Chroniques de la pomme de terre en Europe

Par Julien Martinez Monniello | 5 décembre 2010

Pour citer cet article : Julien Martinez Monniello, “Chroniques de la pomme de terre en Europe”, Nouvelle Europe [en ligne], Dimanche 5 décembre 2010, http://www.nouvelle-europe.eu/node/974, consulté le 26 mars 2023

Hérités de l’histoire de l’alimentation, nombreux sont les mythes et idées reçues gravitant autour de la pomme de terre. Qui n'a pas déjà lu ou entendu que c’est Antoine Parmentier  qui, le premier, a introduit la pomme de terre sur le continent européen ? Ne lit-on pas à s’en lasser que la consommation de ce tubercule se confinait à des catégories socio-économiques spécifiques ou à un style alimentaire qu’il était de bon ton de montrer du doigt ? Voyons à travers quelques faits et chiffres en quoi, à partir du XVIème siècle, l’introduction de la pomme de terre sur le continent européen portait le germe d’une base alimentaire universelle.

Quand une importation du Nouveau Monde se répand dans le Vieux Continent

C’est dans la deuxième moitié du XVe siècle qu’est définitivement sonné le glas de l’ère médiévale. Le Nouveau Monde, grâce aux explorateurs - ou à cause d’eux – s’offre à notre « vieille » Europe où l’eurocentrisme, comme sentiment d’appartenir à une civilisation de référence, va se trouver de nouveaux chantres en littérature comme en religion. L’introduction en Europe de la pomme de terre est réalisée par les explorateurs, et suit d’une quarantaine d’années la découverte des Amériques. Elle se propage à un rythme qu’on pourrait qualifier de modéré. En effet, à compter de sa première apparition en Espagne, dans les années 1530, il s’écoulera deux siècles au cours desquels les nations européennes, de l’Espagne à l’actuelle Russie, adopteront et adapteront la pomme de terre à leur cuisine respective.

Ici domestiquée, là rejetée

La pomme de terre doit sa diffusion en Europe à divers facteurs, à commencer par les conflits armés opposant l’Espagne à l’Angleterre. Cette dernière, sous le règne d’Elizabeth I, rapporte la pomme de terre de l’actuelle Colombie en 1586 à l’issue d’une bataille contre l’Espagne, qui l’avait déjà domestiquée depuis plus d’un demi-siècle. Ainsi cultivée et diffusée à l’intérieur de ces royaumes, on aurait pu s’attendre à ce que sa diffusion s’opère selon un balayage allant d’Ouest en Est. Il n’en est rien : selon les historiens, les tergiversations et réticences des botanistes et paysans français de l’époque à l’égard de la pomme de terre y ont retardé sa démocratisation quasiment jusqu’à la veille de la Révolution, alors que la région de l'actuelle Allemagne et l'Italie n’avaient pas attendu de la cultiver ni de la diffuser.

En Irlande bien plus qu’en Angleterre ou en Écosse, l’engouement pour la pomme de terre fut tel qu’on l’a consacrée à l’alimentation du bétail ainsi qu’à celle des hommes (80% des apports nutritifs assurés). Le mildiou, ennemi du tubercule s’il en est, a ravagé à partir de 1845 plus de la moitié des cultures de pommes de terre ; la famine qui s’ensuivit terrassa jusqu’à un million de personnes et provoqua de larges vagues d’émigration.  Le facteur de famine  est assez clair : trop de privilège accordé à la culture de la pomme de terre, soit un manque de diversification des cultures combiné à une politique agricole sans vision à long terme.

Dans le contexte français, l’image de la pomme de terre a longtemps souffert des doutes émis sur son caractère nutritif et des vices qu’on lui a prêtés au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Tout juste a-t-elle été regardée comme bonne à nourrir les porcs ! Scepticisme qui constituait l'exception française, alors qu’au-delà des frontières, assiettes et pommes de terre faisaient déjà bon ménage. Ne soyons toutefois pas catégoriques en terme d’exception : face aux grandes disettes, au minimum dix par siècle en France entre le XVIe et le XVIIIe, on a dû se résoudre à l’adopter et à la cultiver, de façon certes marginale. On doit attendre la veille de la Révolution pour que soient sérieusement ébranlés certains fantasmes, traduits parfois politiquement - en 1630, le Parlement de Besançon interdit sa culture, accusant la pomme de terre d’être un vecteur de la lèpre.

Du mépris à la réhabilitation

Une des idées reçues concernant la pomme de terre, du moins en France, est qu’Antoine Parmentier est celui qui l'a introduite dans l'hexagone. Cette inexactitude se voit toutefois compensée par le fait que ce pharmacien-militaire de renom, contemporain de Louis XVI duquel il bénéficia d’une utile connivence, a joué un rôle central dans la vulgarisation du tubercule de pomme de terre. Lauréat d’un concours organisé en 1769 par l’Académie de Besançon, il effectua des recherches sur les végétaux de substitution dans l’alimentation humaine en période de disette. L’apothicaire rend compte d’une étude de fond sur les vertus alimentaires « réelles » de la pomme de terre mais ne dissipe que partiellement des soupçons encore ancrés dans les esprits. Grâce à l’aide de la Cour royale, il obtient l’autorisation de cultiver aux portes de Paris un champ de pommes de terre gardé le jour manu militari mais laissé sans surveillance une fois le soleil couché. La ruse semble fonctionner comme il l’entend : les paysans des environs se précipitent à la faveur de la nuit pour en « voler » quelques plants, alors destinés au bouturage (culture à partir de fragments de végétal) et à terme, à un usage non seulement comme aliment de substitution mais également de subsistance face à la faim. Parmentier, par ce stratagème, parvient à réhabiliter l’image et l’usage de la pomme de terre. Celle-ci quitte ainsi peu à peu les auges pour faire la cour aux  assiettes ; une petite révolution qui a précédé celle qu’on connaît.

Actualité de la pomme de terre en Europe, chiffres et faits

Ne nous attardons pas davantage sur l’histoire de sa diffusion : quelques données actuelles sur la situation présente sont également à considérer. D’un point de vue global, on peut ou non s’étonner que la Chine ait été enregistrée en 2008  comme le plus gros producteur mondial de pommes de terre, en valeur comme en volume (68,8 millions de tonnes récoltées) devant l’Inde et la Fédération de Russie (respectivement 34,7 et 28,9 millions de tonnes, d'après les statistiques FAO).

Ce que nous désignerons par le terme « Europe » dans cette section se compose des pays de l’Union européenne et des pays d’Europe centrale et orientale comme l’Ukraine, le Bélarus ainsi que la Fédération de Russie. Si nous n’avons pas consacré beaucoup d’espace à la diffusion de la pomme de terre en Europe centrale et orientale, on peut toutefois s’intéresser à la forte représentation de ces pays dans les premières places des statistiques mondiales pour ce qui est de la production de pommes de terre en volume. Ainsi la Fédération de Russie (3ème), l’Ukraine (4ème), la Pologne (7ème) et le Bélarus (8ème) figurent dans le Top ten des producteurs mondiaux pour la campagne 2007-2008, alors que l’Europe occidentale n’est représentée que par deux pays que sont les Pays-Bas et la France, respectivement en neuvième et dixième place. Les PECO précédemment cités, en dépit de chiffres de production supérieurs à ceux d’Europe occidentale (en volume), parviennent difficilement à consacrer une partie significative de celle-ci à l’export. En 2007, le rendement moyen d’un hectare cultivé de pommes de terre en Europe (UE+PECO) s’élevait à 17,4 tonnes. L’Ukraine, la Russie ainsi que la Roumanie se trouvaient en deçà de cette moyenne européenne. En cause, des techniques de conservation qui ne protègent pas suffisamment des organismes ravageurs comme les bactéries ou les insectes.

A l’inverse, en Pologne et au Bélarus où sont respectivement consommés 130 et 180 kg de pommes de terre par individu et par an (record mondial), cet aliment jouit d’une popularité telle que la production est majoritairement destinée à la consommation domestique. Les statistiques de rendement dépassent effectivement la vingtaine de tonnes par hectare cultivé (20,7 tonnes par hectare cultivé pour la Pologne en 2007, 21,2 pour le Belarus).

Pour l’anecdote, la politique agricole de l’URSS pilotée depuis Moscou exigeait que la république soviétique du Bélarus fournisse plus d’un tiers de la production de premier choix. C'est probablement l'une des raisons pour lesquelles, dans les pays d’Europe centrale et orientale, malgré les places occupées dans les statistiques mondiales en termes de production (en volume), on relève une hétérogénéité paradoxale concernant la productivité. Le critère d’adhésion à l’Union européenne ne semble pas ici pertinent puisqu’en Roumanie, membre de l’UE depuis 2007 et bénéficiaire de la Politique agricole commune, on cultive des terres dont le rendement est inférieur à la moyenne UE+PECO, tandis qu’au Bélarus, la productivité d’un hectare lui est supérieure d’au moins 8 points.

Alors que les pays d’Europe centrale et orientale ont plutôt tendance à cultiver la pomme de terre, ceux d’Europe occidentale (Allemagne, France, Pays Bas) où le rendement par hectare dépasse par deux fois la moyenne EU+PECO, se sont davantage tourné vers la transformation de cette matière première (en fécules et produits dérivés) pour ensuite exporter vers des pays fortement demandeurs tels l’Italie, l’Espagne ou le Royaume-Uni. Ce dernier, si connu pour le « rabais » réclamé en 1984 par Margaret Thatcher ainsi que pour son statut auto-proclamé d’ « économie de services », n’en demeurait pourtant pas moins au 12ème rang mondial des producteurs de pomme de terre en 2008 (en volume).

Populaire, oui, mais populaire ?

La pomme de terre, si l’on s’intéresse à l’étymologie de ses traductions en langues européennes, est majoritairement désignée par deux mots. L’un d’origine espagnole « batata », l’autre italienne, « tartufoli », ont donné naissance à deux racines majeures desquelles on a adopté un terme en langue nationale. Ainsi « batata » a-t-il donné naissance à patate, mot peu élégant du vocabulaire français si bien que banni des menus des restaurants où on lui préfère le terme de pomme de terre, voire de pomme. L’anglais potato et l’italien patata en sont également dérivés. Il serait inexact de se cantonner à l’idée simple que les termes issus de « batata » appartiennent à des langues d’origine latine, car aussi scandinaves que soient les langues suédoise et norvégienne, elles ont respectivement adopté les mots potatis et potet… alors qu’au Danemark, l’autre racine lui a été préférée (kartofler). Il est toutefois plus pertinent d’observer que cette racine « kartof-», issue de tartufoli, est effectivement davantage ancrée dans les langues d’Europe Centrale et Orientale, à l’exception de quelques ilôts linguistiques en langues polonaise (ziemniak), lituanienne (bulvė), ou hongroise (burgonya) pour ne citer qu’elles.

Que penser alors d’un aliment dont les traductions du terme, d’une langue à une autre, sont aussi ressemblantes ? Ne pourrions-nous pas identifier, par le biais de cette interrogation, l’universalité d’un aliment connu et consommé de tous ? Si on associe de façon simpliste le maïs à l’Amérique latine en tant que base alimentaire, comme le riz serait celle de l’Asie, l’on pourrait alors sans grand risque considérer la pomme de terre comme un aliment paneuropéen.

Populaire, la pomme de terre l’est devenue notamment grâce aux efforts de réhabilitation et de diffusion entrepris du XVIe au XVIIIe siècle, mais nous ne saurions qualifier cet aliment d’exclusivement populaire d’un point de vue sociétal. En effet, si la pomme de terre a servi d’aliment de substitution et de subsistance lors des famines qui ont décimé les populations d’Europe durant ces siècles, sa consommation ne se cantonne pas uniquement à des catégories sociales défavorisées. De par sa variété d’espèces, de qualités et donc de prix sur le marché, elle est consommée parmi toutes les catégories socioprofessionnelles – en quantités probablement inégales. Elle fait certes partie de nombreux menus de type malbouffe tant pointés du doigt par les bien-mangeant ; mais de nouveau il ne nous est pas possible de la fixer à un endroit précis du paysage gastronomique : elle occupe pratiquement tout le spectre alimentaire, des compositions les plus simples aux plus élaborées. Ainsi, peu importent la verticalité (d’un point de vue sociétal) et l’horizontalité (diversité et qualité de la cuisine) de l’analyse. C’est un fait : en Europe, il n’est pas un domaine de consommation qui échappe à la pomme de terre.

Pour aller plus loin

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 Source photo : Pomme de terre "Charlotte-Baby", par designwallah, sur flickr