Contre l’harmonie quotidienne : une pensée de la dissidence

Par Tanguy Séné | 14 mars 2011

Pour citer cet article : Tanguy Séné, “Contre l’harmonie quotidienne : une pensée de la dissidence”, Nouvelle Europe [en ligne], Lundi 14 mars 2011, http://www.nouvelle-europe.eu/node/1066, consulté le 24 mars 2023

Retour à l’héritage spirituel de l’Europe, refus des blocs idéologiques, méfiance vis-à-vis du consumérisme des sociétés occidentales… Une certaine inquiétude est constante dans la pensée européenne des dissidents tchécoslovaques. On y sent l’empreinte de la réflexion propre de Patočka, mûrie dans la Tchécoslovaquie de la « normalisation ».

L’attitude exemplaire de Patočka tient d’une réflexion profonde sur la liberté. Puisqu’être libre, c’est s’orienter dans l’existence en lui donnant sens, alors la liberté authentique tient d’un rapport à la vérité. L’inquiétude - qui fait une place au problématique, au négatif, à l’interrogation face au cours des choses - sera sa pierre de touche. Or pour Patočka, celui qui cherche la vérité « ne peut se permettre de la cherche uniquement dans les plats pays de l’existence, ne peut se laisser endormir par la quiétude de l’harmonie quotidienne ; il est tenu de laisser croître en lui l’inquiétant, l’irréconcilié, l’énigmatique, ce dont la vie ordinaire se détourne pour passer à l’ordre du jour » (Liberté et sacrifice, p.36).

Pour le penseur tchèque, nous sommes tous condamnés à cette inquiétude qu’est la liberté et à l’alternative qu’elle implique : soit l’esquiver, soit la prendre en charge. La deuxième option n’est pas aisée : il ne s’agit pas de pouvoir faire, mais de questionner le sens de ses actions ; c’est faire le choix d’une « vie dans l’amplitude », qui a « à la fois le sens d’une épreuve et d’une protestation ». Épreuve de cette immense responsabilité du sens et protestation contre l’évidence du cours des choses.

L’aliénation du quotidien

Pourquoi tant d’importance attachée à cette notion du « quotidien », dessinée en opposition à celle de liberté ? Patočka utilise souvent le néologisme de « quotidienneté » pour caractériser ce risque d'engourdissement qu’encourt toute existence humaine. Se remmémorer l’atmosphère des régimes « post-totalitaires » peut nous aider à mieux saisir l'idée.

Dans son essai célèbre Le pouvoir des sans pouvoirs (1978), Havel décrit ainsi le système « post-totalitaire » qui caractérise les régimes communistes des années 1970 : une obéissance formelle et publique, et non plus une adhésion totale des consciences à l’idéologie du régime (en somme : beaucoup de pratiquants, peu de croyants) ; une collaboration de la population que le pouvoir obtient en échange d’un certain confort : augmentation des conditions de vie, garantie d’une minimum vital, la possibilité d’éviter les interrogatoires et les licenciements, etc. Se conformer formellement au régime permet d’avoir une situation matérielle décente et éventuellement d’obtenir les honneurs officiels ; avant tout d’éviter les ennuis.

C’est ce que vit la Tchécoslovaquie post-1968. La période de « normalisation », dans la langue de bois du parti communiste, désigne ce moment de reprise en main de la société par la ligne dure du PC tchécoslovaque, où les libertés publiques sont extrêmement réduites. Elle pose un contrat tacite pour cette société encadrée et surveillée : ne pas se mêler de politique, en échange de quoi le pouvoir assurera une augmentation croissante du niveau de vie. C’est « l’ère du pain », comme le dit avec humour la langue tchèque, et elle tient ses promesses : comme le montre l’historien Antoine Marès, les indices économiques des années 70 et 80 montrent une amélioration sensible en termes de consommation. De 1970 à 1985, les revenus ont augmenté d’environ 50%.

Cette priorité convenue du fonctionnel, qui légitime la déresponsabilisation et l’insouciance quant au sens, Patočka la refuse. Il déplore la médiocrité quotidienne qui ne désire que  « la garantie d’un happy end, d’une finalité rationnelle et pratique de l’existence ». Pour être authentique, la liberté doit être vigilance.

C’est ce qui le pousse à enseigner clandestinement et à vivre chichement de traductions plutôt que d’être reconnu et rémunéré pour exprimer ce que le régime veut bien entendre. Patočka a connu une alternative qui saisissait tout intellectuel tchécoslovaque et d'Europe de l'Est en général : soumission à l'idéologie officielle ou déclassement social. Dans son ouvrage Le Rétablissement de l’ordre, le philosophe slovaque Milan Simecka relate les mesures de persécution mises en place par la « normalisation » contre les intellectuels. On les chasse de leur travail, ils sont interdits d’activités publiques, exclus du parti. Certains se retrouvent chauffagistes (comme Jiří Dientsbier, qui devint ministre des Affaires étrangères en 1989…), concierges (tel le philosophe Ladislav Hejdánek), chauffeurs (l’écrivain Milan Simecka), ou encore hommes de ménage (l’historien Karel Bartošek !). Tous ceux qui avaient participé au Printemps de Prague devaient signer des déclarations où ils reniaient leurs actions et les réformes libérales ; s’ils refusaient, ils perdaient leur emploi et devenaient des pariahs (leurs enfants étaient déscolarisés par exemple).

Que doit devenir l’intellectuel face à des choix aussi extrêmes ? Dans un article, Patočka trace une distinction entre l’intellectuel proprement dit et « l’homme spirituel ». L’intellectuel est un « travailleur culturel », qui reçoit une formation, acquiert des compétences et des diplômes en vue d’une activité particulière qui lui permet de gagner sa vie (car les travaux écrits se vendent dans des circuits économiques ordinaires). En cela, il ne se distingue guère du cordonnier qui fabrique des chaussures ou de l’ouvrier qui travaille à l’usine.

Tout autre est le rapport au monde de « l’homme spirituel ». En lui se fait une expérience particulière : il découvre, dans l’immuabilité de sa conscience, une profondeur de l’être plus stable que son rapport aux choses (ce caractère fluctuant des mœurs, des sensations, des expériences). Il devient préoccupé par un souci intérieur, celui du « soin de l’âme » dont Socrate faisait l’éloge : ne plus vivre en fonction de la manière dont les choses nous apparaissent, expérimenter au contraire à quel point des dissonances existentielles (la mort d’un proche, l’effondrement d’une société) témoignent de la non-évidence de la réalité, qu’il faut jeter à la figure de la société.

C'est une éthique mais aussi une attitude de résistance au pouvoir politique sur le mode du « Connais-toi toi-même ». Face au « mythe de l’État » (Cassirer) prétendu éthiquement neutre, face à l'impersonnalité de la science technicienne, et au « smoking » des termes de la Loi qui habillent élégamment un système totalitaire (Havel), chaque individu est en mesure d’opposer l’attitude proprement humaine de l’inquiétude. Ce souci de l’âme est une discipline partculière, « une aspiration à tenir ferme dans l’ouragan du temps » écrit le penseur tchèque : elle consiste ne pas se laisser emporter par le courant de l’histoire. Elle implique aussi la possibilité du sacrifice ; Patočka en avait pleinement conscience.

Comme l’étudiant Jan Palach, qui s’immole en 1969 sur la place Vanceslas à Prague en signe de protestation absolue contre la répression communiste de la « normalisation ». Comme Thích Quảng Đức, le moine bouddhiste qui, brûlant sur une photo qui a fait le tour du monde, exprime avec  une violence inouïe l'exaspération de ses co-religionnaires  persécutés par l'administration du Sud-Vietnam. Comme Mohamed Bouazizi, le jeune vendeur tunisien qui s'immole le 17 décembre dernier après s’être fait confisqué ses marchandises par la police. Ce sont là des actes de refus qui ne trouvent leur sens que dans la postérité d’un sacrifice.

« Vivre dans la vérité » (Havel)

Dans Le pouvoir des sans pouvoirs, Havel voulait faire comprendre c’est qu’il ne faut pas argumenter avec ceux qui sont au pouvoir. Vouloir dire la vérité dans un régime qui s’arroge le monopole du sens des mots est voué à l’échec. Ce qui importe, c’est de « vivre dans la vérité » - quelques soient les contraintes du régime, agir comme si on était vraiment libre. Surtout ne pas organiser des actions de protestations dans les formes prévues par le gouvernement.

Dans un article rédigé quelques jours avant sa mort, Patočka, affaibli quotidiennement par des séances d'interrogatoires musclés, constate que la Charte 77 a réussi à décrédibiliser un peu plus l’État communiste, à l’intérieur comme à l’extérieur. Les consciences s'ébranlent de plus en plus, pour le meilleur : « […] les gens aujourd’hui savent à nouveau qu’il y a des choses pour lesquelles il vaut la peine de souffrir. Que les choses pour lesquelles on peut éventuellement souffrir sont celles qui font que la vie vaut la peine d’être vécue. Que, sans cela, l’ « art », la littérature, la culture ne sont que des métiers auxquels on se livre pour gagner son pain quotidien ».

 

Pour aller plus loin

Sur Nouvelle Europe

À lire

  • DUPRÉ LA TOUR N., Retour à l’Europe. La pensée dissidente (tchécoslovaque) et le projet européen, Thèse de doctorat à l’Institut d’Études Politiques de Paris, 2006
  • JUDT T., Postwar. A history of Europe since 1945, London, Pimlico, 2007
  • LAIGNEL-LAVASTINE A., Esprits d'Europe, Paris, Calmann-Lévy, 2005. Un livre très didactique sur l'ambiance intellectuelle en Europe centrale et la pensée de Czeslaw Milosz, Jan Patočka et István Bibó en particulier.
  • LAIGNEL-LAVASTINE A., Jan Patočka : l’esprit de la dissidence, Paris, Le bien commun, 1998
  • MARÈS A., Histoire des Tchèques et des Slovaques, Paris, Perrin, 2005
  • PATOČKA J., «Équilibre et amplitude dans la vie » et « L’homme spirituel et l’intellectuel », in   Liberté et sacrifice. Écrits politiques, Grenoble, Jérôme Millon, 1990
  • PATOČKA J., « Ce qu’est la Charte 77 et ce qu’elle n’est pas », article du 5 mars 1977, traduit du tchèque par Erika Abrams dans « Quatre inédits de Jan Patočka », in Esprit, n°352, février 2009

À voir

  • Le film documentaire 1968. Un monde en révoltes, Bonne Compagnie, 2008

 

Source photo : prague palach memorial, par grahamc99, sur flickr