
Après huit ans dans l'opposition, la nouvelle majorité de droite en Hongrie élue le 23 avril 2010 n'a pas tardé pour reprendre le vieux cheval de bataille des populations magyarophones de l'étranger. L'amendement à la loi sur la citoyenneté adoptée le mercredi 26 mai facilite l'acquisition de la nationalité hongroise par ces minorités.
Une loi aux effets diplomatiques néfastes
Promesse de campagne du Fidesz, le parti de centre droit hongrois détenant depuis fin avril une majorité écrasante au Parlement de Budapest, l'amendement à la loi sur la citoyenneté adopté par 344 voix pour, 3 contre et 5 abstentions permet aux minorités magyarophones des pays frontaliers d'acquérir la nationalité hongroise. La loi prévoit désormais que toute personne ayant un ancêtre hongrois, ou une origine hongroise fortement probable, détenant des capacités linguistiques en hongrois, et ne représentant pas une menace à la sécurité du pays, pourra devenir citoyen de l'État hongrois. Ayant pour objectif avoué de "panser les plaies" d'une nation hongroise traumatisée par le Traité de Trianon selon le Président de l'Assemblée Pàl Schmidt, la mesure semble avoir surtout causé une surinfection des relations diplomatiques dans le bassin des Carpates. Elle a été reçue par les pays voisins au mieux avec circonspection, au pire de façon violente.
La réaction du voisin roumain, dont la région de Transylvanie abrite 1,7 millions de magyarophones, a été assez modérée au regard des tensions qui ont régulièrement refait surface ces 20 dernières années à ce sujet. La Roumanie ayant modifié sa loi sur la nationalité au printemps 2009 pour faciliter la délivrance de passeports roumains aux ressortissants roumanophones moldaves, toute protestation de sa part a été rendue difficile. Cela est d'autant plus le cas que le Président actuel, Traian Basescu, doit sa réélection de novembre 2009 en grande partie aux votes de ces nouveaux citoyens. Après avoir formellement émis des doutes sur la validité de la loi hongroise au regard du droit international, le gouvernement roumain a assuré Budapest, durant la semaine du 14 juin, de sa coopération en matière de délivrance de passeports hongrois.
Alors que la Serbie et l'Ukraine sont restées assez silencieuses à ce sujet, et que l'Autriche a également accepté de coopérer avec la Hongrie le 11 juin dernier, le vote de la loi a provoqué une flambée de réactions nationalistes en Slovaquie, en pleine campagne électorale. Le Parlement slovaque a adopté une mesure de rétorsion immédiate, signée par le Président Ivan Gasparovic le 31 mai, interdisant l'acquisition de la double nationalité. Acquérir la nationalité d'un autre pays en Slovaquie entraînera désormais la perte de la nationalité slovaque, ainsi que de toute position dans la fonction publique ou de toute fonction élective, ainsi qu'une amende de 3319 euros en cas de non-signalement aux autorités. Les citoyens slovaques détenant déjà la double nationalité pourront toutefois la garder.
La loi hongroise a en outre provoqué d'importantes réactions de la part de la classe politique slovaque, le Premier ministre Robert Fico dénonçant la supposée volonté du gouvernement de Budapest de créer une enclave hongroise en territoire slovaque, Jan Slota, personnalité du Parti National Slovaque, parlant de militarisation de la société hongroise et de la nécessité de se préparer à l'éventualité d'un conflit armé, tandis que l'opposition sociale-démocrate du SDKU, ayant pourtant voté contre la loi, proposait d'amener la question de la loi hongroise devant le tribunal de la Haye.
Les minorités magyarophones, cheval de bataille de la droite hongroise
Présente au sein de la classe politique hongroise depuis la Chute du Mur, le sort des minorités hongroises de l'étranger a toujours été une question centrale pour les partis politiques de droite et d'extrême-droite. Des 2,5 à 3,8 millions de magyarophones vivant dans les États limitrophes de la Hongrie, les chiffres variant selon les sources, environ 1,7 millions d'individus sont installés en Transylvanie, 450 000 en Vojvodine serbe, autant en Slovaquie et 163 000 en Subcarpatie. L'existence de ces Hongrois de l'étranger est le produit du Traité de Trianon du 4 juin 1920, vécu encore aujourd'hui comme un drame national inique et injuste, par lequel la Hongrie fut amputée des deux tiers de son territoire et de la moitié de sa population. La fin du communisme semblait riche de promesses pour ces minorités allogènes de la région, elle devait leur permettre non seulement de recouvrer ces libertés, mais aussi d'établir des contacts avec leur "véritable" patrie et d'y migrer éventuellement.
Les gouvernements successifs virent dans cette nouvelle donne politique un moyen d'étendre l'influence de l'État hongrois au-delà de ses frontières et d'aboutir à ce que cette influence recouvre l'intégralité de l'espace national hongrois, c'est-à-dire l'ensemble des territoires habités par des magyarophones. En 1992, le gouvernement hongrois prônait ainsi une autonomie territoriale là où les minorités sont localement majoritaires, une autonomie administrative et culturelle dans les autres cas, options qui seront en large mesure rejetées par les États voisins. Le gouvernement de Viktor Orbàn entre 1998 et 2002 prend la liberté d'intervenir directement dans les affaires d'autres États, subventionnant la fondation d'écoles privées hongroise en Transylvanie, et institutionnalisant ses rapports avec les organismes représentatifs des communautés magyares du voisinage.
L'idée fixe de la double nationalité hante également le Fidesz depuis le début des années 2000. Le premier pas a consisté en la création d'un statut civique liant ces communautés à la Hongrie et qui leur confèrerait des droits divers, tel le droit de séjour, les soins gratuits, les bourses d'études, etc. Approuvé par le Parlement, ce projet s'est révélé inapplicable face aux résistances des États voisins, et fut vidé de sa substance par la suite.
Cette attitude de l'État hongrois n'a pas contribué à pacifier ses relations diplomatiques avec ses voisins. Si la Hongrie a reconnu l'intangibilité de ses frontières à la Chute du Mur, l'attitude ambigüe des gouvernements de droite ainsi que l'irrédentisme affiché de l'extrême-droite hongroise a pu inquiéter les pays environnants, qui taxent régulièrement Budapest d'ingérence. L'instrumentalisation politique a toutefois également lieu de l'autre côté des frontières, une partie de la classe politique en Roumanie, Slovaquie et Serbie misant sur la prétendue "menace" hongroise pour faire son beurre électoral.
La tendance populiste et nationaliste du Fidesz a été particulièrement exacerbée par ces huit dernières années dans l'opposition, durant laquelle les gouvernements socialistes successifs ont régulièrement été attaqués pour manque de dévouement à la nation. La loi sur la double nationalité n'est qu'un des aboutissements de cette évolution. Le 3 juin dernier, la majorité parlementaire a ainsi décidé de faire de l'anniversaire de la signature du Traité de Trianon un jour férié de "cohésion nationale", intégrant au préambule de la loi une référence à "Dieu qui est la force motrice de l'histoire". De pareilles références religieuses pourraient également être intégrées dans la Constitution selon certaines personnalités du Fidesz, en sachant que la droite détient la majorité des deux tiers nécessaire à la modification de la loi fondamentale. Ce phénomène de radicalisation des partis de gouvernement n'est toutefois pas propre à la Hongrie, comme en témoigne la loi slovaque sur les langues de juillet 2009, interdisant l'utilisation des langues minoritaires dans les administrations, ou la modification de la loi roumaine sur la nationalité, facilitant l'acquisition de la nationalité roumaine pour les ressortissants moldaves.
À qui profite l'amendement à la loi sur la citoyenneté ?
On peut se demander à quelles fins le Fidesz mène sa politique actuelle à un tel pas de charge. La question de la double nationalité avait en effet déjà trouvé une première réponse négative lors d'un référendum proposé en décembre 2004 par l'opposition de droite. À l'issue de celui-ci, seuls 18,89% des inscrits avaient répondu oui alors que 25% de réponses positives étaient nécessaires pour sa validation. Bien que ces résultats soient difficiles à interpréter, les enquêtes d'opinions à l'époque tendaient à montrer qu'une large partie des abstentionnistes était trop indécise et partagée sur la question pour se prononcer de manière catégorique. Il faut toutefois noter que l'attitude actuelle de la gauche sociale-démocrate du MSzP est plus surprenante encore que la volonté de la droite d'outrepasser ce résultat. La majorité au pouvoir en 2004 avait en effet activement milité pour le "non" au référendum, soulignant le coût économique, politique et diplomatique de l'octroi potentiel de la double nationalité à un nombre conséquent d'individus. Or, le 26 mai dernier, 56 des 59 socialistes au Parlement ont voté en faveur de la loi controversée, tout en déclarant, de façon assez hypocrite, qu'elle déclinait toute responsabilité face aux conséquences de la loi.
Si la question de la double nationalité n'est donc pas une cause qui reçoit le soutien unanime de la population hongroise, elle pourrait d'abord être vue comme un pas en avant pour les minorités magyarophones elles-mêmes. Les effets de cette loi sur ces minorités demeurent toutefois assez limités en pratique. Les citoyens slovaques désirant acquérir la nationalité hongroise seront probablement exemptés de sanctions, la nouvelle coalition de centre-droit sortie gagnante des élections législatives slovaques du 12 juin dernier s'étant récemment dite prête à revenir sur les lois prises par l'ancienne majorité visant les minorités hongroises. Toutefois, pour les citoyens de l'Union européenne, qui forment la majeure partie des Hongrois de l'étranger, l'acquisition de la citoyenneté hongroise n'apportera pas d'avantages particuliers. Les droits politiques et sociaux réservés aux Hongrois restent en effet conditionnés par la possession d'une adresse fixe en Hongrie, ce qui signifie notamment que ces minorités ne recevront pas le droit de vote avec l'acquisition de la citoyenneté hongroise. Pour les Hongrois de Serbie ou de Croatie, la résidence au sein de l'Union sera bien facilitée, bien que la circulation entre les Balkans et l'Union soit déjà assez aisée. Les populations qui pourraient bénéficier le plus de cette loi demeurent les Hongrois de Subcarpatie, les Ukrainiens ayant moins de facilités de circulation et de résidence au sein de l'Union. Il reste que l'Ukraine, théoriquement, n'autorise pas la double nationalité, même si en pratique beaucoup d'individus possèdent la double nationalité ukrainienne et russe. Reste à voir si le pays appliquera le même laxisme vis-à-vis de la double nationalité ukraino-hongroise.
Au-delà de ces aspects pratiques il pourrait être argumenté que la loi a pour but premier de permettre à ces populations de recouvrir une identité mutilée, de renouer un lien brisé par l'Histoire avec leur mère patrie. Il reste que la classe politique hongroise ne semble pas s'être réellement interrogé sur la volonté de ces populations, ou sur la manière dont elles vivent leur identité. De manière plus surprenante, la presse hongroise n'a pas cherché à publier des sondages, ou à faire des enquêtes de terrain pour mettre en lumière l'avis des populations visées par la loi. Il semble que tous soient partis du principe que la loi serait reçue avec enthousiasme par des populations rejetant leur terre d'accueil et souhaitant être en adéquation avec leur origine hongroise. Bien qu'il soit difficile d'évaluer ce qu'il en est réellement, les évènements récents en Slovaquie suggèrent que les intéressés sont loin d'être unanimes sur la question. Le journal magyarophone de Slovaquie, la Parole Nouvelle, dénonce dans son éditorial du 28 mai la démarche du Fidesz, qu'il accuse de chercher à servir ses intérêts de politique interne au détriment des minorités hongroises de Slovaquie, prises en otage. Le parti hongrois de Slovaquie Most-Hid, partisan d'une coexistence pacifique entre Hongrois et Slovaques, a également dénoncé les mauvaises intentions du Fidesz, et les effets négatifs de la loi. Or, c'est ce parti, de création récente, qui a remporté une large majorité des votes des minorités hongroises aux dernières législatives, entrant au gouvernement slovaque avec 8,12% des votes. Le SMK-MKP parti hongrois de Slovaquie jusque-là dominant et qui a ardemment défendu le projet du Fidesz, essuie une cuisante défaite avec 4,33% des votes, un pourcentage insuffisant pour être représenté au Parlement. Il semble donc que, au moins en Slovaquie, la loi n'a pas été reçue avec la gratitude attendue par la droite hongroise.
L'attitude du Fidesz trouve plus certainement une explication dans la modification récente du paysage politique hongrois, marquée ces dernières années par une progression importante de l'extrême droite dans un contexte de sévère récession économique Avec l'acquisition de 47 sièges au Parlement de Budapest lors des dernières élections législatives, le parti d'extrême-droite Jobbik, nom qui veut dire à la fois "les meilleurs" mais aussi "les plus à droite", a confirmé son bon résultat des élections européennes de 2009, devenant la troisième force politique du pays. Ces succès électoraux se sont accompagnés ces dernières années d'un grossissement des rangs des groupes paramilitaires d'extrême-droite, et ce malgré l'interdiction de la Garde Hongroise, le plus important d'entre eux, en juillet 2009. Leur visibilité tend également à s'accroître par la multiplication des crimes raciaux contre les tziganes et leurs marches dans les rues de Budapest. La politique actuelle de la majorité peut ainsi être perçue d'abord comme une tentative pour retourner une partie de l'électorat du Jobbik, un gage donné à cette partie non négligeable, mais encore minoritaire, de la population hongroise, qui trouve refuge dans la passion nationaliste face aux désillusions de la transition politique et économique. Ces mesures populistes pourraient également permettre au Fidesz de faire accepter les mesures d'austérité impopulaires à venir en contradiction avec ses promesses de campagne.
Pour aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
- Changements politiques en Slovaquie : une sociologue comme Premier ministre
- Être citoyens d’un même État et ne pas se comprendre : comparaisons entre Belgique et Slovaquie
Source photo : hungarian parliament, par Marieke Kuijjer, sur wikimedia commons