
L’identité collective marque le territoire, et vice versa. Ce phénomène est exceptionnellement remarquable en Europe. La comparaison des sociétés des îles Britanniques avec celles d’Europe centrale nous permet d’observer leurs divergences identitaires et d’analyser son effet sur l’identité européenne en tant qu’entité.
L’identité des peuples européens est liée à des enjeux extrêmement nombreux et divers : la variété des communautés politiques, la complexité historique, linguistique et sociale. Ces facteurs humains sont les agents qui ont facilité le changement constant des sociétés en Europe. Le processus d’intégration européenne suit le même modèle.
Si le processus d’européanisation a commencé dans les années 50 sans les nations du cœur de l’Europe ni les îles Britanniques, ces pays ont tout de même pris part au projet européen. Leur intégration a eu lieu pendant des moments historiques très différents et à l’issue de processus géopolitiques distincts, mais les deux blocs géographiques montrent deux caractéristiques : leurs identités nationales ont donné lieu à de nombreux débats avant leur entrée dans l’Union Européenne. Ce facteur a rendu l’acception de l’idée européenne par les populations locales encore plus complexe.
Ces deux questions sont intrinsèquement liées et coexistent par réalimentation. La question de l’identité nationale peut être expliquée par des théories classiques, incluant les langues, l’histoire ou les traditions, ou bien par le nationalisme institutionnel, incluant la citoyenneté, la constitution ou l’État. Cet article exposera dans un premier temps la taxonomie des divers conflits identitaires et territoriaux des deux régions. Dans un second temps, il réalisera une analogie avec la « question européenne » dans ces pays. Finalement, il conclura sur les différences et les similitudes entre les deux régions sur les plans identitaires et territoriaux.
Région, nation, peuple, État : le conflit intérieur
Les cas des îles Britanniques, quand bien même leur stabilité politique semble être absolument assurée aujourd’hui, montre une absence de consensus identitaire, introduisant de nouveaux défis territoriaux, notamment en ce qui concerne les disparités administratives et le problème des partitions territoriales.
Un consensus semble s’être créé autour de l’arrêt du conflit irlandais, mais l’esprit de confrontation et de confusion des communautés persiste. Les citoyens de Belfast ont des sentiments d’appartenance mitigés, se sentant soit plus Britanniques, soit plus Irlandais, soit ni l’un ni l’autre, ou les deux à la fois. Même si le référendum sur l’indépendance de l’Écosse a montré qu’une majorité de la population ne désirait pas une séparation de la Grande-Bretagne, le débat n’est toujours pas clos. Les nationalistes gallois sont loin de pouvoir considérer la possibilité de créer leur État, mais les demandes pour plus autonomie se multiplient. Même l’idée de concéder le même statut à la Cornouailles qu’aux autres nations britanniques devient plus répandue.
La dévolution du pouvoir en Écosse a créé un sentiment de méfiance en Angleterre, car même si elle reste beaucoup plus représentée à Westminster que les autres nations britanniques, elle n’a aucune administration politique propre (elle dépend directement du gouvernement central britannique), et quelques voix commencent à réclamer l’institution d’un gouvernement et d’un parlement pour sauvegarder les intérêts anglais au sein du Royaume-Uni. Au même temps, l’identité britannique est un concept trop flou pour quelques uns (une nation, une union de nations, un empire, etc.) et elle n’est pas facilement adoptée par toute la société.
En Europe centrale, les frontières des États sont encore un sujet très complexe, même si elles ne réussissent pas toujours à influencer les sociétés d’une façon aussi directe qu’en Europe occidentale. Le sentiment de nation est encore intimement relié à la langue, la culture et l’histoire. Parfois, on utilise encore le terme « ethnie », et le passeport, l’administration territoriale et le système éducatif n’ont pas réussi à changer le sentiment des communautés.
Une situation semblable à la situation irlandaise se dégage des débats identitaires en Slovaquie et en Hongrie, notamment en ce qui concerne la frontière entre les deux États, et ce depuis son instauration en 1920 par le Traité de Trianon. Cette partition a signifié une grave perte pour l’irrédentisme hongrois qui revendique des régions slovaques. On retrouve des conflits frontaliers similaires en Hongrie avec la Roumanie, la Serbie et dans une moindre mesure l’Ukraine, la Slovénie et l’Autriche. Ce principe d’une communauté nationalo-ethnique a poussé le gouvernement de Hongrie à concéder la nationalité aux Hongrois habitants les États voisins. Dans le même temps, les politiques territoriales en Slovaquie ont essayé pendant quelques années de diluer sans succès dans sa population les individus magyars et ruthènes, en créant des régions administrativessans liaison avec la réalité démographique du territoire.
En Pologne, en revanche, l’unité territoriale semble pour l’instant être assurée, mais la communauté silésienne est en train de se développer, et les demandes pour une autonomie de la Silésie se font de plus en plus pressantes, tandis que les Cachoubes tentent de sauvegarder leur culture, rencontrant toutefois un succès plus modeste. Pour leur part, les Ruthènes font face à beaucoup plus d’obstacles en Pologne qu’en Slovaquie. En Bohême et Moravie également, après la séparation de la Slovaquie, l’unité territoriale reste solide, mais les débats onomastiques n’ont pas entièrement accepté la nomenclature officielle de « République tchèque », et le mouvement régionaliste morave continue à exister, bien qu’il reste minoritaire.
L’Europe : le conflit communautaire
Dans les îles Britanniques, la question européenne est considérée de manière très diverse selon l’endroit, mais elle reste très présente sur l’agenda politique. En juin 2016, un référendum sur le retrait du Royaume-Uni de l’Union aura lieu. Les médias en Angleterre, sauf quelques exceptions, ont une tendance plus forte qu’en autres endroits d’Europe (même en Écosse) à critiquer les institutions européennes et à vouloir éloigner le Royaume-Uni de toute tentative de poursuite de l’intégration européenne. En Angleterre, l’euroscepticisme est très visible, alors qu’il est rare en Irlande du Nord et que les nationalistes Écossais rêvent d’une future représentation de leur État à Bruxelles.
L’identité européenne varie donc selon les diverses affinités qu’on peut trouver dans tous les territoires des îles, et le facteur européen pourrait changer radicalement la territorialité britannique : si le Royaume-Uni décidait finalement de quitter l’Union européenne, le gouvernement écossais pourrait peut-être modifier l’équilibre en sa faveur et organiser, et gagner, un possible second référendum du fait du soutien généralisé à l’idée européenne dans le pays. Les partis nationalistes irlandais ont aussi mentionné une possible union avec la République d’Irlande, si le Royaume-Uni vote pour le retrait de l’Union, et si l’Écosse devient un État, les nationalistes gallois ont estimé qu’il faudrait réviser très sérieusement le statut du Pays de Galles pour qu’il puisse rester au Royaume-Uni et ne soit pas englouti par une Angleterre trop forte sans le contrepoids écossais.
En Europe centrale, où le processus d’intégration européenne est arrivé plus tardivement, l’euroscepticisme est également très présent. L’Europe est souvent regardée comme un péril pour l’identité et la souveraineté nationale, et, si on n’est pas contraire à l’idée de l’existence d’une union politique en Europe, on estime qu’on est déjà allé trop loin avec l’intégration ou qu’on n’a pas bien administré les affaires communautaires.
La Pologne du parti Droit et justice, la République tchèque du président Václav Klaus, la Hongrie du premier ministre Victor Orbán et une Slovaquie dans laquelle moins de 15% de la population est allée voter aux élections du Parlement européen de 2014 (la participation électorale la plus baisse de toute l’Union européenne) sont des exemples de cette dégradation de la légitimité de l’Union européenne en Europe centrale.
Pour les minorités et les mouvements régionalistes de cette partie du continent, l’Europe est un concept éloigné de leurs préoccupations et elle ne leur semble pas apte à trouver une solution à leurs problèmes. L’Europe des États est souvent contraire aux conceptions nationales de certaines minorités. Pour elles, il est important de pouvoir préserver leur culture et leur langue dans leur propre territoire, être reconnus par l’État, pouvoir éduquer leurs enfants dans des écoles en leur langue. Le débat territorial n’est pas actuel et, sauf quelques groupes extrémistes (quand même assez puissants), presque personne ne parle de changer les frontières ou de réviser le traité de Trianon. Le débat en Europe centrale reste toujours identitaire, sans être véritablement territorial. Si le Royaume-Uni quittait l’Union européenne, ou si l’Écosse devenait finalement indépendante après un second referendum, le débat en Europe central pourrait s’orienter vers un discours plus territorialisé dans des pays comme la Hongrie et la Slovaquie.
Conclusion : l’identité nationale aux institutions nationales et européennes
On connaît bien les théories de Benedict Anderson et Eric Hobsbawm, d’après lesquelles l’identité nationale est basée sur un idéal fictif partagé créant des « communautés imaginées, qui peuvent évoluer. Mais les sociétés européennes et leur systèmes politiques semblent n’avoir pas entièrement oublié les théories nationales traditionnelles de Herder qui professent que les nations sont délimitées au moins jusqu’à un certain point par les langues, les traditions, l’histoire ou même le climat, et qu’elles ne répondent pas nécessairement à la réalité sociale qui se trouve encadrée dans un État.
Les institutions européennes ont aussi une claire tendance à négliger la vision herdériennede Volk et à se rapprocher davantage des théories d’Anderson. C’est le contraire au niveau des institutions nationales, qui nient toute artificialité du fait national. Il faut se demander si ce fait crée le vide entre ces deux mondes institutionnels entre lesquels le lien est souvent trop faible.
L’identité européenne est assez récente et son histoire peut être comparée aux identités nationales seulement sur quelques aspects. L’actualité politique britannique peut la faire évoluer à nouveau et affecter la territorialité, jusque indirectement dans les autres pays de l’Union.
Aller plus loin
Sur Nouvelle Europe :
- Dossier du mois de mai 2016 : A "post-Brexit Visegrad"
Ouvrages :
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