
Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Turkménistan - les pays d'Asie centrale. Cette appelation, analoguement de celle des PECOs (Pays d'Europe centrale et orientale), peut sous-entendre un certain niveau d'homogénéité. Peut-on adopter une approche homogène aux pays d'Asie centrale ? Cette question sera posée à travers l'étude de la politique étrangère de deux acteurs clés vis-à-vis de ces pays - celle de la Turquie (la majorité des pays étant turcophones) et de l'Union européenne. Nous avons jugé utile d'avoir sur ces questions l'avis de M. Bayram Balcı, chercheur au CERI et ancien directeur de l'Institut Français d'Études sur l'Asie Centrale (IFEAC) à Tachkent.
Commençons par la politique étrangère de la Turquie. Depuis quand la Turquie a-t-elle une politique vis-à-vis des pays d'Asie centrale ?
La Turquie a une politique en Asie centrale depuis 20 ans. Depuis 20 ans seulement parce qu'elle ne l'avait pas avant la chute de l'Union soviétique des Républiques indépendantes turcophones. Quand la question s'est posée en 1991, la Turquie était le premier des pays à reconnaître ces républiques indépendantes. Avant cette date, la Turquie ne pouvait avoir de relations avec ces pays qui faisaient partie de l'URSS. Toutefois, dans certains milieux politiques et culturels, il y avait un certain intérêt, une passion pour ces pays qui représentaient dans l'imaginaire collectif turc, la patrie d'origine des Turcs.
Y a-t-il des évolutions dans l'approche turque envers ces pays ? Y a-t-il une politique étrangère plutôt adaptée à chaque pays ou s'agit-il d'un bloc cohérent ?
Pendant la 1e phase des relations, entre 1991 et 1995, la Turquie a une politique très romantique, presque euphorique. Mais cette euphorie est partagée des deux côtés. Du côté des nouvelles républiques indépendantes, il y avait la nécessite d'avoir une reconnaissance internationale que la Turquie pouvait les aider à obtenir. Du côté turc, on espérait créer une nouvelle sphère d'influence en développant une politique particulière avec ces États dont les populations ont nombre de points communs avec les Turcs d'Anatolie.
Mais assez rapidement, il y a une prise de conscience, du côté turc, que la Tuquie n'a pas vraiment les moyens nécessaires à la réalisation de ses ambitions en Asie centrale. Quant aux Républiques centrasiatiques, elles se rendent compte qu'elles ne sont pas obligées de passer par la Turquie pour négocier avec les grandes puissances (Union européenne, États-Unis) et faire leur entrée sur la scène internationale.
Ce moment de déception a entamé un retour au réalisme.
Revenons maintenant à cet aspect d'homogéneité...
L'approche turque varie en fonction du pays, du contexte politique ciblé, elle est adaptée à chaque pays.
Actuellement la politique turque varie en fonction de chaque République dans la mesure où chaque pays a eu une évolution et une trajectoire spécifique. Par exemple l'Azerbaïdjan (qui peut être inclus dans l'Asie centrale par la similarité des problématiques culturelles et autres) a des relations excellentes avec la Turquie parce que les deux pays sont proches linguistiquement et politiquement.
En revanche avec l'Ouzbékistan, c'est plus compliqué à cause de la spécificité du régime ouzbek qui est particulièrement réticent à toute influence étrangère. Avec le Kazakhstan, les relations économiques sont excellentes et des liens forts se tissent à travers les universités turques ouvertes dans le pays. Idem avec le Turkménistan, dont le régime, pourtant fermé et entretenant peu de relations suivies avec l'étranger, a d'excellentes relations avec la Turquie dont il favorise les investissements dans le pays dans divers domaines mais principalement celui de la construction.
La majorité des pays est turcophone. Quelle est la place de l'ethnicité dans la conception de la politique étrangère turque envers ces pays ?
Ces États sont pour des raisons culturelles, linguistiques, historiques et identitaires proches de la Turquie même si le degré de proximité peut varier sensiblement selon le pays. Pourtant, ce n'est pas l'aspect éthnique qui constitue le moteur de cette coopération entre la Turquie et les Républiques turciques, du moins ça ne l'est plus. Parmi les pays d'Asie centrale, quatre sont les républiques de langue turcophone - Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Turkménistan.
L'ethnicité ne permet pas d'expliquer pourquoi les relations entre la Turquie et l'Ouzbékistan sont très complexes, même conflictuelles, tandis qu'avec le Tadjikistan, qui appartient à la sphère culturelle irano-persane, l'accord politique est atteint plus facilement. On pourrait dire que le Tadjikistan a le même degré de proximité avec la Turquie qu'avec l'Iran.
Pour cela, quand la Turquie s'intéresse à la région elle inclut aussi le Tadjikistan et les républiques caucasiennes qui ne sont pas turciques, ni historiquement ni linguistiquement. Pour des intérêts économiques la Turquie sort de l'identité ethnique dans sa politique étrangère.
Actuellement la politique extérieure turque dans cette région est dans une phase réaliste, comment caractériser cette politique réaliste ?
Depuis quelques années, le nouveau gouvernement en Turquie donne l'impression de s'investir un peu moins en Asie centrale. Il est vrai qu'il met l'accent sur l'Europe. C'est un choix mais il faut dire que n'importe lequel des gouvernements aurait eu la même attitude parce qu'il était devenu évident que la politique turque devait limiter ses ambitions en Asie centrale.
La politique turque est assez structurée et équilibrée dans plusieurs domaines. Au niveau politique, l'Organisation des États turcophones a été créée. Malgré certains défauts de structure, il y a un Sommet de la Turcophonie (analogue aux Sommets de la Francophonie) organisé tous les deux ans. C'est un moyen de dialoguer regulièrement, de rapprocher les États. Malgré son importance symbolique, son action effective est bloquée par la réticence de certains États à toute forme d'organisation multilatérale (par exemple l'Ouzbékistan préfère les relations bilatérales au détriment des engagements dans des structures multilatérales).
Au niveau culturel, outre le ministère de la culture, agit une organisation semi-publique, semi-privée : Turksoy. Son objectif est de promouvoir les éléments communs, encourager des publications et des conférences. Il y a une politique d'accueil des étudiants très développée entre les universités turques et celles du Kazakhstan, du Kirghizistan, Tadjikistan et du Turkménistan. Des centres culturels et les écoles turques, souvent privées, sont ouverts dans tous les pays d'Asie centrale, à l'exception notable de l'Ouzbékistan qui limite ses relations avec la Turquie.
Outre les acteurs étatiques turcs, qui d'autre agit dans ces pays et dans quels domaines ?
Par exemple dans le domaine économique c'est davantage le secteur privé qui est actif. Les entreprises turques s'impliquent dans la construction, les travaux de rénovation, le petit commerce. Leur présence est marquante dans les pays économiquement dynamiques comme le Kazakhstan.
Des autres acteurs non étatiques sont des fondations privées, à caractère parfois politique, parfois idéologique ou bien religieux. Surtout des organisations à caractère national et religieux réussissent à s'implanter pour développer une coopération éducative, religieuse, mais aussi commerciale. Le mouvement de Fethullah Gülen - mouvement connu partout dans le monde - agit dans ces pays à travers des fondations privées, des écoles et entreprises. Au Kirghizistan, au Kazakhstan et au Turkménistan le mouvement a même fondé des universités privées.
Au départ, il y a 10 ans, il y avait des relations parfois conflictuelles entre l'État turc et ces organismes. Suite à une prise de conscience des deux côtés, l'État turc a compris que les organisations privées pouvaient l'aider à s'implanter là où il n'en a pas les moyens. Par ailleurs, le patronage de l'État permet aux organisations privées d'avoir un soutien et une caution que les pays d'accueil recherchent dans leur rapport avec les organisations non étatiques.
Il est intéressant de comparer ce mariage de raison entre l'État turc et les organismes privés avec la France et ses rapports aux organismes religieux, par exemple les Jésuites, dans certains pays d'Afrique ou du Moyen-Orient à l'époque coloniale. Les écoles jésuites formaient des élites en Syrie, au Maghreb... On y trouve la même attitude - la France dans cette époque anticléricale où elle était foncièrement hostile aux organisations religieuses à l'intérieur du pays, elle a bien coopéré avec eux à l'étranger, dans les pays où elle avait besoin de renforcer son influence culturelle. On assiste au même phénomène dans la Turquie séculière : les relations conflictuelles entre l'État et les mouvances religieuses dans le pays n'empêchent pas la coopération à l'étranger.
En Asie centrale, les universités de Fethullahci formeront-elles de nouvelles élites ?
Oui, cela commence déjà, mais la question est complexe parce qu'on ne sait pas si ce seront de nouvelles élites ou bien des contre-élites, si ces élites vont faire continuer les régimes précédents ou les aider à se réformer doucement mais en profondeur.
Pour l'instant, j'ai le sentiment que dans tous les pays où ces écoles s'implantent, ceci ne se fait jamais contre le régime en place, elles renforcent plutôt le système et le légitiment. Il y a plutôt une bonne intégration des élites dans ces régimes-là. D'ailleurs en Turquie non plus elles ne sont pas hostiles au système en place, c'est l'État qui se méfie d'elles, mais se veulent solidaires de l'État tel qu'il existe.
Une zone de libre échange entre la Turquie et ces pays est-elle envisageable ?
Les relations ne sont pas aussi fortes et approfondies. Le Kazakhstan a une zone de libre échange avec l'Ukraine, la Biélorussie et la Russie. Mais pour les pays d'Asie centrale, il y a déjà un problème de coopération entre eux. De plus l'Ouzbékistan bloque toute initiative de ce genre. Il y a des intentions affichées mais sans suites remarquables. Inclure la Turquie dans tout ça serait beaucoup trop complexe. La question n'est pas à l'ordre du jour.
Quelle serait la singification de l'adhésion turque à l'Union européenne pour ces États ?
Au niveau de l'application concrète, il faut voir le moment venu, il est difficile de l'anticiper. Ce qu'il est déjà possible de voir est l'impact qu'a eu la candidature de la Turquie sur les relations entre elle et ces pays. Le statut privillégié dont bénéficie déjà la Turquie a joué un rôle positif dans la constitution des relations avec les pays d'Asie centrale pour lesquels la Turquie devient encore plus attractive. Plus les relations entre l'UE et la Turquie s'approfondissent, plus la Turquie devient un partenaire important et stratégique.
Je ne pense pas que la Turquie puisse considérer ses bonnes relations avec l'Asie centrale comme une alternative à l'UE. Je vois plutôt une certaine complémentarité. Les bonnes relations de la Turquie avec les États d'Asie centrale la renforcent dans ses négociations avec l'UE, de même qu'une Turquie en excellents termes avec l'UE la rend plus crédible et attrayante en Asie Centrale.
J'insiste sur ce point, sur l'idée de complémentarité, voire de pont ou de passerelle que la Turquie représente entre l'UE et les pays d'Asie centrale.
Biographie de Bayram BALCI : Ingénieur de recherche 1ère classe au CNRS, directeur de l'Institut Français d'Etudes sur l'Asie Centrale, IFEAC, de 2006 à 2010, ses recherches portent sur le renouveau de l'islam dans le Caucase et en Asie centrale post soviétiques. Il est l'auteur des Missionnaires de l'islam en Asie centrale, les écoles turques de Fethullah Gûlen. Il a également dirigé un ouvrage intitulé Religion et politique dans le Caucase post soviétique.
Pour aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
- Serap Atan : pour les entreprises turques, pas d’alternative à l’adhésion à l’UE
- Des négociations sans précédent : la Turquie et l'UE
- What is left of Turkey's enthusiasm about the EU ?
- Un futur à bâtir. Mieux à 47 : l'Europe à 47 peut-elle encore être politique ?
Source photo : Bayram Balci "Photo prise au grand bazard de Achkhabad au Turkménistan en novembre 2008"
Source carte : Bayram Balci