
« Ce sont des hommes, et non des entités abstraites, qui commettent des crimes dont la répression s’impose, comme sanction du droit international. » (Extrait du Jugement du Tribunal Militaire International de Nuremberg, N.U., A.G., Commission du droit international, 1949)
Dans le cas de l’ex-Yougoslavie, ces hommes ou criminels de guerre s’appellent Ante Gotovina, Radovan Karadžić, Ratko Mladić ou encore Goran Hadžić. Au début de l’année 2011, certains étaient encore recherchés par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) habilité à les juger depuis sa création en février 1993. Dans quelle mesure la capture récente des derniers criminels de guerre marque-t-elle alors un tournant tant pour la candidature serbe que pour la clôture des travaux du TPIY ?
La genèse d'un organe juridictionnel ad hoc
En 1945 et 1946 furent respectivement mis en place les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo afin de juger les responsables des crimes commis au cours du conflit le plus meurtrier de l’Histoire. À la fin de la Guerre froide, des conflits ethniques et nationalistes embrasent les territoires de la Fédération yougoslave : ils marquent le retour de la guerre en Europe, une guerre cette fois très localisée. La prise de conscience par la communauté internationale des atrocités commises permet alors, cinquante ans après Nuremberg et Tokyo, la réincarnation de la justice pénale internationale.
Le Conseil de Sécurité de l’ONU, seul organe compétent pour agir en matière de maintien de la paix et de la sécurité internationale, adopte les résolutions 808 et 827, au titre du chapitre VII de la Charte des Nations-Unies. Ces dernières, permettant la création d’une juridiction ad hoc (c’est-à-dire d’une juridiction spécialement créée et temporaire), le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie (ou TPIY) naît le 22 février 1993 à La Haye. Ce tribunal de droit pénal international composé, à l’image des organes juridictionnels nationaux classiques, d’un procureur, de deux chambres (de première instance et d’appel) ainsi que d’un greffe, est habilité à juger des crimes commis depuis le 1er janvier 1991 sur le territoire de l’ex-Yougoslavie. Cette naissance fera jurisprudence puisqu’un an après, un tribunal sur ce même modèle sera créé pour le Rwanda (l'acronyme étant TPIR).
Responsabilité individuelle et « entreprise criminelle commune » : quels crimes pour quels criminels ?
La question centrale est alors bien celle de la responsabilité : il s’agit de châtier individuellement des hauts responsables, hommes et femmes, et non pas des États. Le TPIY implique également la notion d’« entreprise criminelle commune ». Selon Élise Bernard, docteur en Droit public, il s’agit de « décrire puis de sanctionner un mode de participation aux infractions collectives. » Elle ajoute que cette notion « constitue ainsi un des moyens d’application d’une sanction individuelle pour un phénomène criminel de nature collective. »
Une sanction individuelle donc, mais pour quels crimes ? Il est défini, dans le statut du tribunal, que le TPIY a la responsabilité de sanctionner les auteurs de violations graves du droit international humanitaire et du droit de la guerre. Le procureur du TPIY peut dès lors inculper des anciens responsables politiques et militaires, en respect des Conventions de Genève, pour crimes de guerre, crime contre l’humanité et génocide. Ce tribunal « a-national » peut émettre des chefs d’inculpations et demander l’arrestation et la comparution de ressortissants de différents États : le respect et la protection des droits de l’homme universellement reconnus prennent dès lors le dessus sur la notion de souveraineté étatique, pourtant principe de droit international également rappelé par la Charte des Nations unies.
Dix-neuf ans d’existence : les accomplissements d’une justice atypique
Malgré les controverses autour de l’établissement même de l’organe juridictionnel ad hoc et les nombreux travers souvent dénoncés relatifs aux lenteurs administratives et procédurales, le TPIY a permis la mise en accusation de 161 personnes et l’audition de 4000 témoins (chiffres au 1er janvier 2011, site internet du TPIY). Le TPIY n’ayant pas à sa disposition une police propre pouvant enquêter et procéder aux arrestations nécessaires, ce chiffre n’aurait pu être atteint sans la contribution des autorités étatiques de la région. Celles-ci devaient coopérer afin d’enquêter, rechercher et arrêter les présumés responsables de crimes. Cette collaboration ne fut toutefois pas chose acquise dès l’établissement du tribunal, et c’est plutôt à des réticences auxquelles le procureur du TPIY a dû longtemps être confronté. Criminels d’un côté, héros nationaux de l’autre : les États n’étaient pas toujours prêts à coopérer pleinement et à livrer ces individus, les opinions publiques nationales pesant également lourd dans la balance…
Du côté serbe, par exemple, les controverses politiques autour de l’arrestation et du transfert de l’ancien président Slobodan Milošević ont contribué à nourrir les fortes hésitations du pays à soutenir la juridiction de La Haye. Élise Bernard explique qu’initialement, « le rejet de juridiction est tel que le projet de loi visant à organiser une aide juridictionnelle pour les inculpés serbes devant le TPIY est abandonné. » Une loi de coopération ne sera finalement adoptée qu’en 2002 alors que certaines arrestations cruciales traînent à venir : celles de Radovan Karadžić, Ratko Mladić et Goran Hadžić.
Karadžić, dirigeant serbe de Bosnie, est finalement capturé en juillet 2008 après treize ans de cavale. Puis, le 26 mai 2011, c’est au tour de Mladić d’être arrêté à Belgrade. Inculpé pour le siège de Sarajevo entre 1992 et 1995 et le massacre de Srebrenica en 1995, il est accusé de deux génocides, cinq crimes contre l’humanité et quatre crimes de guerre. Deux mois après, nouveau rebondissement : Goran Hadžić est lui aussi capturé. Son inculpation remontait au 13 juillet 2004 : il doit répondre à quatorze chefs d’accusation. Avec lui, la Serbie a enfin arrêté les 44 individus réclamés par le TPIY.
Le processus d’arrestations est donc long et semé d’embûches. En Croatie, le cas de l’ancien général Ante Gotovina illustre également la difficulté, encore aujourd’hui, de s’attaquer à des individus qui demeurent des figures nationales. En effet, dès son arrestation en décembre 2005, c’est l’opinion publique croate qui se mobilise et organise une manifestation de soutien à l’ancien militaire. Après sa condamnation le 15 avril 2011 à 25 ans de prison pour crimes de guerre, perpétués au cours de l’opération Oluja, ayant causé la mort de 324 Serbes et des milliers de blessés, cette même opinion publique se disait choquée et humiliée.
S’il s’agit bien de juger des individus pour leurs actes, pour leur complicité ou pour avoir sciemment « laissé faire », on ne touche pas moins à d’épineuses questions de mémoire, de nationalisme, de fierté militaire, de figure nationale ambigüe ; en somme à des interprétations de l’Histoire qui diffèrent quand elles ne se contredisent pas.
Mais au-delà des réalisations du TPIY relatives à son mandat propre, cette juridiction ad hoc restera dans l’Histoire comme le symbole d’un bond en avant de la justice internationale. Sa création, dans le but d’assurer l’application des règles de droit pénal international, fut en effet le tremplin vers l’établissement d’un organe juridictionnel poursuivant le même but mais revêtant un caractère permanent et à vocation universelle. Cinq années après l’instauration du TPIY, 120 États adoptent le Statut de Rome créant une Cour pénale internationale (CPI). Siégeant également à La Haye, elle ne s’inscrit pas dans le système onusien. Le statut de Rome est entré en vigueur le 1er juillet 2002 et a été ratifié, à ce jour, par 60 États.
L’adhésion à l’UE : le bâton ET la carotte ?
Évoquer les futurs élargissements de l’UE, c’est évidement évoquer l’adhésion des Balkans occidentaux : Croatie, Serbie, Macédoine, Monténégro, Bosnie-Herzégovine et Albanie. Si cette dernière est le seul État de la région non issu de l’ancienne Fédération yougoslave, pour tous les autres la question de leur relation avec le TPIY et leur comportement vis-à-vis de leurs voisins s’est posé et se pose encore. L’UE a reconnu à ces États, en 2003, un dessein européen et déclarait après le sommet UE-Balkans de Thessalonique : « L'UE réaffirme son soutien sans équivoque à la perspective européenne qui s'offre aux pays des Balkans occidentaux. L'avenir des Balkans est dans l'Union européenne ».
Néanmoins, l’Union a également très vite imposé un principe de conditionnalité à ces « candidats à la candidature ». Le statut et l’histoire particuliers des États de la région a conduit l’UE à établir une feuille de route très spécifique en amont même des négociations d’adhésion. Elle a d’abord lancé en 1999 un « processus de stabilisation et d’association » (PSA) ayant pour but de préparer les États à leur entrée dans la famille européenne. Dans ce cadre, un outil financier a été développé : l’instrument d’aide de préadhésion (IAP). Enfin, lorsque certaines conditions sont réunies, le PSA conduit à un « accord de stabilisation et d’association » (ASA) : c’est le cadre permettant, à terme, d’obtenir le statut de candidat et d’ouvrir des négociations d’adhésion. En outre, comme pour tout candidat, les États des Balkans sont tenus de respecter les critères de Copenhague. Cependant, encore une fois, au regard de leur situation particulière, les Balkans occidentaux se sont vus imposés d’autre pré-requis : assurer la coopération régionale, la lutte contre la corruption et le crime organisé, l’application des accords de paix et une pleine coopération avec le TPIY.
La Croatie a rapidement rempli ses obligations au regard du principe de conditionnalité. Cela a permis une avancée rapide de son dossier de candidature, dossier qu’elle a déposé en 2003. Si le cas d’Ante Gotovina était un élément de ralentissement, son arrestation a permis de relancer le processus d’adhésion. La Croatie pourrait bien devenir le 28ème membre de la famille européenne. Le cas de la Serbie, lui, diffère quelque peu. L’inclination des autorités à coopérer avec le TPIY a été relativement inconstante. Ces oscillations ont bien évidemment eu des répercussions sur les négociations d’adhésion. Toutefois, avec l’adoption, en 2002, de la loi de coopération avec le tribunal pénal, la Serbie marque des points. Si la législation ne règle pas tous les problèmes existants entre la Serbie et la Cour de La Haye, elle marque cependant une « mise en conformité du droit interne avec les exigences de coopération » (Élise Bernard). Les trois arrestations essentielles de Karadžić, Mladić et Hadžić ont depuis été effectuées. La capture des derniers criminels de guerre encore recherchés par la Cour marque un tournant tant pour la candidature serbe que pour la clôture des travaux du TPIY.
Quid de la fermeture du TPIY : vers le début de la fin ?
Une « stratégie d’achèvement des travaux » a été adoptée par le TPIY. Celle-ci fixait un calendrier en trois temps devant conduire à l’expiration définitif du mandat du tribunal. La première phase du calendrier a pu être respectée : le tribunal a clos l’intégralité des enquêtes au 31 décembre 2004. L’échéance de la seconde étape, soit l’achèvement des procès en première instance à la fin 2008, a dû être repoussée au regard des dernières arrestations effectuées. Enfin, la date d’expiration définitive du TPIY a été reportée à plusieurs reprises. Compte tenu des dossiers encore en cours et des procès cruciaux de Karadžić, Mladić et Hadžić, la prolongation du mandat de la juridiction est inévitable et sa clôture ne pourra se faire avant la fin 2014.
Partie intégrante de la stratégie d’achèvement des travaux du TPIY, une procédure de délocalisation de certains dossiers vers des cours locales a été vivement encouragée. En effet, si le TPIY a permis, dans un premier temps, d’éviter des procès impartiaux effectués au sein des différents États, la volonté de transférer certains accusés vers des juridictions nationales est aujourd’hui clairement affirmée. Originellement, les tensions trop vives, les conflits encore en cours et les passions exacerbées rendaient la possibilité de juger les coupables de crimes au sein de juridictions nationales inenvisageable. Le TPIY, voyant la date d’expiration de son mandat approcher, encourage aujourd’hui le transfert, à des cours locales, des dossiers de certains responsables. La résolution onusienne 1534 de 2004 parle de « renvoi devant les juridictions nationales compétentes des affaires impliquant des accusés de rang intermédiaire ou subalterne ».
Cette procédure de délocalisation n’est toutefois pas sans poser problème : comment définir la juridiction de transfert quand plusieurs États se disputent la compétence ? « Ce qui marque, encore une fois, dans ce cadre, c’est l’absence de règle stricte » (Élise Bernard). En effet, le Règlement de Procédure et de Preuve du TPIY laisse la voie libre aux contestations de compétences en permettant le transfert du dossier « sur le territoire duquel le crime allégué a été commis, celui du lieu de l’arrestation et tout autre État ayant compétence et souhaitant poursuivre ». Ainsi la Serbie a-t-elle contesté plusieurs initiatives de délocalisation, défendant que la nationalité serbe de l’inculpé devait prévaloir sur le territoire où le crime a été commis. Signe de la difficulté en la matière, en septembre 2011, le gouvernement croate a soumis au vote un projet législatif visant à empêcher le déclenchement de procédures judiciaires relatives aux crimes de guerre en Croatie à l’encontre de nationaux croates.
Après l’expiration définitive du mandat du TPIY, les dossiers des criminels de guerre devront donc être traités par la Cour pénale internationale ou par des Cours nationales. Le TPIY s’est engagé à jouer un rôle de conseil et de formation pour ces organes juridictionnels locaux, assurant qu’« encouragées par le Conseil de sécurité et soutenues par la communauté internationale, la Bosnie-Herzégovine, la Serbie et la Croatie se sont dotées de mécanismes spécialisés leur permettant de poursuivre et de juger les individus présumés responsables de crimes de guerre ».
Pour aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
- Dossier de novembre 2011 : Les Balkans occidentaux : dépasser les tensions
À lire
- BERNARD, É. L'État en République de Serbie depuis 1990, Thèse pour l'obtention du doctorat en droit public, soutenue à l'université Sorbonne nouvelle Paris III le 6 décembre 2011.
Sur Internet
Source photo: Personnel du TPIY "Photograph provided courtesy of the ICTY" sur wikimediacommons