Diplomatie européenne : veuillez patienter, l'UE est au bout du fil

Par Tanguy Séné | 1 novembre 2010

  

L’Europe doit commencer à « peser de tout son poids politique » sur la scène internationale. Telle est l’ambition de Lady Ashton, Ministre des Affaires étrangères de l’UE qui n’en est pas vraiment une. La tâche s’annonce rude. Le Service européen pour l’action extérieure (SEAE), corps diplomatique d’un genre nouveau, sera bientôt là pour lui prêter main forte. Mais si les États membres veillent jalousement à leurs ambassades comme à leur politique étrangère, à quoi donc rime ce service, effectif dès décembre prochain ?

Le rôle du SEAE, chapeauté par Lady Ashton, est ambitieux : rendre plus cohérente et lisible l’action extérieure de l’Union (en matière de coopération avec les pays tiers, de sécurité, de commerce, d’action humanitaire etc.). Le SEAE parie sur un corps diplomatique composé à 60% de fonctionnaires européens, 40% de diplomates venus des États membres. Son but avoué est de donner naissance à une culture diplomatique européenne, chose qui serait vraiment inédite lorsqu’on pense aux déboires passés de l’UE chaque fois qu’il s’agit de politique étrangère.

Les États membres veillent jalousement à leur liberté de manœuvre : difficile de rassembler les partisans d’une « Europe puissance » qui pèse dans les relations internationales et ceux qui veulent en rester à une « Europe espace », où le marché intérieur se développe tandis que les États-Unis gardent le camp ; peu probable que les petits États membres aient les mêmes moyens que les grands pour faire accepter leurs règles du jeu sur la scène internationale. Les intérêts nationaux tirent dans tous les sens : la France qui voudrait diriger une « Europe puissance », concurrente des États-Unis, le Royaume-Uni qui souhaite réduire la politique extérieure de l’UE au minimum (le terme de « Ministère européen des Affaires étrangères », frappé d’anathème par Londres, a dû disparaître du traité de Lisbonne), l’Allemagne de l’après-réunification qui cherche à s’émanciper à la fois des États-Unis et de ses partenaires européens. Quant aux pays d’Europe centrale et orientale, pour tout ce qui touche à la défense la confiance va d’abord à Washington et la préoccupation à Moscou. Le désordre diplomatique revient à chaque moment dramatique de l’histoire de l’Union, au moment du début de la guerre en Irak comme lors du désastre de Copenhague. « Désunis dans l’adversité », version détournée mais réaliste de la devise européenne ?

Qu’en est-il de cette nouvelle diplomatie ? La mixité du corps du SEAE, à dominante communautaire, est supposée rapprocher les diplomates dans un esprit européen. Pourquoi pas ? À condition d’éviter le déjà-vu de la lutte d’influence entre les États membres et les institutions européennes. Les tensions autour des nominations procédées par Ashton ont commencé. Sur la première trentaine de postes d'ambassadeurs, une petite majorité est allée à des hauts fonctionnaires de la Commission européenne, là où ni la France ni le Royaume-Uni n’ont pu placer un représentant. Délicate fut la désignation sans concertation de Vale De Almeida, chef de cabinet de Barosso, par le Président de la Commission lui-même, à la tête de la convoitée délégation de l’UE à Washington. L'emprise de la Commission est perçue comme une menace par les capitales. Le Ministre des Affaires étrangères Bernard Kouchner a dit du SEAE : « La plus grave erreur serait d'en faire une nouvelle bureaucratie européenne ». Logique du bras de fer.

On sent bien que ce service reste au cœur de stratégies intergouvernementales, de la chasse aux postes clés (comme ceux du Secrétariat général) à la sous-représentation des pays d’Europe centrale et orientale.Le Parlement européen a certes tenté de préserver un minimum de communautaire en matière diplomatique. Mais tout laisse à penser que la diplomatie européenne aura du mal à calmer les réflexes nationaux. En voulant être plus optimiste, on peut plutôt y voir l’illustration d’une « Europe des petits pas » chère à Jean Monnet : le SEAE assurera peu à peu une meilleure cohérence horizontale des politiques de l’UE à l’international (élargissement, aide au développement, politique commerciale, PAC, etc) avant d’en venir au « dur » des prérogatives des États membres. Le mouvement pourrait d’ailleurs s’appuyer sur les difficultés budgétaires des petits États, mais aussi des grands comme la France et le Royaume-Uni.

Peut-être même que le SEAE aura le mérite de donner une réponse à la question : « L’Europe, quel numéro de téléphone ? » (Kissinger). Reconnaissons que le visage d’Ashton devient (enfin) familier. Mais que faire alors du numéro de Barroso, président de la Comission qui représente les intérêts de l’Union et accapare des domaines à forte dimension externe comme le commerce ou l’environnement ? Quid de la présidence tournante, qui parlait traditionnellement au nom de l’UE dans les organisations internationales ? Enfin, il faut trouver un improbable équilibre avec le Président permanent, puisque lui aussi « assure à son niveau et en sa qualité, la représentation extérieure de l'Union pour les matières relevant de la politique étrangère et de sécurité commune » (art.15§6 TFUE). Le temps qu’on comprenne ce casse-tête institutionnel, qu’on sache à qui parler, et le monde a déjà bougé – sans les Européens.

Le SEAE sera une institution sui generis : caractère qui fait place à l’espoir du neuf, comme au scepticisme le plus désabusé. Ce dossier fait le point sur le présent de la diplomatie européenne et ses tendances pour l’avenir. 

Ce mois-ci dans notre dossier 

Source photo : 1920's phone in B&W, par secretagent007, sur flickr