochement de l’UE a été maintenu jusqu’au bout - jusqu’à ce que la Croatie se décide à retrouver Gotovina, ce qui est arrivé trois jours avant le sommet de Luxembourg du 3 octobre 2005 (avec une arrestation en Espagne intervenue à la suite de cette localisation en décembre).  

Les Pays-Bas ont insisté pour que l’Union précise ce qu’elle entendait par « pleine coopération » et qu’elle inscrive au titre de la conditionnalité les arrestations des inculpés serbes en fuite (ils sont deux, Mladić et Hadžić, actuellement), mais plusieurs États s’y sont opposés depuis des années. Tous les États de l’Union ont ratifié la Convention sur le génocide qui fait obligation de punir le génocide, donc d’arrêter les inculpés - donc Mladić. Exiger cela de la Serbie n’était pas une exigence supplémentaire mais une conséquence logique des principes sur lesquels se fonde l’Union.

Or on a inversé les choses au point de faire croire qu’on était plus stricte avec la Serbie qu’avec les autres. Tous les pays ne protègent pas un génocidaire, c’est cela qui fait la différence entre la Serbie (du moins tant que Mladić est sur son territoire) et d’autres États aspirant à l’adhésion.

La conditionnalité, on l’oublie trop souvent, est déjà un assouplissement d’obligations légales strictes. Il faut pourtant en tenir compte lorsqu’on envisage d’assouplir d’avantage cet assouplissement !  C’est un choix politique qui peut se justifier à la condition de réaffirmer (ce que font certains États européens mais pas tous) qu’au bout du compte il n’y aura pas d’échappatoire et que Mladić devra être arrêté.  

 

 

Les ministres des Affaires étrangères européens ont demandé fin octobre à la Commission de rendre rapidement son avis quant à une candidature serbe à l’élargissement. On a insisté sur les progrès diplomatiques de la Serbie vis-à-vis du Kosovo. Mais Mladić n’est toujours pas arrêté.  Et on pense à la déclaration de Serge Brammertz, le procureur en chef du TPIY : « Je comprends bien que la décision est liée à l'attitude de la Serbie sur le Kosovo, mais je n'émettrai pas de critiques à l'égard de l'UE. Ils prennent leurs responsabilités. ».

Est-ce envisageable qu’en cas de piétinement des enquêtes, le principe de « pleine coopération » avec le TPIY soit « assoupli » et que la Serbie devienne officiellement candidate à l’UE sans avoir livré tous ses inculpés ?

Le terme de pleine coopération laisse cette porte effectivement ouverte puisque les Vingt-Sept ont choisi un terme générique qu’ils pourront interpréter au gré de leur besoin plutôt que de préciser dans des termes clairs l’arrestation de Mladić et de Hadžić, les deux derniers fugitifs du TPIY.  Brammertz est très diplomatique, d’autant plus qu’il est candidat à la succession de Luis Moreno O’Campo à la CPI (Cour pénale internationale).

Mais si l’on retire l’enveloppe diplomatique, sa déclaration est tout à fait claire. Les États prennent leurs responsabilités car ils ont le pouvoir de rendre ou de contribuer à rendre la justice ou de ne pas le faire. Libre à eux d’agir en respect des règles internationales ou non ; la coopération est une obligation que le procureur peut rappeler mais n’a pas les moyens de faire respecter.

Seuls les États ont ces moyens dans la configuration actuelle de la justice internationale. Si un État viole cette obligation contraignante, le TPIY par le biais de son président peut en informer le Conseil de sécurité des Nations unis qui prendra les mesures qu’il juge appropriées. Donc que peut faire le TPIY ? Dire au Conseil de sécurité que l’Europe viole ses obligations internationales, viole la Convention sur le génocide, ne fait pas respecter le jugement de février 2007 de la Cour international de Justice, qui sur la base de la Convention sur le Génocide commande à la Serbie de procéder aux arrestations de Karadžić et de Mladić (l’une a eu lieu) ?

Libre aux États européens d’être cohérents avec les principes de droit auxquels ils sont tenus. Libre à eux de s’y soustraire dès lors qu’ils savent qu’ils ne seront pas sanctionnés puisqu’ils détiennent la clé de la sanction avec deux États détenant le droit de veto au Conseil de sécurité [NDLR : ce sont le Royaume-Uni et la France].

J’insiste sur cette lecture de la situation car c’est celle que l’on omet le plus souvent. Si l’Europe avait expliqué les choses ainsi et montré que du point de vue légal, elle n’avait pas d’autres choix que de mettre en œuvre la conditionnalité, Belgrade aurait compris que ce n’était pas négociable et se serait conformé. Cela aurait également donné une légitimité à ceux qui en Serbie voulait procéder à ces arrestations, ils auraient montré qu’ils le faisaient non pas pour se soumettre à la volonté politique d’une Europe qui dicte les conditions qu’elle veut, quand elle veut et à qui elle veut mais pour respecter des règles internationales auxquelles la Serbie souscrit elle-même. 

Jusqu’à présent l’Europe a fait autant pression sur les Pays-Bas, pour qu’ils renoncent à lier la ratification de l’ASA ou la validation de la candidature de la Serbie à l’arrestation de Mladić, que sur la Serbie pour l’arrêter. Jusqu’à présent, les obstacles a priori infranchissables à moins d’une arrestation que dressait le mécanisme de conditionnalité à l’avancée de la Serbie ont tous été  négociables et levés. Belgrade a toujours donné un peu pour encourager l’Europe à composer avec la conditionnalité. Donc oui, on peut imaginer que l’Europe fera marche arrière une fois de plus, en disant ce qu’elle chuchote déjà que le statut de candidat peut être accordé même sans Mladić puisqu’elle se justifiera en affirmant  que l’adhésion définitive ne se fera pas sans Mladić.

Cela peut s’appeler de la souplesse, mais cela fait sans aucun doute perdre du temps à la Serbie et perdre de la puissance, de la cohérence à l’Europe. Ni Bruxelles, ni Belgrade n’y gagne vraiment, seul Mladić est le grand gagnant de cette politique.

 

Florence Hartmann fut correspondante en ex-Yougoslavie pour le journal Le Monde au cours des années 1990, au moment des guerres d’ex-Yougoslavie. De 2000 à 2006, elle fut la porte-parole et la conseillère Balkans du procureur du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) Carla Del Ponte. Elle publie en septembre 2007 Paix et châtiment, Les guerres secrètes de la politique et de la justice internationales, un livre qui mène l’enquête sur le fonctionnement du TPIY.

 

Pour aller plus loin

Sur Nouvelle Europe

À lire

  • Judy Batt,  Jelena Obradovic-Wochnik (dir.), War Crimes, conditionality and EU integration in the Western Balkans, Chaillot Paper, No. 116, June 2009, European Union Institute for Security Studies
  • Florence Hartmann, Paix et Châtiment, Paris, Flammarion, 2007

  • Alain Terrenoire (dir.), Les Balkans occidentaux et l'Union européenne, Journal officiel de la République française. Avis et rapports du Conseil économique et social, 2007
  • Jean-Pierre Stroobants, « Le procureur du TPIY redoute que la volonté d'arrêter Ratko Mladić passe au second plan » Le Monde, 27 octobre 2010.

Source photo : Arnaud Février, © Flammarion