Conférence Nouvelle Europe : comment l'UE soutient les réformes économiques dans les Balkans occidentaux

Par Tanguy Séné | 6 juin 2016

Pour citer cet article : Tanguy Séné, “Conférence Nouvelle Europe : comment l'UE soutient les réformes économiques dans les Balkans occidentaux”, Nouvelle Europe [en ligne], Lundi 6 juin 2016, http://www.nouvelle-europe.eu/node/1949, consulté le 24 mars 2023

Comment l’Union européenne soutient-elle les pays candidats (ou potentiellement candidats) des Balkans occidentaux sur le chemin de l’élargissement ? Les réformes économiques de ces pays post-socialistes représentent un défi majeur, que des outils tels l'Instrument d'aide de pré-adhésion tentent d'adjuster. C’est à la représentation de la Commission européenne en France que ce nouveau débat organisé par Nouvelle Europe prenait place le 25 mai 2016.

L’Union européenne (UE) dispose de plusieurs moyens pour aligner les pays candidats (potentiels ou actuels) sur ses normes (politiques, économiques, juridiques). Un instrument clé est l’Instrument d’aide de pré-adhésion (IAP) – mais qu’est-ce donc ? Il s’agit d’un ensemble de fonds européens fusionnés en 2007 et entièrement dédiés aux réformes économiques, politiques et juridiques de pré-adhésion (au lieu d’une diversité de programmes comme PHARE, ISPA, CARDS…). Soutien financier aux réformes d’ajustement nécessaires : voilà leur rôle spécifique. Ce débat a donc été l'occasion de souligner le rôle économique de l'IAP (mais aussi de l’UE de manière plus large) dans les Balkans occidentaux et les réformes permises par leur action.

Réformes économiques : un sujet vital dans la région, pour au moins trois raisons. D’abord le retard économique important que ces pays accusent par rapport aux autres membres du club (tous les pays candidats ou potentiellement candidats ont un PIB par habitant inférieur à n’importe quel Etat membre de l’UE). Deuxièmement, ils émergent difficilement de la crise après une période de croissance soutenue mais fondée essentiellement sur des investissement direct étrangers – les taux de chômage dans la région restent terriblement élevés (en 2014, des taux de chômage entre 17 et 35%). Enfin et surtout : la difficulté de la transition d’une économie socialiste ou de « socialisme de marché » à une économie de marché viable.

Trois intervenants de premier plan étaient avec nous pour discuter de ces défis. Dr Elise Bernard, co-directrice du PCREEPC (Politique Communautaire et Réforme de l'Etat en Europe Post-Communiste), CERSA Paris II – CNRS ; Jean-Baptiste Kastel, directeur de la rubrique Balkans Occidentaux de Nouvelle Europe et ancien conseiller auprès du Ministère de l’Intégration européenne du Kosovo ; et enfin Dr Odile Perrot, consul honoraire au Kosovo et et ancienne Democratization Officer au sein de la mission de l’OSCE au Kosovo (2000-2002).

Tout d’abord, le soutien financier aux petites et moyennes entreprises (PME) dans la région.

Comme le fait remarquer Jean-Baptiste Kastel, un des critères de Copenhague (établis en 1993) pour l’adhésion à l’UE est d’avoir une économie viable, capable de faire face à la pression concurrentielle dans le marché européen. Il faut donc accompagner les entreprises dans ce processus. La Commission a donc mis les PME au cœur de son agenda dans la région : aide technique, mais aussi instruments financiers. Tout est pensé sur le modèle du Small Business Act for Europe (initié en 2008) pour les Etats membres, un ensemble de règles qui vise à simplifier le cadre réglementaire des PME, améliorer leur environnement financier et favoriser leur internationalisation. Trois grandes motivations poussent à appliquer cette stratégie dans des Etats non membres, selon  Jean-Baptiste Kastel : logique de stabilisation de la région par l’économie de marché (et ses vertus intégratrices), renforcement du marché européen (23% du PIB mondial) par intégration des économies des Balkans occidentaux ; aide à la transition vers une économie de marché.

Plusieurs cas de figures à l’heure actuelle : les bons élèves sont la Serbie et l’ex-république yougoslave de Macédoine, jouissant d’un environnement relativement favorable; le Monténégro et l’Albanie (de beaux progrès depuis les années 1990) ; le Kosovo (en retard, mais avec des évolutions très rapides) ; enfin la Bosnie, confrontés aux difficultés de sa situation intérieure.

Les PME dans la région ont un rôle clé à jouer : trois quarts des emplois, 60% de la valeur ajoutée produite par le secteur privé. Elles sont donc spécifiquement ciblées par des programmes de soutien aux entreprises (COSME) et de recherche (Horizon 2020). L’IAP fait partie de la panoplie de renforcement aux PME, et ses modes d’action sont variés : investissement, financement direct, coopération administrative, envoi d’experts de l’UE. Un exemple : le projet Active Labour Market Measures for Employability (1 million d’euros de budget) au Monténégro, qui visait la réforme du marché de travail dans un sens favorable à l’emploi dans les PMEs.

En 2012, la Banque européenne d’investissement, la Commission européenne et le Fonds européen d’investissement ont créé le Western Balkan Enterprise and Innovation Facility, destiné spécifiquement à l’investissement dans les PME des Balkans occidentaux (stratégie et infrastructure). Ainsi, 60 millions d’euros ont été alloués par ce fonds aux banques ProCredit Albania, ProCredit Bosnia Herzegovina and ProCredit Kosovo dans le but de soutenir la création de PME dans ces pays.

« Pour le moment, il est trop tôt pour faire une évaluation globale de ces outils financiers très récents, étant donné aussi le contexte économique actuel » souligne Kastel. Mais le problème n’est pas seulement économique : il est aussi politique. Le rapport 2015 de l’OCDE sur les PME dans la région souligne que la majorité des entrepreneurs ne font pas confiance aux banques. Le principal grief : cette perception de malhonnêteté et de l’importance des relations informelles dans l’attribution de prêts. Deux autres problèmes majeurs persistent : des prêts peu efficaces ; la réduction des subventions publiques dédiés aux PME, dans un contexte de discipline fiscale post-crise. Par ailleurs, le manque d’application des normes peuvent poser problème aux entrepreneurs, un sujet souligné régulièrement par la Commission européenne. Jean-Baptiste Kastel souligne que l’UE pourrait aller plus loin que l’allocation de financement : un renforcement de la politique de la conditionnalité sur le chemin de l’adhésion.

Une première question soulevée par le modérateur : l’Etat cherche t-il à diversifier les sources de financement privé, là où il doit couper dans ses subventions publiques ? L'expert reconnaît que l’impact de la crise économique a fortement endommagé l’action de soutien financier public aux PME. On voit se déployer donc une campagne ouverte d’appel aux investisseurs étrangers (comme on peut le voir sur des affiches publicitaires de l’aéroport Tesla de Belgrade). Les gouvernements de la région sont des libéraux sur le plan économique : ils incitent donc de plus en plus les capitaux étrangers, mais se retrouvent confrontés à l’image de corruption associée à la région.

Autre question: l’UE met-elle en œuvre des moyens de contrôle des financements qu’elle alloue dans la région ? Pour Kastel, les systèmes d’audit sont extrêmement développés pour certains projets, et mis en œuvre par des organisations intermédiaires qui ne sont pas basées dans la région. La Commission se montre très pointilleuse sur l’examen des budgets de ces projets. Parfois le budget octroyé peut paraître trop important pour des actions assez limitées (comme la formation de fonctionnaires).

Dans un deuxième temps, nous abordons la question de l’ajustement du droit de la concurrence en Bosnie Herzégovine, avec Elise Bernard.

La juriste explique comment fonctionne l’IAP en pratique. En Bosnie Herzégovine, il a y a un bureau contact de l’UE, où les entreprises viennent proposer leur maîtrise d’ouvrage. Un montant est promis à l’année n, un autre montant à l’année n + 2, et la différence versée à n + 4. Comme d’autres Etats ex-yougoslaves, la Bosnie a un héritage d’intervention de l’Etat dans l’économie. Ce qui fait que la conception de l’entreprise en Bosnie est très différente de celle adoptée par l’UE. Une entreprise, selon le droit de la concurrence européen, c’est toute personne physique ou morale exerçant une activité économique (que l’entité soit publique ou privée). Les caisses locales de sécurité sociale, par exemple, ne constituent pas des entreprises, car elles versent des bénéfices sociaux qui ne sont pas corrélées au montant des cotisations. Après des décennies de domination étatique dans l’économie bosniaque, appliquer un droit de concurrence de type UE devient donc compliqué.

Dès 2007, la Bosnie Herzégovine a souscrit à l’IAP et à un objectif de s’aligner sur le droit de concurrence européen. Ainsi elle s’est engagée à lutter contre toute entrave au commerce entre le marché intérieur de l’UE et son propre marché. Un Conseil national de la concurrence a été créé en 2008, et son but est d’appliquer les articles du traité européen qui relèvent de la concurrence (art. 101 à 109). Par contre, la législation bosniaque reconnaît comme entreprise toute personne privée ou publique qui participe ou influence directement ou indirectement le marché. Comme le fait remarquer Dr Bernard : des entités administratives se trouvent prises dans cette définition, puisque leur action régulatrice influence le marché. On recense donc des cas juridiques surprenants. En 2008, le gouvernement fédéral de Bosnie Herzégovine décidait de rembourser à 100% les médicaments uniquement s’ils étaient fabriqués dans le pays – cette décision fédérale influençant le marché des produits pharmaceutiques a été remise en cause par le Conseil national de la concurrence. Beaucoup d’autres cas jugés anti-concurrentiels se sont présentés.

« On n’utilise pas assez l’IAP comme un instrument institutionnel et processuel », juge le docteur Bernard. Pour elle, la notion de service public est mouvante, tant dans l’UE qu’en Bosnie Herzégovine. Il ne s’agit pas seulement de la perspective d’accéder à l’Europe du marché qui est en jeu, mais aussi de la transition d’un Etat autocratique vers un Etat de droit qui fonctionne. Les 166 millions d’euros alloués sous l’IPA actuel pour la Bosnie ont pour objectif numéro un l’Etat de droit ; pour objectif second l’économie. Le second objectif a été contractualisé à 100% ; rien de contractualisé du côté du premier. Selon le docteur Bernard, l’IAP reste un instrument fondamental : c’est un élément clé de constitutionalisme, c’est-à-dire « imaginer le pouvoir avec un système de freins efficaces ». C’est là tout de même qu’ « un rendez-vous a été manqué ». Le problème est de se concentrer uniquement sur l’économie et les entreprises – ce qui présente un risque de faire baisser davantage les fonds alloués par l’IPA à la Bosnie. Et l’économie n’est pas indépendante du politique : Bernard rejoint Kastel sur le point que les investisseurs sont découragés par les problèmes d’Etat de droit de la région, en particulier en Bosnie Herzégovine.

« Oui à l’instrument financier, mais attention à la chance qu’on manque en le concentrant sur une dimension au détriment d’autres, notamment les services publics » conclut-elle.

Question: quel intérêt peut trouver un Etat comme la Bosnie à s’ajuster au modèle économique du marché intérieur ? Pour le docteur Bernard, c’est une question de relations internationales : alors qu’un pays comme la Serbie peut jouer de son rôle sur la scène internationale, entre l’Europe et la Russie, la Bosnie n’a tout simplement aucun rôle à l’heure actuelle sur la scène internationale. Et elle n’a pas d’ouverture vers la Russie. Kastel est d’accord sur ce point : il n’y a pas d’autre alternative pour la Bosnie que l’adhésion à l’Union européenne.

Troisième temps de notre conférence : l’assistance économique au Kosovo, avec Odile Perrot.

Le docteur Perrot, consul honoraire du Kosovo, souligne que la présence de l’UE au Kosovo est ancienne. Lorsque la mission des Nations Unies au Kosovo a été créée en 1999, l’UE a été chargée d’une mission de reconstruction économique dans le pays. Comme en Bosnie, il y a un Bureau de l’Union européenne au Kosovo. Ce bureau s’inscrit dans l'action d'une perspective d’adhésion ; son chef est aussi le Représentant spécial de l’Union européenne. C’est un rôle à double casquette : politique et économique. Il gère l’IAP (645 millions d’euros alloués pour le Kosovo sur la période 2014-2020), qui intègre le processus de stabilisation et d’association.

Le Kosovo a récemment signé un Accord de stabilisation et d’association (ou ASA ; c'est un partenariat étroit signé entre l’UE et un pays sur la voie de l’adhésion, qui resserre leurs liens politiques, économiques et commerciaux), qui est entré en vigueur le 1er avril 2016. Se pose toujours le problème du fait qu’un certain nombre d’Etats membres ne reconnaissent pas le Kosovo, mais l’accord a été réalisé par l’UE comme entité légale. L’ASA prévoit l’établissement d’une zone de libre échange avec l’UE – or, comme fait remarquer le docteur Perrot, plus de la moitié des revenus du Kosovo viennent des taxes douanières. Il faudra donc trouver une stratégie alternative pour combler ce manque à gagner, conséquence de l’établissement de la zone de libre échange.

Le Bureau de l’UE, qui coordonne l’ensemble de ces aides, dispose de nombreuses sources de financement – la Banque européenne d’investissement en fait partie par exemple. Illustration concrète d’un projet décidé par le Bureau : la modernisation d’une ligne ferroviaire qui passe par la Macédoine, le Kosovo et la Serbie (122 millions d’euros d’engagement). L’accent sur les transports dérive de l’objectif de coopération transfrontalière, qui figure parmi les objectifs de l’IAP. Le Fonds Monétaire International (FMI) organise des missions régulièrement pour surveiller le développement des réformes structurelles au Kosovo ; depuis l’an dernier, il lui a même accordé un prêt de 165 millions d’euros afin de développer son économie et d’appliquer des règles de gestion publique. Cela marque « la fin du refroidissement des relations entre le Kosovo et le FMI » souligne la docteure Perrot – en effet, l’ancien premier ministre et actuel président du Kosovo avait promis 25% d’augmentation des salaires dans le secteur public au cours de sa campagne…

Le Kosovo reste le pays le plus pauvre de la région, entravé par un passé d’industrie lourde et une agriculture familiale peu productive. Un problème de politique monétaire : le Kosovo utilise l’euro sans faire partie de l’eurozone, il a donc un contrôle très faible sur sa monnaie (en dehors de la lutte contre la contrefaçon). Le docteur Perrot résume les atouts : croissance économique forte (mais surtout tirée par la demande interne, notamment due à la hausse des salaires publics et les remises de la diaspora), une population jeune (qui en général parle plusieurs langues, d’où certaines délocalisations de call centres dans le pays), un secteur bancaire stable et bien contrôlé, un niveau important d’investissement public.

Question : y a t-il une place faite à la formation de capital humain dans ces programmes d’assistance financière (aide à la formation, éducation, enseignement supérieur), en particulier dans un contexte d’« économie du savoir » ? Perrot répond par la positive. L’UE a développé fortement des programmes de capacity building au Kosovo, que ce soit auprès des instances gouvernementales ou des ONG. La récente décision favorable de la Commission pour la libéralisation des visas devrait permettre beaucoup plus d’échanges (étudiants, agriculteurs…). Kastel ajoute qu’un programme financé à 100% par la Commission européenne permet à une dizaine d’étudiants kosovares d’aller étudier dans des universités de l’UE.

Un membre du public soulève enfin une question d’envergure : que penser de la faisabilité de la politique d’élargissement aux pays des Balkans occidentaux, quand ceux-ci font face à leurs situations politiques nationales difficiles, et quand l’UE est elle-même actuellement très frileuse de procéder à de nouveaux élargissements ? Pour le docteur Bernard, il faut d’abord se garder d’une vision trop totalisante : après la dislocation de la Fédération yougoslave, les destins nationaux ont été multiples et ne se ressemblent pas. L’UE non plus n’est pas une entité si cohérente qu’on voudrait la présenter. Et le Conseil de l’Europe joue un rôle fort. Les premières frilosités sont venues après l’adhésion de la Croatie, qui continue de poser des problèmes du point de vue de l’Etat de droit. Suite à cette expérience, les critères d’adhésion pour les candidats et futurs candidats se sont renforcés, rendus beaucoup plus difficiles à atteindre que les conditions posées à la Slovénie (entrée en 2004 en l’UE) ou à la Croatie (entrée en 2013).