1989 : accélérateur de l'élargissement ?

Par Philippe Perchoc | 11 novembre 2009

Pour citer cet article : Philippe Perchoc, “1989 : accélérateur de l'élargissement ?”, Nouvelle Europe [en ligne], Mercredi 11 novembre 2009, http://www.nouvelle-europe.eu/node/721, consulté le 26 mars 2023

Mikhaïl Gorbatchev rapporte dans une interview du mois d'octobre la scène suivante. Il assistait aux manifestations de célébration des 40 ans de la RDA. Lors d'un grand défilé pendant lequel des milliers de jeunes Allemands brandissent des pancartes en faveur du changement, le Premier ministre polonais Mieczyslaw Rakowski se penche à son oreille et lui demande s'il comprend l'allemand. Gorbatchev lui répond qu'il comprend suffisamment pour saisir le sens des slogans et des pancartes. Alors Rakowski lui dit « c'est fini » et le dirigeant soviétique répond « oui ».

 

Avec la Chute du Mur de Berlin quelques mois plus tard, c'est bien une époque qui se termine. Une autre séquence de l'histoire européenne commence, mais il ne faudrait pas penser que la situation actuelle en était l'aboutissement obligé pour plusieurs raisons. La première est que 1989 trouve sa signification dans une séquence qui va de Gdansk en passant par Berlin et qui finit à Moscou en août 1991. La seconde est que l'élargissement a été un processus bien plus chaotique que l'on a tendance à le décrire aujourd'hui : les années 1990 ont été des années d'incertitude. La Chute du Mur a-t-elle été un accélérateur de l'élargissement ? Non, elle n'en a été que la clef de contact.

La séquence 1989 - 1991

Avant 1989, il n'y a pas une mais trois Europes. La première était l'Europe communautaire, le fruit de la Guerre froide, de la volonté des Pères fondateurs et de l'aide américaine. La seconde était l'Europe du Pacte de Varsovie. Les États d'Europe centrale étaient certes sous l'influence soviétique, mais Gorbatchev avait prévenu que l'URSS n'interviendrait plus militairement. Par ailleurs, ces États n'avaient pas cessé d'exister, au contraire des États baltes. La troisième était l'Europe soviétique, c'est-à-dire l'URSS elle-même. Il ne faut pas oublier que l'URSS ne disparaît qu'à la fin 1991 et que pendant ce temps elle subit sa propre crise cardiaque : Gorbatchev doit lutter entre ceux qui veulent aller plus vite dans les réformes (comme Eltsine) et les conservateurs, mais aussi contre ceux qui demandent leur indépendance, comme les Baltes. À l'intérieur de l'URSS, la chronologie est différente : Vytautas Landsbergis, le père de l'indépendance lituanienne, consacre à peine une phrase à la Chute du Mur dans ses mémoires.

On a donc trois Europes qui ont chacune leur propre tempo. Pour l'Europe de l'Ouest, la question centrale entre 1989 et 1990, c'est la réunification allemande. Pour l'Europe centrale, c'est la transition, c'est-à-dire le passage progressif de témoin entre communistes et libéraux. Pour l'Union soviétique, c'est la survie de son empire.

Le tabou de l'élargissement

Alors que la Communauté européenne est absorbée par son approfondissement et par la question allemande, l'élargissement apparaît impensable. Les diplomates français le prédisent impossible avant 10 à 20 ans et dans les mémoires de Delors, les passages sur l'élargissement sont assez courts. On parle alors principalement de la question allemande et on évoque une aide pour les pays d'Europe centrale, la Pologne et la Hongrie avant tout. La CEE est d'ailleurs globalement favorable à la survie politique de Gorbatchev. Delors explique d'ailleurs dans ses mémoires que les coups de boutoir lituaniens sont problématiques et que Mitterrand et Kohl ont bien fait de réclamer de Landsbergis plus de patience.

C'est alors que le 31 décembre 1989, François Mitterrand provoque la surprise en déclarant qu'il est favorable à une « Confédération européenne », une sorte d'association des États d'Europe centrale et orientale et de l'URSS avec la CEE. C'est une manière de faire écho au projet de « Maison commune » de Gorbatchev. Le projet, par la suite monté avec la Tchécoslovaquie, partait du principe que les États d'Europe centrale resteraient liés à l'URSS d'une manière ou d'une autre et qu'ils n'adopteraient pas pleinement l'économie de marché. Ces deux présupposés se sont révélés faux et le projet a butté sur deux écueils : la participation de l'URSS et l'absence des États-Unis. À Pâques 1991, les « Assises de la Confédération européenne » de Prague modelée sur celles de La Haye ont été un échec.

Avec la chute de l'URSS quelques mois plus tard, on sort de cette séquence 1989-1991 dans laquelle on ne peut pas dire que la Chute du Mur ait fonctionné comme un accélérateur de l'élargissement. Ce dernier apparaît comme nécessaire mais on l'envisage à très long terme.

Les années 1990, les années d'incertitude

Après 1991, la situation est très différente : la disparition de l'URSS rend possible l'adhésion des pays neutres comme la Suède, la Finlande et l'Autriche. Cette adhésion se fait d'ailleurs assez rapidement.

Pour les 12 autres pays d'Europe centrale et orientale - hors Balkans en guerre -, c'est plus problématique. Deux grandes questions se combinent : la dialectique entre approfondissement et élargissement d'une part, et capacité de ces États à rejoindre effectivement l'Union, de l'autre.

La Communauté va se donner une feuille de route sous la forme des critères de Copenhague en 1993. Celle-ci détaille les conditions politiques et économiques des candidatures. L'année suivante, on commence à signer les accords de coopération et d'association avec les futurs candidats.

À ce moment-là, la stratégie n'est pas très claire : Romano Prodi déclarait en 2008 « on pensait intégrer cinq États en dix ans et on en a intégré dix en cinq ans ». Au départ, on a privilégié l'idée d'une régate, premier arrivé, premier servi. On a donc distingué deux groupes d'États. Finalement, le débat entre « régate » et « Big bang » a été animé jusqu'au début des années 2000, où l'on a finalement tranché pour la seconde option.

Mais cette logique ne s'est imposée que pour l'Europe centrale et la Slovénie : les Balkans occidentaux et la Turquie en ont été largement exclus.

Le regretté Bronislaw Geremek disait que "l'élargissement n'est pas une question technique mais l'un des processus politiques les plus importants de la fin du siècle". Par bien des égards, il n'a malheureusement pas été entendu. La Chute du Mur a été une clef de contact beaucoup plus qu'un accélérateur de l'élargissement. Elle l'a permis, mais elle ne l'a pas automatiquement engendré. Et malheureusement, celui-ci a été traité en termes trop techniques, mal expliqué, si bien que les Européens ne se sont pas sentis pleinement engagés dans ce processus historique, celui de la réunification du continent. Enfin, nous devrions nous assurer que cette réunification continue à progresser même après 2004 en renforçant la solidarité et la connaissance entre Européens.

 

Pour aller plus loin 

À lire

  • BOZO, F. “The Failure of a Grand Design: Mitterrand's European Confederation, 1989–1991.” Contemporary European History 17, no. 03 (2008): 391–412.  
  • GORBATCHEV, M. “«On a évité une troisième guerre mondiale».” Interview par I. LASSERRE, C. de MALET, et P. GELIE. Le Figaro, Octobre 14, 2009.

Cet article est tiré d'une intervention au colloque "9 novembre 1989 : le Big Bang européen" du Mouvement européen, 7 novembre 2009 à Suresnes. 

Source :  tanakawho. Embracing , Janvier 5, 2007. Flickr.