Emmanuel Droit est agrégé d’histoire. Il a soutenu sa thèse de doctorat sur le système scolaire en RDA et enseigne actuellement en section Abibac au lycée des Pontonniers à Strasbourg. Il nous livre ici sa réflexion sur les mémoires officielles et les cultures mémorielles dans l’Europe élargie.
Quel est le statut de la Shoah dans la mémoire en Europe centrale et orientale ?
Il faut distinguer le champ politique et le champ social. Au niveau politique, la plupart des Etats d’Europe centrale et orientale ont fait une place à la Shoah dans leur mémoire nationale, sous la forme de commémorations, de repentances. La Hongrie est le seul pays à avoir inauguré un musée de l’Holocauste (la Hongrie a la première communauté juive d’Europe centrale et orientale avec environ 100 000 membres).
Dans un certain nombre de pays d’Europe de l’Est, on observe une reconnaissance progressive réelle de la Shoah dans la mémoire officielle nationale. Il s’agit sans surprise des pays entrants (ou candidats à l’entrée) dans l’Union européenne, qui les a fortement incités à « occidentaliser » leur mémoire historique pour pouvoir « faire partie du club ». Mais ce mouvement, souvent perçu comme imposé de l’extérieur par les populations de ces pays (il est vrai que la population juive de ces pays presque totalement exterminée entre 1942 et 1945 n’était pas en mesure de prendre en charge cette mémoire de la Shoah), ne va pas sans polémique, maladresse, débats et conflits, parfois sur fond d’antisémitisme et de négationnisme. La mémoire de la Shoah reste globalement moins importante que celle du Goulag qui représente pour ces populations une expérience vécue ou rapportée associée à la domination soviétique.
Quel est le statut du Goulag (ou des crimes commis sous la domination communiste) en Europe occidentale ?
Depuis Kratvchenko et Soljenitsyne, l’Europe occidentale a perdu de vue les crimes commis sous la domination communiste d’où l’importance de l’appel de Jorge Semprun à un partage des mémoires douloureuses.
En France, cette « mémoire froide » des crimes communistes s’explique par plusieurs facteurs :
• L’absence d’une culture visuelle du Goulag (peu ou pas d’images, de vecteurs culturels capables de transmettre une image du goulag ou des crimes communistes) ;
• Le poids du prestige de la mémoire du PCF en France (ou en Italie).
Sur le plan politique, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe vient récemment d’adopter à une forte majorité une résolution condamnant les « crimes des régimes soviétiques ». Cet acte symbolique vient à la suite d’un appel de députés baltes adressé au début de l’année 2005 au commissaire européen pour la Justice, Franco Frattini, dans lequel ils demandent que l’Union européenne mette sur le même plan l’interdiction des signes nazis et communistes. Préparé par un député suédois appartenant au Parti populaire européen, Göran Lindblad, le texte voté le 25 janvier 2006 pose les bases d’une reconnaissance des crimes communistes au même titre que les crimes nazis. Jusque-là, les représentants des pays entrants dénonçaient le fait que les millions de victimes de la dictature soviétique étaient des « victimes de seconde classe». (Par ailleurs, en juin 2006, le gouvernement allemand a fait un geste en direction des victimes de l’arbitraire de la dictature est-allemande, environ 70 000 personnes recensées, en leur accordant une pension. Selon la durée de l’emprisonnement, la pension s’élève entre 150 et 500 euros par mois).
Cette résolution a soulevé la protestation de certains partis communistes comme le PCF. Il est évident que dans des pays comme la France où le communisme n’est pas assimilé à un régime de dictature et de terreur, certaines élites intellectuelles ont du mal à accepter la culture mémorielle des Européens de l’Est. Sans vouloir nier les spécificités de la politique génocidaire nazie et en dépit d’un certain manque de rigueur du texte, cette condamnation des crimes des régimes communistes est un signe que la mémoire de ces violences est reconnue et dénoncée au même titre que les violences nazies par une institution occidentale basée à Strasbourg.
N’y a-t-il pas un simple décalage dans le temps qui permettrait de comprendre les divergences de mémoire entre l’Est et l’Ouest ?
Il existe en effet un décalage dans le temps qui explique ce "rideau de fer" mémoriel. A cela s'ajoute une expérience totalitaire double (nazie et soviétique), dont la deuxième a duré près de 50 ans. Le problème central est la reconnaissance réciproque et le partage de ces mémoires différentes.
Quelle est la place de la Shoah dans l’enseignement en Europe centrale et orientale ?
L'enseignement de la Shoah commence à être abordé et traité dans les manuels et les programmes d'histoire dans les pays d'Europe centrale et orientale selon les "canons" ouest-européens. De nombreux hommes politiques ont appelé à une révision des manuels scolaires après 1990 à l'exemple de la présidente lettone Vaira Vike-Freiberga. La création de la Task Force pour la coopération internationale sur l'éducation de la Shoah et la déclaration de Stockholm en 2000 ont accéléré le processus d'actualisation des manuels en Hongrie et en République tchèque. Le cas bulgare est un peu à part.
L’histoire ne contribue-t-elle pas à attiser les conflits mémoriels ?
Au contraire, l’histoire, quand elle est pratiquée avec une distance critique par rapport au passé national (déconstruction du mythe du martyre) va contribuer à désamorcer les tensions mémorielles. Elle contribuera à mettre à distance les conflits mémoriels et à lancer le nécessaire travail de mémoire.
Quelle « politique mémorielle » l’UE doit-elle adopter, pour autant qu’elle doive en adopter une ?
L’UE a déjà une politique mémorielle. L’UE est un «entrepreneur de mémoire » qui a imposé de véritables critères mémoriels sur le modèle des critères de Copenhague. L’UE a imposé la mémoire de la Shoah dans la mémoire culturelle des pays (différence avec la mémoire communicative).
Cette politique est souvent mal perçue par les sociétés d’Europe de l’Est (impérialisme occidental). Elle doit mieux prendre en compte la mémoire douloureuse des pays d’Europe de l’Est et contribuer à favoriser les échanges des cultures mémorielles.
Tout citoyen européen doit garder en mémoire Auschwitz et Kolyma. L’oubli de la Shoah en tant que condition pour construire une identité européenne serait selon Marek Edelman une « victoire posthume d’Hitler ». L’oubli du Goulag dans la mémoire collective européenne n’est-il pas tout aussi condamnable et ne constituerait-il pas en quelque sorte une victoire posthume de Staline ?
Peut-on être optimiste ? Comment dépasser ces conflits mémoriels à l’échelle européenne ?
On peut se montrer optimiste dans la mesure où les nouveaux membres de l'UE reconnaissent l'importance de la mémoire de la Shoah. Cette évolution est relativement rapide. Par contre, au niveau des sociétés, l'antisémitisme (souvent instrumentalisé par des partis politiques comme le Fidesz en Hongrie) reste vivace et les populations d'Europe centrale et orientale ont l'impression qu'on leur impose une mémoire, celle de la Shoah sans qu'on reconnaisse leurs souffrances liées à la domination soviétique.
Il faut multiplier les échanges, travailler sur la mémoire avec les jeunes générations (ne pas les enfermer dans une mémoire nationale patriotique à l’image de ce qui se passe en France avec la lettre à Guy Môquet). L’idée est, sur le modèle de Semprun, d’aboutir à une reconnaissance et un partage des mémoires respectives afin d’aboutir à une « mémoire européenne juste » (P. Ricœur).
La réunification du continent européen, sanctionné par l’élargissement du 1er mai 2004, ne s’accompagne pas d’une réunification des mémoires. Cette dernière fonctionne selon un autre rythme et nécessitera probablement plusieurs générations. Les discussions et les échanges transnationaux facilitent l’ouverture intellectuelle de ces pays, les amènent à se confronter à leurs propres tabous, à la délicate question de leur part de responsabilité dans le processus de la Shoah. La confrontation avec cette histoire douloureuse est une étape importante pour ces jeunes démocraties en voie de stabilisation depuis l’entrée dans l’Union européenne. Mais les démocraties occidentales ont aussi à reconnaître la mémoire des crimes staliniens.
Pour aller plus loin :
À lire :
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Emmanuel Droit, « Le Goulag contre la Shoah : Mémoires officielles et cultures mémorielles dans l’Europe élargie », Vingtième siècle, Revue d’histoire, n°94, avril-juin 2007