La Yougoslavie éclatée, les morceaux épars sont durs à ressouder, et ces fêlures se retrouvent à l’intérieur même des États qui en sont issus. Brčko, ville frontalière, îlot dérivant sur la carte de la Bosnie-Herzégovine, est une des illustrations des murs qui, de manière plus ou moins formelle, s’érigent à l’issue des conflits armés.
La guerre et la naissance du corridor de Brčko
Dans la Yougoslavie communiste, Brčko est une ville de la République fédérée de Bosnie-Herzégovine, située sur la rive droite de la Save. De l’autre côté de la rivière : la République fédérée de Croatie. Nous avons donc une ville qui est déjà frontalière.
La région de Brčko a longtemps été une zone peuplée surtout par les Bosniaques et les Croates (respectivement 44% et 26% au recensement de 1991) mais aussi de Serbes (20%).
Dès après la déclaration d’indépendance de la Bosnie-Herzégovine en 1992, la guerre qui éclate voit la ville devenir le théâtre d’atrocités lors de la conquête par l’armée serbe. La violence du siège mené par Radovan Karadžić pousse les populations bosniaque et croate sur les routes de l’exil, alors que les Serbes s’emparent de cette zone stratégique, qui est rapidement repeuplée à l’avantage du nouvel occupant : 27 000 réfugiés serbes sont relogés à Brčko, compensant les départs des populations expulsées.
La conquête de Brčko est en effet un choix tactique important durant le conflit bosnien, puisque le « corridor » alors installé permet aux Serbes de relier leurs places fortes orientales et occidentales en Bosnie-Herzégovine. De plus, le contrôle du corridor permet d’empêcher la circulation des Bosniens et surtout des Croates vers la Croatie et entre les territoires qu’ils détiennent.
Les négociations inabouties sur le statut de Brčko
À l’issue des accords de Dayton en 1995, la naissance des nouvelles frontières sud-slaves est entérinée. La Bosnie-Herzégovine est séparée entre Republika Srpska et Fédération croato-musulmane, selon un tracé sinueux qui suit tant bien que mal les frontières des peuples du pays, distinguant d’une part les zones à forte proportion serbe et d’autre part les régions peuplées principalement de Bosniaques et de Croates.
Cependant il est impossible de trouver un accord entre les deux parties sur la région de Brčko.
Le corridor que les Serbes avaient réussi à percer dans cette zone où ils n’étaient pas majoritaires demeure encore le seul moyen de relier les deux pôles de la Republika Srpska entre eux. Cependant les dirigeants de la Fédération croato-musulmane récusent alors le droit des Serbes à conserver le corridor.
À l’issue des accords de Dayton, le corridor devait échoir à la Fédération, laissant un droit de passage au Serbes transitant notamment entre les deux portions de la Republika Srpska. On constate d’ailleurs dans l’immédiat après-Dayton un important afflux de Serbes depuis les régions bosniennes qui sont officiellement passées sous le contrôle de la Fédération croato-musulmane. Laurence Robin-Hunter explique cette migration par le fait que l’urbanisme de Brčko a été relativement épargné des destructions de la guerre, ce qui a laissé des réserves immobilières non négligeables pour les Serbes dont les maisons avaient été détruites dans d’autres régions, faisant de la cité un « Eldorado serbe » selon les mots de l’auteur.
Les problèmes se posent de manière évidente dans cette zone lors des élections, qui sont largement frauduleuses du fait des incertitudes concernant les habitants réels de la municipalité. Le lot de réfugiés et d’habitants au contraire enfuis permet de truquer aisément les scrutins, ce qui aboutit à un blocage de la vie politique de Brčko.
De manière encore plus pratique, les dirigeants serbes du corridor ont tenté de conforter leur position pour conserver le territoire au sein de la Republika Sprska. Ainsi, les forces de police ont été chargées de bloquer le trafic des bosniens qui ne possédaient pas de plaque d’immatriculation serbe. Si ces frontières parviennent à être passées, le retour des habitants croates et bosniaques de Brčko qui avaient quitté les lieux durant la guerre est entravé par une disposition légale qui a confisqué les logements vacants au profit des réfugiés serbes. Cette mesure, qui n’a rien d’exceptionnel en ex-Yougoslavie, puisqu’en Croatie également les logements abandonnés avaient été réquisitionnés par l’État pour y loger les réfugiés croates, a été un obstacle majeur, d’autant que les exilés de retour ont souvent eu droit à un accueil violent de la part des nouveaux habitants de la ville.
Autre signe d’appropriation du territoire et d’intimidation à l’attention des anciens occupants, les autorités serbes procèdent à une « serbisation » de la région : les noms de rues reprennent ceux des héros nationaux serbes, les édifices religieux musulmans sont détruits et toute la signalisation se fait en cyrillique. Ce marquage identitaire du territoire, s’il est courant durant les conflits, est ici d’autant plus un enjeu que la région de Brčko est serbe depuis très peu de temps. Il s’agit donc d’asseoir la nouvelle identité de la ville par la création de signes visibles à tous, pour gommer les cultures majoritaires du passé.
Face à ces provocations, les Bosniaques et Croates ne s’avouent pas vaincus. Ils parviennent à bloquer les élections locales qui auraient entérinés l’appropriation de Brčko par les Serbes, en 1997. D’autre part, les communautés de la Fédération entreprennent d’organiser le retour de leurs populations en faisant jouer la clause de retour des réfugiés prévue par les accords de Dayton. Cependant, ce retour connaît des difficultés et jusqu’au début de l’année 1999, aucune famille bosniaque ou croate ne parvient à s’installer à l’intérieur de la ville, où la mainmise serbe est absolue, et les retournés demeurent à l’extérieur des murs de la ville.
En 1999, les citoyens de la Fédération représentent 11% des habitants du district de Brčko, contre 67% en 1991. L’ampleur de la reconquête par les exilés est donc très limitée, malgré le volontarisme des dirigeants locaux croates et bosniaques.
L’arbitrage international et la naissance du district
En 1997, le constat de l’incapacité des acteurs bosniens à s’entendre sur l’avenir de Brčko pousse la communauté internationale à s’en mêler. En mars 1999, le Tribunal pour Brčko décide donc de ne donner ce territoire à aucune des entités constitutives de la Bosnie-Herzégovine : c’est la naissance d’une troisième entité officieuse dans ce pays déjà largement divisé.
Le district de Brčko constitue désormais un territoire quadruplement frontalier (cf. carte) :
- Entre la Croatie et la Bosnie-Herzégovine ;
- Entre la Serbie et la Bosnie-Herzégovine ;
- Entre les zones occidentale et orientale de la Republika Srpska ;
- Entre la Fédération de Bosnie-Herzégovine et ses deux enclaves au nord.
À l’heure actuelle, le district de Brčko fonctionne sous la double tutelle de la Fédération de Bosnie-Herzégovine et de la Republika Srpska. Il n’est donc pas une entité à part entière, car non autonome, mais une zone neutre, où les décisions politiques doivent se faire à l’aide d’un consensus entre les deux composantes du pays.
Pour ne pas accentuer l’aspect d’enclave institutionnalisée, les autorités internationales ont veillé à ce que le district ne se dote pas d’une citoyenneté autonome, comme c’est le cas pour les entités constitutives de la Bosnie-Herzégovine. Dans le district, les habitants qui sont donc citoyens de Republika Srpska ou de la Fédération le demeurent.
Au quotidien, la région est gouvernée à la fois par le Maire de la ville et par un superviseur mandaté par l’ONU, ce qui en fait un mini-protectorat international. En tant que tel, le corridor possède la spécificité de devoir satisfaire le plus possible chaque communauté. De ce fait, les signalisations et services administratifs fonctionnent dans les trois langues : bosnien, serbe et croate et les alphabets latin et cyrillique sont utilisés de la même manière.
Brčko est donc devenu un îlot aux frontières informelles dans le puzzle bosnien. Ilot de neutralité, la zone est démilitarisée pour prévenir toute renaissance de tensions entre les différentes communautés présentes. Comme si le district était placé sous une cloche de verre, ses citoyens sont exemptés du service militaire selon les statuts édictés en 1999. Cela témoigne du fait que presque quinze ans après la fin du conflit en Bosnie-Herzégovine, cette région reste sous haute surveillance pour ne pas devenir le lieu de cristallisation des différentes tensions non encore résolues au sein de ce pays.
Il s’agit donc bien de geler la situation en créant des murs, certes non matérialisés, mais présents dans le fonctionnement institutionnel aussi bien que dans les esprits de habitants et des voisins.
Pour aller plus loin :
Ailleurs sur Internet
- ROBIN-HUNTER Laurence, "Brčko, un microcosme de la Bosnie ?", Balkanologie, Vol. V, n° 1-2, 2001
- Statuts du district de Brčko