La question de l’Union européenne (UE) comme empire est souvent invoquée, et nombreux sont ceux qui s’interrogent sur le fait qu’elle pourrait être une nouvelle forme d’empire. Barroso va jusqu'à faire l'éloge d'une Union impériale ! Est-ce vraiment le meilleur modèle pour penser cet objet politique non identifié ? Réponses dans ce compte-rendu du débat Nouvelle Europe du mois de mai.
Jeudi 5 mai, Nouvelle Europe conviait Pierre Verluise, directeur de recherche à l'Institut de Relations Internationales et Stratégiques, pour en parler. C'est à la Représentation de la Commission européenne à Paris que se déroulait la discussion.
Plusieurs définitions de l’empire existent, mais on retrouve la plupart du temps l’idée d’un ensemble territorial, vaste, dirigé par un pouvoir central soumettant les populations à sa périphérie, imposant une forme d’hégémonie. En dépit de cette version plutôt négative de l’empire, on pourrait opposer une version plus positive. En effet, la forme impériale a en quelque sorte parfois été réhabilitée, notamment en mettant l’accent sur le caractère pluriethnique des empires, sur leur caractère cosmopolite, leur capacité à gérer la diversité.
Pierre Hassner fait immédiatement référence à la dimension romaine de l’héritage impériale de l’Europe. Il commence sa définition en mentionnant le fait que le Saint Empire romain germanique, n’était ni saint, ni romain, ni véritablement un empire. On pourrait donc imaginer que c’est un peu la même chose pour l’Union européenne - c’est un fantôme qui la hante, même si le projet d’intégration européenne se positionne en résistance à d’autres formes d’impérialisme (USA, soviétique etc.)
La forme impériale de l’Union européenne est critique sous trois aspects :
- Unité politique avec autorité centrale : Dans ce cas, la primauté du droit européen peut être évoquée comme un élément d’autorité et d’unité.
- Caractère hétérogène aux frontières floues : L’Union européenne rassemble en effet des groupes différents de tailles variables, sans dynamique démocratique d’opposition frontale.
- Rapport centre/périphérie : On peut en effet considérer le rapport qu’entretient l’UE avec les Balkans ou le continent africain comme étant de type néocolonial.
Finalement, on s’aperçoit globalement qu’à l’intérieur des frontières de l’UE, on loue l’union dans la diversité, et à l’extérieur on critique sa volonté d’influence. D’où la nécessité d’articuler 3 niveaux d’analyses : les élargissements correspondent à une forme d’expansion/assimilation, la politique de voisinage ressemble à l’idée de protectorats, et par ailleurs, il existe une sorte de mission de type universel, presque évangélisatrice, de diffusion d’une certaine norme.
À cette analyse permettant de rapprocher les critères de définition de l’Empire au cas de l’Union européenne, Pierre Verluise répond sans équivoque que l’UE n’est pas un empire dans le sens où elle ne se donne pas les moyens de la puissance. Deux temps de réflexion sont nécessaires selon lui, tout d’abord une réflexion autour du concept d’empire, puis une réflexion géopolitique.
L’UE et le concept d’empire
Si l’on reprend la définition du terme « empire » du dictionnaire de géopolitique de Pascal Gauchon, on s’aperçoit globalement que l’Union européenne respecte très peu les caractéristiques de la forme impériale.
1. Un empire naît généralement de la conquête
Ce premier point ne correspond naturellement pas au cas de l’intégration européenne. Née sur les décombres de la deuxième guerre mondiale, l’UE est avant tout un projet pacifique, de marché commun, dans un contexte de guerre froide. La présence à l’Est d’une menace a un effet fédérateur, rassembleur. Ce pacifisme originel comporte des forces et des faiblesses.
Pour les jeunes, la paix est une donnée naturelle qui ne nécessite pas de sacrifice particulier. Pour d’autres, cet argument a toujours du sens. Quoiqu’il en soit, l’UE s’est élargie de manière pacifique, notamment parce qu’elle exerçait une forme d’attractivité.
2. Un empire est généralement une structure de vaste taille : ensemble du monde considéré comme civilisé, contre monde barbare
La superficie de l’UE est une donnée très méconnue. Aujourd’hui, il s’agit de 4,3 millions de km² c'est-à-dire une surface inférieure à celle de la Russie, du Canada et des États-Unis.
Plus personne ne parle ouvertement des barbares, qui fait penser au thème de l’Europe forteresse. C’est une formule séduisante, mais si l’on regarde le solde migratoire de l’UE, on s’aperçoit qu’il est régulièrement positif, correspondant à environ 2 millions d’habitants par an. La forteresse a donc quelques trous…
3. Un empire réunit des peuples différents sous une autorité unique
Dans le cas de l’UE, on ne peut pas parler d’autorité unique. Il n’y a pas de famille régnante. Ce qui pose la question de la démocratie. Être membre de l’UE c’est être un État de droit démocratique, fonctionnant dans le cadre d’une économie de marché. Mais si on regarde aujourd’hui le cas de la Hongrie, on s’aperçoit clairement que la capacité de contrainte de l’UE en interne sur les questions fondamentales comme celles de la démocratie est assez faible. C’est un peu la même chose pour le concept de citoyenneté européenne : le Traité de Maastricht l’a institué, mais il faut désormais le faire vivre. Depuis 1979, la participation aux élections européennes n’a cessé de décroître, malgré une forte augmentation des pouvoirs du Parlement européen.
Il existe donc des contradictions permanentes qui sapent la forme impériale de l’UE. Les États membres, qui construisent l’UE, qui la produisent, sont eux même porteurs des contradictions qui l’affaiblissent. Il existe en effet une contradiction entre le désir de puissance et les calculs que les États effectuent entre ce qu’ils mettent sur la table en terme de souveraineté avec quelle intention, et ce qu’il souhaitent gagner.
L’UE se donne-t-elle les moyens de la puissance ?
La puissance est un concept évolutif, mais ce qui compte plus que tout n’est pas la puissance passée ou présente, mais bien celle de demain... On peut globalement la définir comme la capacité d’imposer à autrui sa volonté, que ce soit de manière ferme ou par la séduction. L’UE est née de la guerre dans une perspective de paix, donc ce n’est pas dans son code génétique d’aspirer à la puissance par la voie des armes. Peu nombreux sont ceux qui s’intéressent réellement à la puissance européenne. En France on dit souvent qu’il faut choisir entre Europe marché et Europe puissance. Hervé de charrette a inventé cette idée de l’ « Europe puissance ». Mais cette notion a été très peu investie.
À l’École de guerre, on a attendu 2003 pour faire un séminaire sur la géopolitique de l’UE.
Si l’on regarde maintenant les moyens de puissance dont dispose l’UE, on s’aperçoit qu’il n’y a que deux véritables puissances militaires en son sein, le Royaume-Uni et la France. 21 des 27 sont membres de l’OTAN. L’UE serait alors un empire qui remet à d’autres la charge de le défendre, qui achète ses armes aux États-Unis, et qui est finalement incapable d’assurer sa défense de manière autonome.
L’UE a été capable d’étendre ses normes, notamment à travers sa politique commerciale. Pourtant il est difficile d’être totalement certain que l’UE est une puissance commerciale, même si c’est un élément qui est souvent répété. La grande majorité (70%) des échanges commerciaux se font dans le cadre intra-communautaire, et seule l’Allemagne est excédentaire par rapport au reste du monde. L’empire normatif est probablement passé.
Les élargissements de 2004 et 2007 sont de ce point de vue un sujet tabou. Au moment de l’élargissement on était dans un bain d’information relativement malhonnête qui consistait à dire que rien ne changerait avec l’élargissement. Sous l’angle économique puis démographique, cela a pourtant changé. Les pays étaient tous plus pauvres que la moyenne des 15. On a perdu 11 points de PIB par habitant. De plus, ils étaient tous moins compétitifs que les anciens.
Il est difficile d’ailleurs de savoir si oui ou non les marchés prennent en compte le fait que des États moins compétitifs entreront à terme dans la zone euro.
Certes, ces pays ont progressé, notamment grâce à l’aide des fonds structurels, mais le chemin n’est pas fini.
Au-delà des aspects économiques, la démographie est un autre point clef. L’UE est en train de devenir une maison de retraite. Avant les élargissements, il y avait déjà des difficultés démographiques, liées à la baisse de la fécondité des années 1970, mais ces derniers ont aggravé le problème. Seule la France fait exception.
Au problème de la diminution de la population est logiquement couplé avec celui de son vieillissement : sur les 25 pays du monde avec la population la plus vieille, 18 sont membres de l’UE. L’UE représente 7,5% de la population mondiale, en 2050 ce chiffre devrait passer à 5%. Imposer nos normes dans ces conditions relève de la douce illusion.
Le rapport Castex de 2008 est clair sur ce sujet, mais la crise financière qui a frappé l’Europe a eu des impacts budgétaires impropres à permettre aux États de mener une politique dans ce sens.
Dans le même temps, les pays entrés en 2004 et 2007 n’ont pas envie de jouer le jeu, ils considèrent que les aides fournies par l’UE sont dues en raison d’une responsabilité historique de l’Europe de l’Ouest à leur égard.
La conclusion de cette analyse est donc clairement que l’UE n’est pas un empire, qu’elle n’aspire pas à la puissance et que nous pouvons le regretter, car il paraiî légitime qu’un État habité par des humains aspire à la puissance.
Mais s’il y avait un impérialisme sans empire ?
Certes, si l’on se limite à comparer les caractéristiques type d’un empire avec l’UE, on peut conclure que l’UE n’en est pas un. Cependant, cela ne résout pas totalement la question, dans la mesure où on peut imaginer découpler la nature de l’UE de son action. En effet, sous de multiples aspects, on peut affirmer que l’UE tend à être impérialiste, même sans être un empire. Citons par exemple l’extension territoriale, la forme interne de la puissance, la diffusion d’un mode de vivre ensemble.
L’Union européenne serait ainsi peut-être un proto-empire, un empire malgré elle.
Une question de volonté
Sur ce point, Pierre Verluise oppose tout de suite la question de volonté. Selon lui, l’Union européenne n’est pas prête à assumer les coûts liés à l’exercice de la puissance. Par exemple, l’idée de mourir pour l’UE n’est pas du tout tenable. Dans le même temps, la capacité à être une puissance fait aussi défaut. La question démographique est importante, mais les capacités en recherche et développement sont cruciales dans le monde actuel. Sur ce point, même si l’UE a décidé en 2000 de devenir en 10 ans l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d'ici à 2010, les résultats ne sont pas tout à fait là.
De plus, des problèmes internes demeurent, telle que la corruption, qui concerne inégalement les États membres mais qui continue à avoir des conséquences néfastes sur l’intégration européenne. L’UE est un objet politique non identifié, ce qui ne pose pas de problème en soi. En revanche, le processus historique est problématique, car la construction européenne s’est faite en contournant volontairement le débat de sa nature politique. Mais cette situation n’est pas durable.
Pour aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
- Dossier d'avril 2011 : L'Union européenne : l'empire sans la force ?