
Les États Baltes semblent avoir pris le rôle d'exportateur du modèle européen et de leur propre expérience d'intégration vers l'Est. Un partenariat particulier se dessine entre les pays Baltes et les pays du Caucase du Sud. S'agit-il d'un véritable partenariat stratégique, d'une aide au développement ou d'une simple politique anti-russe ? Quel est l'impact réel et les enjeux de cette coopération ?
Traumatisme historique, devoir moral ou vocation européenne ?
Les deux régions relativement à la périphérie de l'Europe se trouvent liées avant tout par une histoire commune. L'occupation soviétique a laissé une empreinte considérable aussi bien en Estonie, Lettonie et Lituanie qu'en Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan. Leurs intérêts et leurs perceptions des menaces sont en grande partie définis par les relations historiques et actuelles avec la Russie, ancien pouvoir occupant et voisin puissant aujourd'hui. Par conséquent, l'objectif premier est de sortir de la zone d'influence russe en se rapprochant des institutions euro-atlantiques. Donc le traumatisme historique tel que perçu par les pays Baltes et les pays du Caucase du Sud a un rôle central dans le rapprochement entre ces deux régions.
L'Estonie, la Lettonie et la Lituanie ont rejoint l'UE et l'OTAN en 2004. Forts de leur expérience d'intégration européenne et euro-atlantique, les pays Baltes veulent aujourd'hui venir en aide aux pays du Caucase du Sud qui désirent se tourner vers l'Europe. Les pays Baltes étant intéressés par la stabilité et la sécurité dans leur voisinage oriental, la Géorgie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan par un rapprochement avec l'UE et l'OTAN, il en résulte une coopération basée sur des logiques de la demande et de l'offre.
Les pays Baltes défendent également l'idée que cette coopération soulève d'un « devoir moral ». À l'origine de ce « devoir moral » se trouve la conviction des pays Baltes que les voisins orientaux de l'Europe qui partagent les valeurs démocratiques ont le droit d'appartenir à la famille européenne. Pour faciliter ce rapprochement, il est donc important de multiplier les contacts et de promouvoir la démocratie dans cette région. Ainsi, il existe également une dimension stratégique qui vise à exporter vers l'Est le modèle de démocratisation à l'européenne et à emmener ces pays dans la sphère d'influence européenne.
Une coopération au développement par le biais des relations bilatérales
La coopération au développement ou le partenariat stratégique entre les pays Baltes et les États du Caucase du Sud se passe en premier lieu par les relations bilatérales. Malgré le fait que l'on mette tous ces pays régulièrement dans une seule et même catégorie, ils sont considérablement différents, d'où la nécessité de relations bilatérales qui correspondraient mieux aux intérêts spécifiques des pays.
Pour l'Estonie, la Géorgie est le pays prioritaire dans leur stratégie de la coopération au développement. En 2006, les Ministres des Affaires étrangères estonien, Urmas Paet, et géorgien, Gela Bezhuashvili, ont dénommé cette coopération de « partenariat stratégique ». Par conséquent, c'est aussi la Géorgie qui reçoit la plus grande part des ressources (en 2007, 36% du budget de la coopération au développement). Les domaines prioritaires sont l'éducation, la démocratie et la bonne gouvernance, le développement économique et la préservation de l'environnement. En tant que projets concrets, on peut citer par exemple celui du « Développement d'une formation pour la police » (2008) ou encore la « Présentation de l'expérience estonienne de l'intégration dans l'UE et l'OTAN en Géorgie, Ukraine, Moldavie et Arménie » (2008).
La Lettonie inclut également la Géorgie sur sa liste des partenaires prioritaires, avant l'Arménie et l'Azerbaïdjan, comme c'est le cas pour l'Estonie. Dans sa stratégie de coopération au développement, la Lettonie fixe les domaines d'actions suivants : facilitation de l'intégration géorgienne dans l'UE et dans l'OTAN, développement d'une administration publique moderne et compétente, développement de la société civile, aide au développement économique. Comme projets réalisés en Géorgie, on peut mettre en avant par exemple celui du « Renforcement des capacités dans le secteur des migrations et de la citoyenneté » (2009) ou celui contribuant à mettre de la lumière aux « Abus des ressources administratives durant les campagnes électorales » (2006).
La Lituanie suit dans les grandes lignes les mêmes orientations dans la coopération au développement que ses voisins. Cela se reflète par exemple dans les projets « Renforcement de la position d'ombudsman pour les droits de l'enfant en Arménie » ou alors « Établissement des centres d'information de l'OTAN en Géorgie ». Par contre, la Lituanie met un plus grand accent sur la coopération en matière de défense et de l'éducation militaire. Afin de familiariser ces pays avec les modes de fonctionnement en Europe, la Lituanie propose des bourses d'études pour le Collège de Défense de la Baltique et à l'Académie militaire lituanienne, destinées aux trois pays du Caucase du Sud.
Levier d'influence ou coopération stratégique dans le cadre euro-atlantique
Cette coopération entre les États Baltes et les États du Caucase du Sud prend de plus en plus souvent des formes multilatérales ou entre dans des cadres plus larges. On peut mentionner à titre d'exemple le format « 3+3 », qui inclut les six pays des régions en question ou encore le Commonwealth of Democratic Choice qui regroupe des pays allant de la mer Baltique jusqu'à la mer Caspienne.
Cependant, aujourd'hui, le cadre principal de la coopération entre les pays Baltes et le Caucase du Sud est celui de l'Union européenne et de l'OTAN. En tenant compte de la taille et du poids politique des États Baltes, il est compréhensible que leur politique étrangère soit étroitement liée à la celle de l'UE et de l'OTAN. Ainsi, avec le développement de la Politique européenne du Voisinage (PEV), ces pays ont trouvé un moyen par lequel exprimer leur intérêt pour le voisinage de l'Est et contribuer à ce programme. Une participation active dans la PEV leur permettrait de s'afficher comme un acteur non négligeable dans la région. Dans le cadre de la PEV, les plans d'actions pour la Géorgie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan ont été adoptés en 2006. En 2009, l'UE fait un pas plus loin en adoptant, sur l'initiative de Pologne et de Suède, le Partenariat oriental. Cet approfondissement concerne l'Arménie, l'Azerbaïdjan, la Géorgie, la Moldavie, l'Ukraine et la Biélorussie. Ce progrès, qui doit encore porter ses fruits, a été très positivement reçu par les pays Baltes qui y voient un nouveau moyen de coopération et un levier d'influence supplémentaire dans le Caucase du Sud.
À la Conférence de Riga (2009) réunissant les chefs d'États des pays Baltes, la priorité stratégique a été justement donnée au Partenariat oriental comme un instrument de stabilisation, de développement et d'intégration. Il a été également rajouté que l'UE devrait travailler plus activement avec les pays qui désirent avoir des relations plus étroites avec l'Union. C'était aussi M. Landsbergis, ancien Président lituanien et désormais député européen, qui a dit que l'Europe est encore trop hésitante dans ses relations avec les voisins de l'Est. Selon lui, l'essentiel est de garder en tête l'idée de la solidarité des nations et d'une grande Europe.
Au même titre, les pays baltes soutiennent l'intégration et la coopération de la Géorgie, de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan avec l'OTAN. Ceci est un autre moyen, voire la voie privilégiée, pour ancrer ces trois pays dans les structures euro-atlantiques et pour diminuer l'influence russe dans la région. Cependant, les trois États du Caucase ne sont pas au même niveau d'avancement dans leurs relations avec l'Alliance. Si la Géorgie s'est vue proposer un dialogue intensifié déjà en 2006 et l'établissement de la Commission OTAN-Géorgie en 2008 accompagnée d'un accord des alliés au sommet de Bucarest que la Géorgie deviendra membre de l'OTAN, les deux autres n'y sont pas encore. L'Arménie et l'Azerbaïdjan sont pour l'instant au stade des Plans d'Actions individuels pour le Partenariat (PAIP) qui ont été conclus en 2005. Malgré cela, ces progrès sont félicités par les pays Baltes qui estiment que les IPAP ont un effet stabilisateur et avant tout, c'est un signal fort pour ces partenaires de l'OTAN.
Une réalité moins harmonieuse de la coopération
Malgré les initiatives et les projets qui se multiplient, la coopération entre les pays Baltes et les pays du Caucase du Sud n'est bien évidemment pas si parfaite. En réalité, il existe des disparités et des divergences non négligeables : tous les États concernés n'ont pas forcement les mêmes priorités ou ils ne s'impliquent pas dans la même mesure.
Du côté des pays baltes, il faut noter que la Lituanie par exemple est nettement plus engagée en Ukraine que dans le Caucase. La Lituanie et la Pologne ont historiquement des liens privilégiés avec ce voisin de l'Est. En revanche, c'est l'Estonie qui souhaite être la meilleure amie de la Géorgie en Europe. Par ailleurs, même si les pays Baltes soulignent régulièrement leur meilleure compréhension des problèmes du Caucase du Sud, il faut quand même admettre que ces derniers ont suivi un chemin différent et ils ne pourront pas « recopier » l'expérience des Baltes.
En outre, il faut noter les situations très différentes de ces trois pays du Caucase du Sud. Malgré le fait qu'on les place régulièrement dans la même catégorie, la réalité nous prouve le contraire en regardant les progrès démocratiques, leurs intérêts stratégiques ou encore leurs partenaires prioritaires. Pour cela, la coopération « 3+3 » s'effectue plutôt sous forme de « 3+1 ». C'est la Géorgie de Saakachvili qui est la plus intéressée pour multiplier les initiatives régionales et approfondir la coopération avec l'Europe. L'Arménie reste tournée vers la Russie et l'Azerbaïdjan favorise une position plus indépendante ce qui est possible grâce à ses ressources énergétiques.
Réticences européennes et la colère de Moscou
L'engagement des pays Baltes dans le Caucase du Sud ne passe pas inaperçu au niveau international. Il ne s'agit pas tout simplement d'établir des liens d'amitié, mais c'est une question stratégique concernant l'orientation des pays du Caucase à ce carrefour d'influences.
L'Union européenne a été relativement lente dans la mise en place d'un véritable partenariat avec son voisinage de l'Est. De plus, les premières initiatives comme les Accords de Partenariats et de Coopération de 1999 ont été politiquement peu lisibles. Derrière ces réticences de l'UE se trouvent plusieurs facteurs explicatifs. L'Europe est méfiante quand il s'agit d'aller dans l'ancienne arrière-cour russe que ce dernier considère comme sa « zone d'intérêts prioritaires ». Heurter les intérêts russes est contraire à ce que souhaitent les partenaires fidèles de la Russie en Europe comme la France, l'Allemagne ou l'Italie. Durant la guerre russo-géorgienne, face aux déclarations fermes des pays Baltes et de la Pologne, l'Italie et la Belgique ont mis les États membres en garde contre la formation « d'une coalition européenne antirusse » au sein de l'UE. Pour cela, les initiatives des pays Baltes dans le Caucase ne sont pas toujours bien vues par les anciens États membres, dans la crainte que cela puisse compliquer davantage les relations avec la Russie.
Du côté russe, l'implication des pays Baltes dans une région qu'elle considère sa « zone d'influence » n'est pas vue d'un bon œil. Le Kremlin a déclaré que ces initiatives des États Baltes dans le Caucase du Sud constituent un front antirusse. Certains analystes russes parlent également d'une « division des tâches » parmi les nouveaux États membres : l'Estonie et la Lettonie seraient responsables pour la Géorgie, la Pologne et la Lituanie pour l'Ukraine. Particulièrement inquiétant pour le Kremlin est le rôle joué par les pays Baltes au sein de l'UE en tant que promoteurs d'un partenariat renforcé avec le Caucase du Sud. La participation active des gouvernements baltes au niveau européen est vue comme un danger stratégique. Ainsi, l'adoption du Partenariat oriental européen en 2009 a provoqué la colère de Moscou. Le Ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, accusait l'UE de mettre ces pays devant une alternative (« soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous »).
Partant d'une histoire commune, d'une meilleure compréhension des enjeux de nos partenaires du Caucase, d'un devoir moral ou autre chose, où sommes-nous arrivés aujourd'hui ? Il faut dire que cette coopération « 3+3 » n'a pas abouti à quelque chose de décisif ou n'a pas été à l'origine des grands changements. Mais malgré cela, l'engrangement des pays Baltes reste un signal politique important pour le Caucase du Sud, un geste de solidarité.
Pour aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
- Sur le Partenariat oriental : Le partenariat oriental : quels contours ?, Quelle place pour la Géorgie dans le Caucase du Sud ?
- Sur la Politique européenne de Voisinage : Quel bilan de la Politique européenne de voisinage en Géorgie ?, Politique Européenne de Voisinage : qui sont nos « voisins » ?
Sur Internet
- Coopération au développement en Lituanie, en Lettonie, et en Estonie
- Union européenne et Caucase du Sud
- Dossier du Caucaz: "These Baltic states who want to export their model of integration into the West to the East"
À lire
- MADE V., « La conception estonienne de la politique étrangère et des relations internationales », Revue internationale et stratégique, 2006/1, N° 61, p. 175-186
- PABRIKS A., « Valeurs, intérêts et influence de la politique étrangère lettonne », Revue internationale et stratégique, 2006/1, N° 61, p. 187-198
- VALIONIS A., « Le nouvel agenda de politique étrangère de la Lituanie », Revue internationale et stratégique 2006/1, N° 61, p. 199-208
Source photo : Untitled, par Kateharris.ca, sur wikimediacommons