Bruxelles, Kiev, Moscou : quelles leçons de la dernière crise gazière ?

Par Philippe Perchoc | 17 février 2009

Pour citer cet article : Philippe Perchoc, “Bruxelles, Kiev, Moscou : quelles leçons de la dernière crise gazière ?”, Nouvelle Europe [en ligne], Mardi 17 février 2009, http://www.nouvelle-europe.eu/node/601, consulté le 26 mars 2023

for_how_long_gas_putine_small.jpgComme 2006,  2007 en Biélorussie, l’année 2008 s’est terminée par un tour dans le robinet de Gazprom vers l’Europe. Il semble pourtant que ni l’Ukraine, ni l’Europe, ni même la Russie n’aient tiré les leçons des précédentes crises. Pourquoi ?

Comme le souligne Mykola Riabchuk dans un article publié sur Eurozine, la querelle ukraino-russe sur le gaz ressemble de plus en plus à une dispute perpétuellement recommencée dans un vieux komunalka, ces appartements collectifs soviétiques. La femme ukrainienne, divorcée, serait obligée de vivre avec son ex-mari russe parce qu'elle n'a nulle part ailleurs où aller et ce dernier en profiterait pour lui faire payer leur séparation. L'image, typiquement post-soviétique, a du sens.

Moscou, Kiev et Bruxelles dans une valse-hésitation

En effet, ce que les médias français n'ont pas souvent noté, c'est que les torts étaient largement partagés, pas seulement entre Kiev et Moscou, mais aussi entre des capitales européennes incapables de faire front commun.

Il est certain que la décision russe est à inscrire dans la chronologie des coupures de 2006 et 2007, mais aussi de la sortie du traité sur les Forces conventionnelles en Europe en 2008 ainsi que la guerre entre la Géorgie et la Russie.
La Russie a continué la série en montrant à l'Ukraine, et à toute l'Europe, que Moscou entendait ne pas transiger sur ses intérêts. Certains analystes, comme Andrew Wilson, ont d'ailleurs souligné que la guerre du gaz - couplée aux pressions de Moscou sur la Crimée - étaient les meilleurs instruments de pression russe pour jouer sur la division des Européens et la division des Ukrainiens eux-mêmes.
Le simple fait que les crises aient eu lieu fin 2006 et début 2009, deux années électorales en Ukraine est suffisant pour montrer l'étendue des moyens d'action russes.
Néanmoins, si le conflit s'inscrit dans une série, on ne peut pas dire qu'il soit nouveau, ni par sa forme, ni par ses résultats. Par ailleurs, les exagérations de Moscou sont légions : les Ukrainiens se sont probablement servi au passage du gaz vers l'Europe mais pas autant que l'a prétendu le Kremlin, ce n'est pas la moitié de la population ukrainienne qui serait ethniquement russe, mais seulement 17% ... On constate que les manipulations chiffrées font partie intégrante du processus de crise, comme toujours.

Ce qui est plus inquiétant, c'est que depuis la Révolution orange en 2004, rien n'ait changé à Kiev. Le Président Ioutchenko navigue à vue pour rester au pouvoir sans mener de stratégie cohérente vis-à-vis de son grand voisin, le front orange reste durablement divisé entre Ioutchenko le Président et Timochenko le Premier ministre, mais aussi entre industriels participants au système opaque de redistribution des revenus du gaz et partisans de la transparence. Enfin, Kiev reste prisonnière de pratiques d'un autre âge : les accords qu'elle négocie crise après crise avec le grand voisin russe ne sont jamais portés à la Cour de Justice internationale et restent largement opaques, portant en eux les germes de la crise suivante.
Ce que Wilson appelle le « désordre byzantin de la politique ukrainienne » n'est pas sans décourager les observateurs d'y comprendre quelque chose. Néanmoins, il est clair que RusUkrEnergo y joue un rôle central. La compagnie, enregistrée en Suisse, et propriété de Gazprom à 50% et d'oligarques ukrainiens pour l'autre moitié est devenue une énorme pompe à dollars pour financer la politique des deux pays. En Ukraine, la compagnie aurait les moyens de faire pression à la fois sur le parti du Président Ioutchenko, mais aussi sur celui de son opposant pro-russe Ianoukovitch. En Russie, la compagnie permet de financer des réseaux opaques sans qu'il soit possible de les identifier avec précision.
L'accord de janvier, largement négocié sous l'autorité de Berlin, n'a pas fondamentalement changé la donne. Certes les prix seront calculés de manière plus transparente selon les méthodes européennes et les mécanismes d'ajustement seront plus clairs, mais le contrat final reste très opaque, et l'attribution de 25% du marché intérieur ukrainien à un intermédiaire de Gazprom ouvre de nouvelles perspectives de pressions et de corruption « mutuellement profitable ».

Quelles solutions européennes ?

Les solutions à ces crises à répétition sont avant tout à Bruxelles : il est possible de les atténuer tout en respectant les souverainetés russe et ukrainienne.
Comment agir ? Principalement en faisant ce que l'Europe a toujours fait : faire de son marché une force. La création d'un véritable marché unique du gaz - comme c'est le cas pour le pétrole - permettrait de réduire considérablement les difficultés de la dépendance au gaz russe.

Tout d'abord, cette dernière est à relativiser : le gaz russe ne compte, selon un rapport du European Council on Foreign Relations, que pour 6.5% de la consommation totale d'énergie en Europe. Par ailleurs, la dépendance européenne s'est amoindrie en 20 ans, passant de 80% de gaz soviétique dans les importations européennes à moins de 40 %. Il est aussi à noter que 80% des nouvelles importations se sont faites au bénéfice d'importateurs autres que la Russie.

Néanmoins, la Russie reste un partenaire central et l'Union européenne doit se garder de coupures durables dans son approvisionnement. Pour cela, la solution du marché reste la plus efficace : elle permet une véritable solidarité entre les États (puisqu'on ne peut pas couper le gaz à un seul État membre), elle rend ces derniers moins vulnérables aux pressions bilatérales et enfin, elle permet d'assurer une meilleure sécurité d'approvisionnement de l'UE.
Les moyens en sont connus : mise en œuvre de la seconde et de la troisième directive (paquet énergie-climat) sur le marché intérieur des énergies, la création de stocks stratégiques, l'appuis à la création d'un véritable réseau transeuropéen du gaz et de l'électricité, avancée de la réflexion et des travaux de Nabucco (le projet de gazoduc alternatif).
Ainsi l'Europe, en fluidifiant son marché, s'assurerait une solidarité de fait entre ses membres, en reprenant l'idée des Pères fondateurs. Elle devra aussi continuer les pistes qu'elle a commencé à explorer, dont les deux principales sont les économies d'énergie et les énergies renouvelables.

Le verrou de la mise en place de cette réponse européenne est aujourd'hui à Berlin : le gouvernement de coalition est divisé entre le SPD tenant d'une Realpolitik inaugurée par Schröder visant à jouer cavalier seul avec Moscou et la CDU de la chancelière Merkel plus adepte d'une véritable politique européenne. Bien entendu, les « champions nationaux », faisant pression sur leurs gouvernements respectifs et sur l'Europe, sont aussi parties de l'équation.

Comme le soulignait Timothy Garton Ash, « il n'y aura pas de politique étrangère européenne tant qu'il n'y a pas de politique russe de l'Europe ». Paradoxalement, la mise en place de cette dernière passe avant tout par une réforme de son marché intérieur, pour dégager des marges de manœuvre face à Kiev et Moscou, mais aussi pour créer mécaniquement de la cohérence continentale. Imaginées il y a cinquante ans, il semble que les recettes des fondateurs de l'Europe soient toujours les bonnes.

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