1989 : "la fin de l'Europe de l'Est ?"

Par Philippe Perchoc | 8 novembre 2009

Pour citer cet article : Philippe Perchoc, “1989 : "la fin de l'Europe de l'Est ?"”, Nouvelle Europe [en ligne], Dimanche 8 novembre 2009, http://www.nouvelle-europe.eu/node/718, consulté le 26 mars 2023

La Chute du Mur de Berlin a créé un véritable problème sémantique : comment nommer l’Europe ? Avec le Mur, tout était simple : on avait deux Europes ; sans le Mur, tout devient compliqué : nous devons faire face à de multiples Europes régionalisées (baltique, balkanique, méditerranéenne, etc.) composées de multiples pays dont il est bien difficile de se faire une idée.

 

Si nous lancions aux Eurodéputés le défi suivant : prendre la liste des 27 États membres et écrire cinq lignes sur l'histoire de chacun, ils seraient probablement bien en peine. Que dire alors des citoyens ? La Chute du grand Mur a révélé des dizaines de petits murs : l’Europe est plus unie et plus divisée à la fois. Il y a plus de pays sur la carte de l’Europe (une bonne dizaine) et plus de pays dans l’Union européenne. Pouvons-nous nous mettre d’accord sur quelques éléments pour penser ce que nous ne pouvons pas nommer ?

Avec le Mur, tout était plus simple

Avec le Mur, tout était plus simple pour les étudiants et les journalistes. Il y avait l’Europe des 12, elle avait 12 étoiles sur son drapeau. On apprenait 12 capitales et on avait une chance raisonnable d’avoir visité tous ces pays dans sa vie. Cette Europe était délimitée par le Mur, que la plupart n’avait jamais vu, mais qui formait un élément central de la construction identitaire européenne. D’un côté, il y avait « nous » et de l’autre, il y avait « eux ». Peu importait, si comme le disait Kundera, ils avaient été kidnappés. 

L’Europe d’avant 1940, c’était l’Europe du Danube, de l’ancien empire austro-hongrois, multiculturelle et bordélique. L’Europe d’après 1945, c’est l’Europe du Rhin, plus sérieuse, plus riche, plus frileuse.

Derrière le mur, il y avait un monde gris : « l’Europe de l’Est ». Tout y était gris : les gens, les voitures, les immeubles. Elle était dominée par Moscou et on ne savait pas vraiment ce qui s’y passait, sauf lors de brefs épisodes ayant lieu tous les 10 ans : 1956, 1968, 1980 … L’Europe de l’Est ne désignait donc pas l’Europe géographiquement orientale, mais une Europe de l’autre côté du Mur, ce dernier étant le point cardinal qui permettait de dire qui était à l’Est. La Grèce ne l’était pas, la Finlande non plus. Deux Europes donc, avec une ligne de démarcation simple, sur la carte comme dans le paysage, le Rideau de Fer.

Une Europe qui, pour plus simplicité, n’avait pas de centre. Ou si : dans le centre de la France près de Bourge, vous trouviez une stèle avec marqué « Ici est le centre de l’Europe ». Et puis lors de l’élargissement à 9 puis à 10 puis à 12, trois autres villages français ont pu ériger leur stèle et avoir enfin leur hôtel « centre de l’Europe ».

Tout a commencé à se compliquer quand des intellectuels polonais et tchécoslovaques ont commencé à parler « d’Europe centrale ». Le centre de l’Europe n’était plus à Bourges et on ne comprenait plus rien. Ils ne pouvaient pas être du centre puisqu’ils étaient de l’Est. Oui, mais ils ne voulaient plus « être de l’Est », d’ailleurs, ils ne l’avaient jamais voulu. Comme Bourges était le centre d’une Europe pensée au sens politique, l’idée d’Europe centrale était un projet politique de sortir de l’Europe de l’Est.

L’Europe centrale : le début de la diversification européenne

Cette idée d’Europe centrale a posé aux intellectuels et aux diplomates un certain nombre de problèmes. Comment gérer le fait que l’Europe dite de l’Est ne voulait plus être de l’Est, sachant que vu de Moscou tout ceci semblait au mieux un délire intellectuel, au pire une sédition. Par ailleurs, comment la définir ? Fallait-il y inclure l’Allemagne de l’Est ? Ou toute l’Allemagne ? La Yougoslavie ? Finalement, l’Europe centrale a réussi à forcer le Mur, par la Pologne et la Tchécoslovaquie.

En 1989, on se retrouve pour la première fois avec une Europe diverse. D’autant plus diverse qu’elle donne des signes d’implosion : les Tchèques et les Slovaques divorcent, la Yougoslavie plonge dans la guerre, les tensions ethniques possibles dans les pays Baltes effraient les chancelleries occidentales … D’une part, l’Europe centrale veut rentrer rapidement dans la Communauté européenne et se regroupe au sein du Groupe de Visegrad, tout en se divisant en 1993. D’autre part, les pays Baltes, la Roumanie et la Bulgarie semblent vouloir suivre le même chemin tout en étant plus éloignées géographiquement. Les premiers se font d’ailleurs les avocats d’une « Europe baltique » afin d’apparaître aux côtés des Allemands et des Suédois et des Finlandais qui se préparent à rejoindre l’Union européenne. Tout à coup, l’Europe devient diverse : Europe communautaire d’un côté et Europe non-communautaire de l’autre, Europe centrale qui s’affirme et qui suppose une Europe orientale, Europe baltique, Europe en guerre (balkanique). L’Europe se divise et s’unit dans un même mouvement.

L’Europe sans UE : nommer l’innommable, penser l’impensable

Par la suite, le mouvement des élargissements a semblé résoudre le problème de la diversité européenne. Comme disait Bidault, on avançait vers une conjonction de l’Europe de la liberté, de l’Europe de la volonté et de l’Europe de la géographie. Néanmoins, deux problèmes se posent.

Le premier, c’est la persistance du vocable « Europe de l’Est ». On entend parfois des journalistes demander « mais que pense-t-on en Europe de l’Est des candidats pour le poste de Président de l’Union européenne ? ». Un espiègle pourrait répondre qu'en Ukraine, on ne semble pas avoir d'avis tranché. Europe de l’Est, ça ne veut rien dire. Ca ne couvre pas que les nouveaux États membres et mêmes ceux-là n’ont pas grand chose de commun, de la Slovénie à l’Estonie.

Le second, c’est l’Europe qui n’en porte plus le nom. L’Union européenne est devenue "l’Europe". L’Islande, la Suisse, la Moldavie et la Russie même n’ont plus droit à cet adjectif. Entre l’Europe et l’Europe s’est dressé un nouveau mur, celui de l’innomableIl n’y a pas de mot pour désigner l’Europe hors de l’Europe. Certes, nous avons une politique de « voisinage », mais le voisin, c’est celui avec qui on entretient des relations par obligation et qu’on invite rarement à venir habiter chez soi. Et un nouveau mur, celui de Schengen, nous sépare de ces autres Européens. 

Ce n’est pas qu’un problème de mots. L’Europe depuis la Chute du Mur est incroyablement plus diverse, mais beaucoup moins apprivoisée qu’auparavant. Les Européens ne connaissent pas l’Europe et encore moins les Europes. Les schémas sont largement restés ceux d’avant la Chute du Mur et la dynamique de fragmentation européenne n’a pas été accompagnée d’une dynamique d’intégration de même envergure. 20 ans après 1989, 5 ans après l'élargissement de 2004, les Européens cherchent encore leurs mots.

Pour aller plus loin :

À lire

  • KUNDERA, M. “Un Occident kidnappé, ou la tragédie de l’Europe centrale.” Le Débat 27 (1983): 3–22.
  • TRUCHLEWSKI, Z. “Généalogie des perceptions Est-Ouest. Les risques du Cercle Herméneutique.” Emulations 6 (Octobre 2009): 143-170.

Ce texte est la trame d'une intervention du 4 novembre 2009 à l'IEP de Lille à l'invitation de l'association Visions d'Europe et des questions des participants. Que Zbigniew Truchlewski soit aussi remercié de son article stimulant qui a suscité cette modeste réflexion.

Source photo : Lahire, Jean-Michel. Berlin0182_DxO , Mai 28, 2006. Flickr.