Entre Europe et Russie, Kaliningrad

Par Philippe Perchoc | 1 décembre 2007

Pour citer cet article : Philippe Perchoc, “Entre Europe et Russie, Kaliningrad”, Nouvelle Europe [en ligne], Samedi 1 décembre 2007, http://www.nouvelle-europe.eu/node/24, consulté le 26 mars 2023

 

De Könisberg à Kaliningrad

La région habitée par les Prussiens fut conquise par les chevaliers teutoniques à partir de 1226. Ceux-ci répondent à l'appel du duc Conrad de Mazovie, polonais, qui a du mal à contenir les révoltes des populations païennes locales.

Il concède aux chevaliers la propriété de toutes les terres conquises. Suivant ce principe, chaque avancée donnait lieu à la construction d'une forteresse permettant de sécuriser les nouvelles positions des chevaliers. Il faut comprendre que les Prussiens, mais aussi les Lituaniens, toujours païens, résistaient vigoureusement à la christianisation forcée et menaient une guerre de raids contre les positions teutonnes. Les chevaliers convertissent, germanisent ou passent par les armes les populations locales. Les Prussiens disparaissent complètement. 

Ottokar, Roi de Bohème, fonde Königsberg en 1255. La cité attire très vite une population allemande, commerçante et industrieuse. En 1340, la ville adhère à la ligue hanséatique et devient l'un des pivots du commerce baltique, avec Riga.

Au tournant du XVe siècle, la progression à l'Est des Allemands se fait plus difficile. La défaite de Tannenberg en 1410 contre les forces polono-lituaniennes est un premier revers, suivi d'un autre en 1454, avant le coup de grâce porté par les Polono-lituaniens en 1525.  

L'Etat des chevaliers est alors transformé en Duché de Prusse et le Grand Maître de l'Ordre - Albert de Hohenzollern - en devient le duc. Ainsi, l'ironie du sort veut que les chevaliers sécularisent leur Etat sous le nom d'un peuple qu'ils ont exterminé pour s'installer dans la région. Le Duché, gagné à la Réforme, continue à vivre dans l'orbite de la Pologne. Néanmoins, en 1616, l'Electeur du Brandebourg Jean-Sigismond reçoit le duché en héritage compte-tenu de l'état mental d'Albert-Frédéric, le duc en titre.

La région de Königsberg intègre alors un ensemble plus vaste, celui des possessions Hohenzollern, allant d'un bout à l'autre du monde germanique. Pourtant, le règne de Georges-Guillaume (1619-1640) correspond aux moments du duché, pris dans le tourbillon des guerres de 30 ans. Son successeur, Frédéric-Guillaume, va donner son unité à l'Etat des Hohenzollern : par une administration commune, des impôts communs et une armée permanente. Il obtient en 1657, à l'issue de la Grande Guerre du Nord, la fin de la vassalité polonaise : Königsberg devient la capitale d'un duché indépendant. La montée en puissance militaire du duché - dont Mirabeau dira en 1788 "La Prusse n'est pas un Etat qui dispose d'une armée, c'est une armée qui dispose d'un Etat" - pousse Frédéric III (1688-1713) à réclamer le titre de roi. Il l'obtient finalement, malgré les réticences de l'empereur, et se fait couronner en grande pompe en 1701 à Königsberg. 

La Prusse devient vite, sous le règne de Frédéric II (1740-1786) le plus puissant des Etats allemands, pesant de tout son poids dans les guerres de la Révolution française puis de l'Empire. Elle se bat alors sur deux fronts : à l'Ouest contre les armées françaises, à l'Est contre les Polonais hostiles au second partage de la Pologne (1793), puis au troisième (1795), dont la Prusse est l'une des bénéficiaires.

A la même époque, la ville est le foyer d'une intense vie culturelle et artistique. On cite non seulement Fichte mais aussi Kant, qui vécut toute sa vie à Königsberg. La ville perd un peu de son importance par la suite, le coeur de l'Etat des Hohenzollern étant à Berlin, surtout après la création de l'Empire allemand en 1871.

La Première Guerre mondiale fut dévastatrice pour la région qui fut un enjeu majeur de la guerre entre Allemands et Russes. Kaliningrad et son arrière-pays restèrent dans le giron de la République de Weimar après la guerre sous le nom de "Prusse orientale",  séparée du reste de l'Allemagne par le couloir de Dantzig (actuelle Gdansk en Pologne).

Néanmoins, c'est la Seconde Guerre mondiale qui bouleversa la situation allemande en Baltique orientale. Non seulement les Allemands des pays baltes furent chassés par l'accord Molotov-Ribbentropp, mais la région de Königsberg fut le théâtre de la guerre titanesque que se livrèrent les Nazis et les Soviétiques. Dès la conférence de Téhéran en 1943, les alliés imaginent céder Königsberg et sa région à l'URSS. 

Cette décision est actée lors de la conférence de Potsdam en 1945. La Prusse orientale est accordée à la République socialiste soviétique de Russie en grande partie, le reste étant attribué à la Pologne d'une part, à la Lituanie de l'autre.

Kaliningrad, poste avancé de l'Armée rouge

Les Soviétiques entrant à Königsberg choisirent d'effacer toute trace de germanité de l'ancienne capitale prussienne. Selon Viviane du Castel, les Allemands civils étaient 120 000 dans la partie russe de la Prusse orientale en 1945, ils n'étaient plus que 305 à la fin des années 70. Les expulsions furent systématiques. 

La ville fut renommée "Kaliningrad", du nom de Mikhaïl Kalinine, Président du Soviet Suprême de 1936 à 1946. Les noms des localités et des rues furent systématiquement russifiés.

Les Soviétiques menèrent aussi une politique de peuplement de la région. A la fin de 1946, 200 000 citoyens soviétiques s'y installent. La population de l'oblast n'a cessée de croître pendant la période soviétique : de 611 000 en 1959, le nombre d'habitants est passé à plus d'un million aujourd'hui.

Kaliningrad est conçue par les autorités soviétiques comme un avant-poste militaire en Baltique orientale. Au moins 700 km2 y sont consacrés aux activités militaires. Dans son port, la flotte soviétique de la Baltique remplace les vaisseaux de commerce allemand. L'arsenal devient vite une zone protégée, d'accès restreint y compris pour les citoyens soviétiques non-résidents. Les casernes abritent jusqu'à 200 000 soldats de l'Armée rouge à certaines périodes. L'enclave compte cinq bases militaires terrestres et maritimes, deux bases consacrées au lancement des missiles, une division de tanks, trois divisions d'artillerie motorisées, trois brigades d'artillerie et d'hélicopters d'attaque.

Dans l'arrière-pays, les activités agricoles sont systématiquement collectivisées et regroupées. Ainsi, selon Richard Krickus, dans la région de Polesk, au Nord-Est de Kaliningrad, 5000 domaines sont confisqués, collectivisés et transformés en huit gigantesques fermes d'Etat. 

Ainsi, non seulement la démographie mais aussi l'économie de la région a été profondement bouleversée par l'URSS. Ultra-spécialisée, l'économie militarisée de l'oblast l'a rendue très dépendante des autres républiques, notamment la Biélorussie et la Lituanie, pour ses approvisionnements alimentaires. Or, la chute de l'URSS et les faibles moyens de la Fédération de Russie au début des années 1990 ont rendu la situation très complexe : base stratégique pour la Russie en Europe, Kaliningrad est devenue une question posée à la fois à l'Europe et à la Russie.

A la même époque, la situation de la Fédération de Russie était délicate sur tous les plans et des voix s'élevaient en Pologne, en Lituanie et en Allemagne pour remettre en cause la souveraineté russe sur la région. En Allemagne, certains mouvements nationalistes, soutenus par les expulsés de Prusse orientale, ont réclamé le retour de la région pendant que d'autres, dans les milieux journalistiques et académiques, réclamaient un statut spécial au sein de l'Union européenne, voire un condominium avec la Russie et la Pologne.

En Lituanie, certains réclamèrent le rattachement de la région à la République, voire la création d'un quatrième pays balte.Il faut reconnaitre néanmoins que ces remises en cause de la souveraineté russe ont été le fait de voix ou de groupes isolés alors que les Etats de la région se sont empressés de confirmer le statut de Kaliningrad, pour ne pas aggraver les tensions avec Moscou. Il faut par ailleurs souligner que la question de la frontière avec la Pologne et la Lituanie avait été réglée dès la fin de la guerre. 

Un statut spécial au sein de la Fédération de Russie

 

La question de la transition économique de Kaliningrad vers l'économie de marché a été particulièrement aiguë. Les stratégies mises en place par Moscou ("zone économique franche" - ZEF - de 1990 à 1995 puis "zone économique spéciale" depuis 1996) ont été globalement des échecs.

Non pas que les autorités russes veuillent laisser la région dans une situation délicate, mais le passé militaro-industriel de l'oblast rend toute transformation longue et coûteuse. D'ailleurs les autorités militaires restent jalouses de leurs prérogatives et de leur culture du secret : il a ainsi fallut plus de dix longues années de négociations aux autorités portuaires de Kaliningrad pour permettre la construction d'un terminal pour paquebots civils dans le port militaire de Baltiysk. 

Il faut dire que la situation s'est peu à peu dégradée, jusqu'à devenir, par certains aspects, inquiétante : la région était en 2004 l'une des plus pauvres de Russie. Selon Denis Dafflon, le revenu moyen par habitant correspondait à 65% de celui des pays baltes et 50% de celui de la Pologne. L'économie parallèle représenterait plus de 50% du PIB. Pour être exact, il faut avouer que le marché noir est aussi très développé en Lituanie et en Pologne, ses voisines. Ce n'est pas une spécialité de Kaliningrad mais ce qui pose question, c'est que les voisines lituanienne et polonaise, voire biélorussienne se développent beaucoup plus vite et que l'oblast ne profite vraiment pas de son environnement favorable.  

Pourtant, les mesures d'aide venues du centre furent nombreuses. La création de la ZEF en 1990 devait permettre de compenser l'isolement de l'oblast par des facilités douanières et fiscales. Les plus optimistes annonçaient même la naissance d'un Hong Kong européen. 

Pourtant, malgré une évolution positive du nombre d'entreprises étrangères opérant à Kaliningrad, il apparut que les sommes investies étaient modestes. Cette réussite mitigée était d'ailleurs concomitante d'une peur diffuse dans certains cercles moscovites que le développement économique de Kaliningrad, sous perfusion de quelques grandes firmes internationales, ne créée des phénomènes centrifuges. D'autant que les autorités de l'oblast bénéficiaient d'une certaine autonomie de décision dans les domaines économiques. 

En 1995, Boris Eltsine supprima donc tous les avantages accordés à l'oblast. Il fut décidé de remplacer la "zone économique franche" par une "zone économique spéciale". Celle-ci restraignait l'autonomie administrative de la région tout en maintenant un certain nombre de facilités économiques. Pourtant, les résultats furent, encore une fois, globalement décevants : les investissements économiques étrangers dans la région de Novgorod (près de Saint Petersbourg et de l'Estonie) furent dix fois plus importants entre 1994 et 1999.

L'une des raisons de l'échec de la politique des avantages a été son caractère fluctuant : la visibilité des investisseurs étant limitée par des modifications permanentes des régimes de ZEF puis de ZES, créant un environnement juridique instable peu propice au développement économique. 

L'arrivée au pouvoir en 2000 de Vladimir Poutine, dont l'épouse est originaire de l'enclave, a modifié la politique du Kremlin envers Kaliningrad. Dans le contexte des relations euro-russes, d'autant plus indispensables après l'élargissement de 2004, l'oblast est devenue un objet de discussions permanentes entre Moscou et Bruxelles. D'autant que le nouveau président entendait en faire une "région-pilote pour les relations euro-russes". 

La politique de l'Union européenne

La politique de l'Union européenne envers Kaliningrad a été particulièrement prudente, même lorsque la question du grand élargissement s'est faite plus précise. D'autant que le pays qui aurait pu lancer le débat intra-européen sur la question, l'Allemagne, est restée très discrète sur la question.

La présence européenne s'est d'abord manifestée à travers les programmes d'assistance économique et principalement, le programme TACIS. Celui-ci a été conçu à la fin de la Guerre Froide comme un programme d'aide à la transition pour les 12 Etats de la CEI, plus la Mongolie. 

Plusieurs de ces programmes ont été mis en oeuvre à Kaliningrad. Les plus fructueux ont été ceux concernant les approvisionnements énergétiques, les transports et la formation professionnelle. Néanmois, les sommes investies par l'UE furent assez faibles : environ 3 millions d'euros par an sur les 200 millions consacrés à la Russie, alors même que l'oblast est définie comme région prioritaire. 

Ainsi, la politique européenne envers Kaliningrad a consisté en une aide sectorielle, surtout dans les domaines de l'énergie et de la question du transit, des transports et de la question du passage entre l'oblast et la grande Russie à travers la Pologne ou la Lituanie, et la question de la formation. Il faut ajouter qu'un certain nombre de programmes ont aussi tenté d'aider à une meilleure prise en compte des enjeux environnementaux. 

L'UE a pensé que l'un des meilleurs moyens d'envisager ses relations avec Kaliningrad était d'inclure la région dans le programme de la "dimension septentrionale", lancée en 1999 par la Finlande. Cette politique européenne consiste en une mise à niveau de la coopération avec les partenaires nordiques non-membres de l'Union européenne, principalement la Norvège et la Russie.

 

Le passage vers la grande Russie

L'une des problématiques qui mérite d'être mise en lumière est celle que pose le transit des biens et des personnes depuis Kaliningrad vers la grande Russie à travers le territoire de l'Union européenne, tout en gardant en mémoire que ce transit peut aussi être celui de militaires ou de matériels militaires. 

Ainsi, l'entrée de la Pologne et de la Lituanie dans l'Union européenne en 2004 a nécessité que celles-ci imposent des visas de transit aux Russes souhaitant se rendre de Kaliningrad à la grande Russie ou suivre le chemin inverse. Selon Heinz Timmerman, ce sont 960 000 personnes qui auraient fait le voyage en train dans un sens ou dans l'autre en 2001, auxquelles il faut ajouter 620 000 en voiture.

Bruxelles était tentée par une politique inflexible en matière de visas pour éviter de créer une porosité dans le système de Schengen, alors que les questions posées par l'instauration même de ce système étaient brûlantes. Une grande partie de la population vivait du commerce transfrontalier et le prix des visas Schengen constitue une somme importante pour les habitants de l'oblast.

La Russie, de son côté, s'est vivement opposée à cette politique, en soulignant qu'elle restreignait la liberté de circulation au sein de la Russie, et déclara que son objectif à long terme était l'abolition des visas entre la Russie et l'UE.

Les négociations, mêlant les points de vue de la Russie, de l'UE et de la Lituanie ont abouti au compromis de 2003 : la création d'un "document de transit facilité". Celui-ci est en réalité un visa à entrées multiples disponible auprès des autorités lituaniennes, l'autre document étant spécifique au train et pouvant être acheté en même temps que les billets. 

 

La question stratégique

La question militaro-stratégique constitue le second "noeud" des relations euro-russes à propos de Kaliningrad. 

Au moment du retrait des troupes soviétiques (devenues russes) des pays membres du Pacte de Varsovie (comme l'ex-RDA ou la Pologne) et des pays baltes, un grand nombre d'entre elles furent stationnées, parfois dans des conditions précaires à Kaliningrad. 

Cette hypertrophie militaire poussa la Lituanie et la Pologne a demander régulièrement la démilitarisation de l'oblast.

La démilitarisation est un enjeu complexe dans la mesure où chaque Etat est maître chez soi et qu'elle ne pourrait être sérieusement envisagée que si elle était concertée (avec la Pologne et la Lituanie), or les Etats voisins sont membres de l'UE et surtout de l'OTAN. Il n'y a donc, du point de vue de Moscou, aucune raison de se rendre inutilement vulnérable.

Pourtant, les invitations à ce faire furent nombreuses dès le milieu des années 1990, en provenance des pays baltes, de la Pologne, voire du Congrès  américain.

En réalité, la question est double : elle peut concerner une démilitarisation ou/et une dénucléarisation. Ce sont deux choses différentes, l'une pouvant aller sans l'autre.

Malgré les accusations répétées des pays voisins, personne ne sait si l'oblast de Kaliningrad est réellement un lieu de stockage ou de lancement de missiles nucléaires. Cette incertitude est intelligemment entretenue par Moscou.

Du côté des forces militaires conventionnelles, les différentes réorganisations de l'armée russe ont conduit à la baisse drastique des effectifs militaires dans l'oblast : ils seraient passés de plus de 103 000 en 1993 à 10 500 en 2001.

 

Kaliningrad : pont des relations euro-russes ?

 

Au terme de cette évocation trop rapide de l'histoire de l'enclave de Kaliningrad, il convient de poser la question du rôle qu'elle peut jouer dans les relations euro-russes.

Certes, les problèmes sont nombreux : pauvreté, criminalité organisée, taux de contamination au VIH le plus élevé d'Europe et trafics en tous genres sont largement évoqués par les journaux d'Europe de l'Ouest. 

Pourtant, l'évolution de la situation sur place, la relative démilitarisation ainsi que les efforts faits par Moscou en termes d'ouverture économique devraient permettre de mettre Kaliningrad au coeur des relations euro-russes pour les décennies à venir. 

 

L'oblast pose avant tout le défi à l'Europe d'une coopération sans inclusion.  

 
 
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DAFFLON, D., L'avenir de Kaliningrad dans la nouvelle Europe : isolement ou intégration ?, Institut européen de l'Université de Genève
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CHILLAUD, M. & TETART, F., The Demilitarization of Kaliningrad: A Sisyphean Task ?, in Baltic Security and Defence Review, Vol. 9, 2007 (in english)
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TETART, F., Géopolitique de Kaliningrad, PUPS, 2007, 478 p.
   
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