Budapest entre mémoire historique et politique mémorielle

Par Lise Herman | 4 octobre 2010

Pour citer cet article : Lise Herman, “Budapest entre mémoire historique et politique mémorielle”, Nouvelle Europe [en ligne], Lundi 4 octobre 2010, http://www.nouvelle-europe.eu/node/929, consulté le 02 juin 2023

En Hongrie comme dans la plupart des anciens pays satellites de l'Union soviétique ont fleuri les lieux de mémoire dédiés à la période communiste. Ils nous apprennent autant sur l'état de la mémoire historique que sur l'Histoire elle-même. Le Memento Park et la Maison de la Terreur de Budapest sont deux de ces lieux, à la fois reflets des mémoires conflictuelles et miroirs d'une instrumentalisation politique de l'Histoire. 

Le Memento Park

Si dans la plupart des anciens pays satellites de l'Union soviétique la question du devenir des statues communistes après les changements de 1989 fut réglée par leur destruction, la Hongrie fit un choix différent en établissant le Memento Park. Après une consultation publique approfondie, l'Assemblée générale de Budapest décida le 5 décembre 1991 du futur des statues de propagande de la capitale. À la suite d'un appel à projet lancé par le comité culturel de l'Assemblée générale, emporté par l'architecte Akos Eldö, le Memento Park fut ouvert à l'automne 1993.

Situé dans les environs de Budapest, le Memento Park abrite une quarantaine de statues ainsi qu'un centre éducatif sur la période communiste. Le parc s'ouvre sur une métaphore du communisme, une immense façade en brique rouge dans le style du réalisme socialiste qui ne donne sur rien. C’est une promesse qui ne sera en somme jamais tenue.

Après avoir passé la boutique où le touriste peut se procurer des casquettes militaires dans le style soviétique ou des disques de chants communistes, le visiteur arrive dans l'allée principale du parc. Les statues sont disposées le long de cette allée, autour de trois ronds-points qui correspondent à trois thèmes distincts : l'amitié hungaro-soviétique à la suite de la libération de la Hongrie par l'URSS en 1945, les figures héroïques du communisme et finalement, l'idéologie.

On y trouve de multiples représentations de soldats soviétiques, le monument à Béla Kun qui est une sculpture en bronze d'Imre Varga et probablement le plus beau des monuments présents au Park, la gigantesque statue d'un ouvrier appelant ses camarades aux armes ou un monument à la guerre civile espagnole. L'allée principale, à laquelle le visiteur est constamment contraint de revenir, et qui est censée illustrer la « seule vraie voie du communisme » selon la responsable de la communication du parc, Madàry Orsolya, mène finalement à un mur indépassable.

La Maison de la Terreur

Si le Memento Park s'assume avant tout comme un « monument » selon les mots de son architecte, la Maison de la Terreur a d'abord le titre de musée national. Sa construction fut une des priorités du dernier mandat du Fidesz, parti populiste hongrois de droite, entre 1998 et 2002. Il fut inauguré le 24 février 2002 au 60 avenue Andrássy dans les anciens locaux des Croix-Fléchées, le parti pro-nazi hongrois qui prit le pouvoir en Hongrie en 1944, puis quartier général de la police politique du Parti communiste après 1945. L'objectif déclaré de l'exposition est d'exposer la réalité de la terreur nazie puis communiste en Hongrie.

Le visiteur est invité à se déplacer dans 27 pièces différentes relatant l'histoire de l'oppression politique en Hongrie depuis l'occupation allemande en mars 1944 à l'évacuation des dernières troupes soviétiques en juin 1991. Dans un décor rappelant parfois les maisons hantées des parcs d'attractions, matériaux historiques authentiques et reproductions se confondent car aucune légende ou information ne les explique.

L'exposition commence au deuxième étage et fait progressivement descendre le visiteur dans un dédale de pièces aux ambiances sonores et visuelles contrastées. Parmi celles-ci on peut notamment citer le labyrinthe aux murs de saindoux, illustrant les misères infligées à l'agriculture hongroise par les Soviétiques, ou la pièce obscure dédiée aux victimes des persécutions religieuses, au centre de laquelle est allongée une croix illuminée de 15 mètres de long.

Au premier étage le visiteur est finalement invité à se serrer dans un ascenseur de verre avec 20 autres personnes pour descendre au sous-sol où sont reconstruites les prisons souterraines du 60 rue Andrássy. À l'arrivée, le texte ubuesque présentant les galeries au visiteur précise que « selon les souvenirs de certains, les sous-sols de l'immeuble avaient plusieurs étages. Lorsque l'immeuble fut rénové, aucun signe de ces étages supplémentaires ne fut trouvé. Malgré tout, on ne peut exclure que des cellules supplémentaires aient existé en dessous du souterrain actuel ».

L'importance politique de l'Histoire en Hongrie

Si l'Histoire devient sporadiquement un enjeu politique en Europe occidentale, le débat sur les lois mémorielles en France ou sur les films historiques récents sur la Rafle du Vel’d’Hiv en étant des exemples éclatants, elle est très loin d'occuper une place aussi conséquente qu'en Europe centrale. La Hongrie est plutôt un idéal-type qu'une exception à ce phénomène.

L'historien hongrois Márton Szabo décrit la vie politique de son pays comme une bataille symbolique pour la possession du passé, un combat de métaphore qui se passe de controverses idéologiques concernant les enjeux présents ou futurs. Une arène politique où les acteurs se définissent et définissent les autres par leur positionnement vis-à-vis du XXe siècle. C'est l'interprétation du Traité de Trianon, du régime autoritaire de l’Amiral Horthy, du coup d'État nazi de 1944, de l'invasion soviétique en 1945, de la révolution de 1956, du communisme mou du Premier secrétaire Kádár qui fait couler de l'encre et se délier les langues, et pas l'état du système de santé ou du système éducatif.

L'Histoire donne ainsi également prétexte à des débats étonnants dans la presse, comme lors de l'ouverture d'une exposition sur la mort de Staline en 2003 à l'Open Society Archive de Budapest, qui a provoqué le déchaînement de la presse de droite, accusant la fondation de vouloir rétablir le culte du dictateur. L'utilisation politique de l'Histoire fut sans doute poussée à son comble lors de la commémoration du 50e anniversaire du soulèvement de 1956, durant laquelle le Fidesz entretint cyniquement la confusion entre le combat des Budapestois pour leur liberté sous l'oppression soviétique et des manifestations anti-gouvernementales dans un système démocratique. Ces manifestations aboutirent à de violentes et sanglantes émeutes le 23 octobre 2006.

Si cette bataille des symboles a, selon les dires de l'historien András Mink, perdu de son ampleur ces dix dernières années, elle est loin d'être terminée. Ainsi, le 3 juin 2010, la nouvelle majorité parlementaire de droite a décidé de faire de l'anniversaire de la signature du Traité de Trianon un jour férié de « cohésion nationale ». Et c'est de la faculté d'histoire, dont le corps professoral est également divisé entre deux récits historiques, qu'a émergé le tout nouveau parti d'extrême-droite Jobbik (qui signifie à la fois « les plus à droite » et « les meilleurs ») il y a quelques années.

Selon Szabo, cette importance extraordinaire accordée au champ symbolique de la représentation politique est avant tout un leg de l'autoritarisme, une conséquence de l'absence de tradition démocratique dans ces pays. Il était en sorte plus facile de structurer des identités politiques autour d'un positionnement par rapport au passé qu'autour d'enjeux présents ou futurs.

À cette explication s'ajoute sans doute le statut spécifique de l'histoire du communisme dans ces pays. En France, il est courant de défendre qu'il appartient aux historiens, et non aux hommes politiques, de traiter de l'Histoire. Et si la surenchère politique dans le symbolisme historique est une caractéristique du gouvernement français actuel, les voix qui la dénoncent sont nombreuses et audibles.

Il est bien plus difficile d'argumenter pour la séparation de l'interprétation historique et de la politique en Europe centrale, pour la simple et bonne raison que pour les populations de ces pays, la période communiste n'est pas de l'Histoire mais leur vécu, ou du moins un vécu dont ils héritent directement de leurs parents. De plus, l'occultation ou l'interprétation partisane de l'Histoire des années 1918-1945 par le régime communiste a également conduit à un gel de l'évolution de la conscience historique du fait de l'impossibilité qu'il y a eu d’en débattre jusqu'à la chute du Mur.

Le besoin de structuration de la mémoire collective, par le débat, par la communication intergénérationnelle et par la commémoration, est tel qu'il paraît presque légitime d'en faire un sujet de controverse politique, ou du moins déplacé d'en vouloir réserver le débat aux historiens. Toujours est-il qu'à ce besoin plusieurs réponses sont possibles, et celle qui triomphe actuellement n'est pas forcément la plus plaisante.

En effet, un discours qui flatte le passé flatte également l'orgueil d'une partie des électeurs, et ce discours sera toujours plus vendeur que celui qui encourage à la réflexion et à la responsabilisation. Ainsi, les forces ne sont pas égales dans ce qui devient, de fait, un combat de la mémoire. Le discours le plus bruyant est celui de la droite populiste et de l'extrême-droite (FIDESZ, Jobbik), partisans rugissants d'une histoire simplifiée à outrance qui glorifie le « peuple hongrois » en le victimisant. Leur histoire est celle dans laquelle les malheurs de la Hongrie peuvent être attribués à quelques coupables soigneusement désignés, les communistes, les Juifs, mais jamais les « véritables » Hongrois. Il s'agit surtout de discréditer la gauche actuelle en l'assimilant a ces « ennemis » de la nation.

Quant aux timides partisans d'un débat dépassionné et d'une mémoire apaisée, les socio-démocrates et les libéraux de gauche (MSZP, SZDSZ, LMP), ils ont une position beaucoup plus difficile à tenir. Accusés par leurs opposants de manque de patriotisme et de sympathies cachées pour le régime communiste, ils gardent le silence ou protestent si faiblement qu'ils deviennent inaudibles, laissant le débat devenir progressivement unilatéral. En réalité ils s'avouent déjà vaincus dans un combat qu'ils acceptent à peine de mener.

 

Deux institutions pour des choix mémoriels radicalement opposés

La mise en place de lieux de mémoire dans les pays anciennement communistes est chose courante et fait pleinement partie d'une tendance de politisation du passé. Les autorités politiques ont subventionné et/ou soutenu la création de musées historiques dédiés au sort tragique de leur nation au XXe siècle dans la plupart de ces pays. Ainsi la Maison de la Terreur trouve une certaine équivalence à Prague dans le Musée du Communisme, à Varsovie dans le Musée de l'Insurrection, ou en Lettonie dans le Musée des Occupations. Partout la question du devenir des statues du régime communiste a été posée, le problème ayant été le plus souvent résolu par leur démolition, parfois par leur conservation. Le Grütas Park lituanien ou le Parc des monuments déchus de Moscou sont toutefois des initiatives comparables au Memento Park hongrois.

Ces initiatives reflètent une même nécessité de re-présenter le passé à une époque où se structure la mémoire collective par rapport à cette période. Mais en tenant un discours spécifique sur le passé, ces initiatives participent également à la formation de l'histoire propre racontée par chacune de ces nations. Ces lieux de mémoire fournissent ainsi de précieux renseignements sur la forme particulière que prend cette mémoire collective et, au-delà, sur le récit historique que défendent les partis au pouvoir responsables de leur mise en place. Ainsi, le Memento Park comme la Maison de la Terreur sont porteurs d'un discours bien défini sur le passé, et constituent des choix mémoriels très différents, voire radicalement opposés.

L'esprit du Memento Park ne peut probablement pas être mieux résumé que par les mots de l'architecte lui-même : « Si j'avais fait de ces statues de propagande un parc de contre-propagande, je n'aurais fait que poursuivre la recette, la manière de penser de la dictature dont on a hérité. Ce parc parle de la dictature, et au moment où cela peut être prononcé, écrit, construit, à ce moment-là, ce parc parle de la démocratie. Seule la démocratie peut nous donner la possibilité de réfléchir librement sur la dictature ». Par sa sobriété, par les explications claires et factuelles fournies par le guide, par la libre déambulation du visiteur parmi ces monuments, ce parc responsabilise le visiteur et l'invite à s'imaginer et à comprendre ce que devait être la Hongrie sous le régime communiste. Il s'agit donc d'abord d'un appel à la libre réflexion sur le passé et en cela, d'un véritable monument anti-totalitaire.

Le poème de Gyula Illyés, « Phrase sur la tyrannie », écrit en 1950 mais qui ne sera publié que lors de la révolution de 1956, écrit en grandes lettres sur le portail d'entrée du parc, reflète cette même volonté d'une lecture du passé qui échappe à la schématisation et appelle à la responsabilisation. On y lit : « il n'y a pas seulement tyrannie dans les chambres d'interrogatoires (...) l'esclave lui-même forge les fers qu'il porte, c'est elle qu'en mangeant tu engraisses, pour elle que tu engendres des enfants. Là où il y a tyrannie, chacun est un maillon de la chaîne, elle t'enveloppe de pestilence et toi-même tu es tyrannie ».

Si le Memento Park veut éviter toute démonisation du passé et propose de construire une mémoire sur la réflexion et la compréhension, la Maison de la Terreur se montre comme exutoire face à un passé nécessairement traumatisant. Lors de l'inauguration du musée en 2002, la veille de la « journée nationale des victimes de la dictature communiste », Viktor Orbán, Premier ministre à l'époque et qui est redevenu Premier ministre à l'issue des élections de mai 2010, déclarait ainsi « Nous avons fermé les portes du musée sur l'affreux XXe siècle (...) Ce qui est à l'intérieur appartient au passé et nous allons pouvoir enfin prendre part au futur ».

S'il s'agit d'abord de désengager la société d'un passé teinté de décadence et de déclin, il faut toutefois trouver à ce dernier une raison d'être, et c'est ici qu’entre en scène la vengeance symbolique. Le site du musée comprend une base de données où chacun peut décrire les souffrances qui lui ont été infligées et surtout, désigner celui qui les a infligées. La dernière pièce du musée est couverte des photographies et des noms des responsables, quelques centaines de personnes responsables du malheur d'un peuple. La Maison ne se contente pas de jouer avec les symboles. C'est en effet l'ensemble des textes descriptifs à disposition du visiteur qui falsifient l'Histoire pour démontrer que la Hongrie n'a jamais fait que subir une histoire dictée par les forces étrangères.

Ainsi la première pièce, nommée « Double occupation », donne le ton. Le régime autoritaire et proto-fasciste de l’Amiral Horthy est d'abord décrit comme menant une politique étrangère de « révisionisme territorial pacifique » durant l'entre-deux guerres. On ne mentionne nulle part l'alliance de la Hongrie avec l'Allemagne nazie dans le but de recouvrer ses territoires perdus en 1920. On nous dit que la Hongrie protégeait les Juifs jusqu'au coup d'État nazi de 1944. Les dures lois antisémites promulguées par le Parlement de Budapest dès 1920 ne sont pas évoquées. On nous dit que le coup d'État nazi est uniquement orchestré par les Allemands, contre la volonté des Hongrois. Il n'est pas mentionné que les Croix-Fléchées avaient eu 20% des voix lors de l'élection de 1939. Quant aux « communistes hongrois », ils arrivent en Hongrie « dans les chars soviétiques », ce qui implique que ce sont sinon des Juifs, du moins des traîtres.

Au-delà de cette schématisation de l'histoire hongroise à laquelle le peuple hongrois ne semble étrangement jamais participer, le musée a la particularité de se montrer bien plus clément envers le régime des Croix-Fléchées qu'envers le régime communiste. Deux pièces et demie sur 27 sont dédiées au régime d'extrême-droite, les autres 25 salles sont consacrées à la période communiste, traitée de manière indifférenciée de 1945 à 1989. Et si le régime oppressif de l’Amiral Horthy est pratiquement présenté comme une démocratie parlementaire, il n'y a par contre aucune allusion au fait que le communisme du Premier secrétaire Kádár cessa d'être un régime de terreur après les grandes répressions qui suivirent la révolution de 1956.

Il faut 40 minutes du centre de Budapest pour se rendre au Memento Park et il n'y a guère jamais plus que quelques dizaines de visiteurs à la fois, même en pleine période estivale. Si le nombre de Hongrois visitant le parc ces dernières années s'est accru, celui-ci est toujours majoritairement fréquenté par les touristes selon la directrice de la communication, Madáry Orsolya. La Maison de la Terreur, en plein milieu du centre-ville, ne désemplit pas, et bien qu'il soit difficile d'évaluer quel est le pourcentage de Hongrois qui la fréquentent, ils peuvent en tout cas y accéder facilement.

Le Memento Park ne reçoit pratiquement aucun fond public et peine à se développer ; en réalité le plan initial de l'architecte n'a même pas pu être réalisé, faute de moyens. À l'époque de sa construction aucun parti politique ne voulait soutenir le Memento Park, qui ne condamnait pas le régime communiste de manière assez explicite pour que l'on veuille s'y mêler. La Maison de la Terreur a été élaborée en grande pompe il y a quelques années, à grand renfort de fonds publics. L'institution porte a son entrée une plaque de remerciement à son père spirituel Viktor Orbán, le Président du Fidesz, parti de la droite populiste, et actuel Premier ministre.

Il est difficile de savoir quel est le choix mémoriel que font les Hongrois aujourd'hui et que font et feront surtout les nouvelles générations, celles qui n'ont pas connu le communisme. Si ce ne sont pas deux musées qui vont en décider, ils sont malheureusement révélateurs des forces en présence.

 

Pour aller plus loin

Sur Nouvelle Europe

Sur Internet

À lire

  • István Rév, Retroactive Justice: Prehistory of Post-Communism, Stanford: Stanford University Press, 2005.
  • Peter Apor, Oksana Sarkisova, Past for the Eyes: East European Representations of Communism in Cinema and Museums after 1989, Budapest: Central European University Press, 2008.
  • Márton Szabó, "A rendszerváltozás szemantikája és szimbolikája", in Diszkurzív térben: Tanulmányok a politika nyelvéről és a politikai tudásról [The Semantics and symbolicism of the Regime Change" in In discursive space: Essays on the language of politics and on political knowledge] Budapest: Scientia Humana, 1998.
  • Ákos Elöd, Magyar Épitömüvészet, [Hungarian architecture]  02/1994

Source photo :Almost Out!, (Memento Park, Budapest), par redteam, sur Flickr